Toni Negri est mort.

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  • Le Bon, la Brute et le Militant : un hommage à Toni Negri
    https://lundi.am/Le-Bon-la-Brute-et-le-Militant-un-hommage-a-Toni-Negri

    Trop jeunes pour en avoir été directement témoin, les années soixante-dix italiennes constituent l’un de nos derniers mythes. Consciemment ou non, la plupart de nos expériences de lutte, des squats aux places, se sont coulées dans les vestiges de ses répertoires fragmentaires, seule véritable collectivité que nous ayons connue.

    Le Negri que nous aimions était celui qui avait renoncé à une carrière universitaire prometteuse et confortable pour se changer en agitateur. Celui qui nous avait appris que la rage, la colère, le désespoir, la haine et l’aliénation que nous ressentions n’étaient rien d’autre que le désir fiévreux d’une vie et d’un monde différents, rien d’autre qu’une passion étrange et profonde pour nos camarades, rien d’autre qu’un dévouement total et obsessionnel au service de l’abolition des tyrannies du capital. C’est le Negri qui affirmait que ricominciare da capo non significa andare indietro (recommencer ne signifie pas reculer), transformant Potere Operaio en Autonomia, établissant une méthode de rupture qui célébrait le refus prolétarien de la mémoire mélancolique et institutionnelle de la gauche. C’est le Negri qui a vu dans chaque concept de l’économie vulgaire une catégorie de l’antagonisme. C’est le Negri qui nous a montré la dignité, l’ardeur et la joie inhérentes à la lutte, échappant au cynisme critique. C’est le Negri qui a pris au pied de la lettre l’affirmation de Marx selon laquelle le communisme est « mouvement réel d’abolition [de l’état actuel] », en saisissant comment les moments de lutte étaient aussi des moments de communion et, par conséquent, des exemples de quelque chose à venir.

    Le Negri que nous avons rejeté, avec un empressement réservé à ceux que l’on aime, était le Negri de la chasse sisyphéenne au prochain sujet collectif, chaque nouvelle hypothèse se dissolvant en fumée, l’une après l’autre. C’est le Negri qui affirmait que chaque nouvelle tendance sociale était une nouvelle expression de « résistance », sans jamais vraiment expliquer pourquoi ni comment. C’est le Negri qui a transformé le post-opéraïsme en une sociologie insipide. C’est le Negri de l’Union européenne, le Negri du revenu de base universel, le Negri constituant, le Negri démocratique, le Negri accélérationniste, etc.

    Mais il n’y a, en réalité, pas d’opposition entre le Negri cagoulé et le Negri citoyen. Après sa mort, nous devons admettre, en toute honnêteté, qu’une telle distinction était notre propre invention. Negri était parfaitement cohérent. La continuité de sa pensée résidait dans la manière dont son optimisme beckettien était intrinsèquement tissé dans son travail philosophique et politique.

    https://seenthis.net/messages/1032920
    https://seenthis.net/messages/1032212

    #Toni_Negri #antagonisme

    • avec une note de la rédaction de Lundi matin qui va bien...

      Le Spectacle et le Biopouvoir auront atteint un degré d’intégration inégalé dans nos vies – dont le confinement est le signe et l’accélération synthétique (santé et distantiel)

      pour un texte tout à fait contemporain, croyant discerner dans

      une passion étrange et profonde pour nos camarades

      le marqueur ’indubitable du communisme.

      #bouffons

  • « Toni Negri aura été un lecteur et continuateur de Karl Marx, dans une étonnante combinaison de littéralité et de liberté », Etienne Balibar
    https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/12/19/l-hommage-d-etienne-balibar-a-toni-negri-il-aura-ete-un-lecteur-et-continuat

    Ce qui d’abord frappait chez lui, en plus de sa silhouette incroyablement juvénile à tout âge, c’était un sourire unique, tantôt carnassier, tantôt ironique ou plein d’affection. Il m’avait saisi dès notre première rencontre, à la sortie d’un séminaire du Collège international de philosophie. Lui, échappé d’Italie à la faveur d’une élection qui le tirait momentanément de prison. Nous, abattus par l’essor du reaganisme et du thatchérisme, qui fracassait les illusions nées de la victoire socialiste de 1981. Que faire dans cette débâcle ? Mais la révolution !, nous expliqua Toni, rayonnant d’optimisme : elle s’avance à travers d’innombrables mouvements sociaux plus inventifs les uns que les autres. Je ne suis pas sûr de l’avoir vraiment cru, mais j’en suis sorti, débarrassé de mes humeurs noires et conquis pour toujours.

    Je n’avais pas suivi le fameux séminaire sur les Grundrisse de Karl Marx [manuscrits de 1857-1858, considérés comme un sommet de son œuvre économique avant Le Capital], organisé en 1978 à l’Ecole normale supérieure par Yann Moulier-Boutang, qu’on m’avait dit fascinant autant qu’ésotérique. Et j’ignorais presque tout de « l’operaismo », [d’« operaio » , « ouvrier » en italien] dont il était l’une des têtes pensantes.

    Pour moi, Negri était ce théoricien et praticien de « l’autonomie ouvrière », dont l’Etat italien, gangrené par la collusion de l’armée et des services secrets américains, avait essayé de faire le cerveau du terrorisme d’extrême gauche ; une accusation qui s’effondra comme château de cartes, mais qui l’envoya pour des années derrière les barreaux. Avant et après ce séjour, entouré de camarades aux vies assagies et aux passions intactes, il fut le pilier de cette Italie française, image inversée de la France italienne que nous avions rêvé d’instaurer avant 1968. Prises ensemble, autour de quelques revues et séminaires, elles allaient lancer une nouvelle saison philosophique et politique. Par ses provocations et ses études, Negri en serait l’inspirateur.

    Liberté et émancipation du travail

    Je ne donnerai que quelques repères elliptiques, en choisissant les références selon mes affinités. Spinoza, évidemment. Après le coup de tonnerre de L’Anomalie sauvage (PUF, 1982 pour l’édition française, précédée des préfaces de Gilles Deleuze, Pierre Macherey et Alexandre Matheron) viendront encore d’autres essais, inspirés par ces mots : « Le reste manque », inscrits par l’éditeur sur la page blanche du Traité politique (Le Livre de Poche, 2002) qu’avait interrompu la mort en 1677 du solitaire de La Haye.

    Ce reste, contrairement à d’autres, Negri n’a pas cherché à le reconstituer, mais à l’inventer, suivant le fil d’une théorie de la puissance de la multitude, qui fusionne la métaphysique du désir et la politique démocratique, contre toute conception transcendantale du pouvoir, issue de la collusion entre le droit et l’Etat. Spinoza, l’anti-Hobbes, l’anti-Rousseau, l’anti-Hegel. Le frère des insurgés napolitains dont il avait un jour emprunté la figure. On n’a plus cessé de discuter pour et contre ce « Spinoza subversif », qui marque de son empreinte la grande « Spinoza-Renaissance » contemporaine.

    Passons alors à la problématique de la liberté et de l’émancipation du travail, qui repart de Spinoza pour converger avec Foucault, mais aussi Deleuze, en raison du profond vitalisme à l’œuvre dans l’opposition de la « biopolitique » des individus et du « biopouvoir » des institutions. Elle réinscrit au sein même de l’idée de pouvoir l’opposition naguère établie entre celui-ci et la puissance, et autorise à reprendre, comme l’essence même du processus révolutionnaire, la vieille thématique léniniste du « double pouvoir », mais en la déplaçant d’une opposition Etat-parti à une opposition Etat-mouvement.

    Or les fondements en sont déjà dans son livre de 1992 Le Pouvoir constituant. Essai sur les alternatives de la modernité (traduction française au PUF, 1997). C’est pour moi l’un des grands essais de philosophie politique du dernier demi-siècle, dialoguant avec Schmitt, Arendt, les juristes républicains, sur la base d’une généalogie qui remonte à Machiavel et à Harrington. Tout « pouvoir constitué » procède d’une insurrection qu’il cherche à terminer pour domestiquer la multitude et se trouve corrélativement en butte à l’excès du pouvoir constituant sur les formes d’organisation même révolutionnaires qu’il se donne.

    Un communisme de l’amour

    Revenons donc à Marx pour conclure. D’un bout à l’autre, Negri aura été son lecteur et son continuateur, dans une étonnante combinaison de littéralité et de liberté. Marx au-delà de Marx (Bourgois, 1979), cela veut dire : emmener Marx au-delà de lui-même, et non pas le « réfuter ». C’était déjà le sens des analyses de la « forme-Etat », aux temps de l’opéraïsme militant. C’est celui de la géniale extrapolation des analyses des Grundrisse sur le machinisme industriel (le « general intellect »), qui prennent toute leur signification à l’époque de la révolution informatique et du « capitalisme cognitif », dont elles permettent de saisir l’ambivalence au point de vue des mutations du travail social. Combat permanent entre « travail mort » et « travail vivant ».

    Et c’est, bien sûr, le sens de la grande trilogie coécrite avec Michael Hardt : Empire (Exils, 2000), Multitude (La Découverte, 2004), Commonwealth (Stock, 2012), plus tard suivis par Assembly (Oxford University Press, 2017, non traduit), dans laquelle, contre la tradition du socialisme « scientifique » et sa problématique de la transition, se construit la thèse aux accents franciscains et lucrétiens d’un communisme de l’amour. Celui-ci est déjà là, non pas dans les « pores » de la société capitaliste, comme l’avait écrit Marx repris par Althusser, mais dans les résistances créatrices à la propriété exclusive et à l’état de guerre généralisé du capitalisme mondialisé. Il s’incarne dans des révoltes et des expérimentations toujours renaissantes, avec les nouveaux « communs » qu’elles font exister.

    Toujours, donc, ce fameux optimisme de l’intelligence, dont on comprend maintenant qu’il n’a rien à voir avec l’illusion d’un sens garanti de l’histoire, mais conditionne l’articulation productive entre connaissance et imagination, les « deux sources » de la politique. Toni Negri nous lègue aujourd’hui la force de son désir et de ses concepts. Sans oublier son sourire.

    Merci, Étienne Balibar

    (et du coup, #toctoc @rezo )

    d’autres fragments d’un tombeau pour Toni Negri
    https://seenthis.net/messages/1032212

    #Toni_Negri #Étienne_Balibar #opéraïsme #forme_État #révolution #autonomie #double_pouvoir #État #mouvement #general_intellect #travail_vivant #communisme

    • Antonio Negri, lecteur de Spinoza Pour une « désutopie », Christian Descamps, 28 janvier 1983
      https://www.lemonde.fr/archives/article/1983/01/28/antonio-negri-lecteur-de-spinoza-pour-une-desutopie_3078936_1819218.html

      Parlons aujourd’hui de l’homme, « la plus calamiteuse et frêle de toutes les créatures », disait Montaigne, et aussi « la plus orgueilleuse ».D’un livre de Francis Jacques, Christian Delacampagne retient cette idée fondamentale que la personne ne peut se constituer que par le dialogue avec l’Autre. Déjà Spinoza, comme le montre Christian Descamps à propos d’un ouvrage d’Antonio Negri, ne concevait le bonheur que s’articulant à celui des autres. Tandis que Patrice Leclercq résume le cheminement de l’attitude inverse : cet orgueil que le Christ a voulu abolir et qui continue d’exercer partout ses ravages.

      « SPINOZA est tellement crucial pour la philosophie moderne qu’on peut dire qu’on a le choix entre le spinozisme ou pas de philosophie du tout. » Que Hegel, qui ne l’aime guère, soit amené à ce constat, bouleverse Toni Negri. Ce professeur de Padoue, théoricien de l’autonomie ouvrière, avait écrit un Descartes politique. Le présent ouvrage est d’une autre nature. Il fut conçu en prison d’où - depuis 1979 - son auteur attend d’être jugé en compagnie des inculpés du « procès du 7 avril ». Mais ce grand livre érudit n’est aucunement une œuvre de circonstance, même si on peut supposer que la force, la joie spinozistes ont réconforté le prisonnier.

      La Hollande du dix-septième siècle, cette Italie du Nord, est un pays en rupture qui perpétue les expériences révolutionnaires de la Renaissance. Là, #Spinoza, l’exclu de sa communauté, réalise un véritable coup de force ontologique : il joue la puissance contre le pouvoir. S’invente alors une philosophie de la plénitude, de la multiplicité, de la liberté qui, sans partir de la réduction des appétits, parie sur l’épanouissement. Le penseur artisan - qui refuse les pensions - réfléchit dans un temps de crise. La Maison d’Orange prône une politique guerrière, un État centralisé ; le parti républicain, qu’anime Jean De Witt, préférerait une politique de paix, une organisation libérale. Pourtant l’intolérance, le bellicisme, l’amour de la servitude, sont vivaces ; et quand notre philosophe hautain et solitaire clame, au nom de la raison, son entreprise de démystification, le tollé est général. Jamais - sauf peut-être contre les Épicuriens - la hargne ne fut aussi forte. Le front est au complet : orthodoxes juifs, protestants, catholiques, cartésiens, tous participent au concours d’anathème.

      Negri interroge cette unanimité. Savante et tranchée, la métaphysique spinoziste avait osé articuler -comme le souligne Deleuze à qui l’auteur doit beaucoup (1), - une libération concrète, une politique de la multitude, une pensée sans ordre antérieur à l’agir. Spinoza proposait de rompre avec la vieille idée de l’appropriation liée à la médiation d’un pouvoir. Dans ses ateliers nomades, le philosophe du « Dieu ou la Nature » élabore une conception de la puissance de l’Être.Mine de rien, ses bombes douces font exploser la transcendance, la hiérarchie. A un horizon de pensée centré sur le marché, aux philosophies politiques du pouvoir et de la suggestion, l’auteur de l’Éthique oppose, méticuleusement, des concepts qui rendent possible une existence consciente du collectif. Mon bonheur, mon entendement, mes désirs, peuvent - si j’ai de la nature une connaissance suffisante - s’articuler à ceux des autres. La guerre de tous contre tous n’est pas inéluctable, j’ai mieux à faire qu’à devenir un loup...

      De fait si l’Être est puissance, je suis capable d’y puiser la force d’échapper à la médiation politique de ceux qui parlent à ma place, à la conscience malheureuse des arrière-mondes, aux sanglots du négatif. Partir de la puissance de la vie, réconcilier passion et raison, c’est militer contre la haine et le remords. Pratique, cette métaphysique se fait aussi politique. Le Tractatus theologico-politicus insiste sur l’activité.

      Certes - et honnêtement Negri le souligne, - il arrive que Spinoza se replie. Devant les coups de boutoir de l’histoire concrète il accepte - un moment - des positions oligarchiques... Ici l’auteur reprend l’hypothèse de deux Spinoza dont il fait les axes de notre univers. Le premier, baigné de la lumière de Rembrandt, se meut au sein de la révolution scientifique, de la Renaissance, du génie de son temps. L’autre propose une philosophie de notre avenir, de notre crise. Car de « démon » qui ferraille contre le fanatisme et la superstition, contre les asiles d’ignorance, s’appuie sur le désir, cet « appétit conscient de lui-même ». Avec des lunettes d’analyste aussi bien rangées que ses instruments, il enseigne la désutopie. Pas de programme, de glande pinéale : un projet de déplacement mille fois plus fort. Sortir de l’ignorance, jouer l’Être contre le moralisme de devoir être, ce n’est pas rêver d’âge d’or. Il s’agit, au contraire, de s’appuyer effectivement sur les désirs, les appétits. Difficile 7 Oui, car « nous ne pouvons reconnaître aucune différence entre les désirs qui proviennent de la raison et ceux que d’autres causes engendrent en nous ».

      Pourtant la violence immédiate peut s’éclairer d’un ordre, fait de degrés successifs de perfection, tissé dans l’Être. Une liberté joyeuse est possible qui tire sa force du droit et non pas de la loi, de la puissance et non pas du pouvoir. Aux figures de l’antagonisme, aux réconciliations molles de la dialectique, on peut opposer l’autonomie, la constitution de l’être ensemble. La puissance est possibilité de liberté, d’expansion des corps, recherche de la meilleure constitution. Question d’aujourd’hui, d’un dix-septième siècle encore vivant. Negri souligne : « Spinoza n’annonce pas la philosophie des Lumières, il la vit et la déploie intégralement. »

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      (1) L’Anomalie sauvage est précédée de préfaces de Gilles Deleuze, Pierre Macherey et Alexandre Matheron.

      * L’Anomalie sauvage, d’Antonio Negri. PUF, 350 pages, 145 F.

      [cette typo sans relief est celle du journal]

      #philosophie #politique #passion #raison #puissance #pouvoir #droit #loi

  • Toni Negri : pour la multitude, Michael Löwy
    https://www.en-attendant-nadeau.fr/2023/12/18/toni-negri


    Antonio Negri et Michael Hardt (2013) © CC BY-SA 4.0/ParkaProjects/WikiCo

    En 1997, Toni Negri décide de revenir en Italie, malgré la peine de prison qui l’y attendait, dans l’espoir que son retour susciterait un débat conduisant à une amnistie générale des (milliers de) prisonniers politiques italiens. Ce fut un acte de courage et de générosité comme on en voit rarement… L’écrivain Erri de Luca va lui rendre à cette occasion un émouvant hommage public : « Cher Toni Negri, qui a préféré la prison en Italie aux universités de la moitié du monde […] je veux avant tout te remercier de ton sacrifice. Tu rends l’honneur à un pays qui n’a comme fierté qu’un exercice comptable. »

    Le rêve d’amnistie du philosophe optimiste s’est révélé une illusion, et il se trouve condamné à huit années et demi de prison… Mais il ne se laisse pas démonter et termine, derrière les barreaux, la rédaction du livre Empire, avec son ami Michael Hardt (éditions Exil, 2000). On en connaît les principales thèses controversées : l’Empire c’est le marché capitaliste global, qui ne reconnait plus des frontières nationales. Son adversaire principal n’est plus « l’ouvrier-masse » de l’industrie, mais le travailleur immatériel, cognitif, souvent précaire, qui a vocation a devenir hégémonique. Il a connu un immense succès, transformant le philosophe incarcéré en une « star » internationale. Après deux années, il accède à une semi-liberté, constamment sous la surveillance de la police, avec des perquisitions nocturnes dessin domicile. C’est à cette époque que Judith Revel, brillante universitaire française, deviendra, pour le reste de ses jours, sa compagne. 

    Ce n’est qu’en 2003 qu’il sera finalement libéré – après avoir fait, au total, onze années de prison. Déçu par le recul des luttes en Italie et en conflit avec ses anciens disciples, il décide de revenir à Paris et de s’installer en France. Ayant finalement récupéré son passeport, il pourra maintenant voyager, un vieux rêve qui se réalise. Il fera des nombreux voyages en Amérique Latine, notamment au Brésil et au Venezuela. Hugo Chávez lui rend hommage comme un des inspirateurs, par son livre sur le pouvoir constituant, de la Révolution Bolivarienne. Il sera aussi invité en Chine, où il aura droit à une (décevante) séance avec des réprésentants du Comité Central du PCC. S’il admire le post-modernisme éclatant de Shanghai, il ne pense pas moins que « le Thermidor du PCC a développé le capitalisme avant de développer la démocratie »

    En 2004 paraîtra son deuxième ouvrage avec Hardt, Multitude (La Découverte), qui va lui aussi susciter beaucoup de débats et de polémiques. Francis Fukuyama s’empresse de proclamer que la multitude dont parle Negri est « une horde barbare qui veut détruire le monde civilisé »… Aux yeux de Negri, la multitude est la nouvelle forme que prend l’opéraisme, c’est l’universalisation de la Italian Theory des années 1960-70. Leur troisième livre, Commonwealth (2009, traduit par Elsa Boyer, Gallimard, 2014), sera dénoncé par le Wall Street Journal comme a dark, evil book. Cette théorie du commun est, à ses yeux, une « ontologie marxienne de la révolution », et un premier pas pour un programme politique de la multitude. En 2017 paraît le dernier ouvrage avec Hardt, Assembly (Oup USA), qui proclame la supériorité des mouvements sociaux sur les partis, et de la démocratie directe des assemblées sur la démocratie représentative.

    d’autres fragments d’un tombeau pour Toni Negri
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    #Toni_Negri

    • Politisé au sein de la Jeunesse Catholique italienne dans les années 1950, il adhère en 1961 à l’operaismo de la revue Quaderni Rossi (Raniero Panzieri, Mario Tronti), qui propose un retour aux usines pour fonder, à partir des luttes locales, une politique ouvrière anticapitaliste. Le jeune Negri s’intéresse beaucoup à Kant, Hegel, Dilthey, Max Weber, Karl Mannheim – objets de ses premiers travaux philosophiques – mais reste indifférent à Marx, encore identifié au Diamat stalinien. Ce n’est qu’au cours des années 1960 qu’il va découvrir, grâce à Georg Lukacs et à ses amis operaistes, le Marx de la lutte de classes.

      Proche de Mario Tronti, dont les travaux mettent en avant le travail vivant comme subjectivité ouvrière subversive, il va s’en séparer lorsque celui-ci décide de rejoindre le PCI en 1967. C’est alors que le communiste Negri va fonder, avec des comités d’usine radicalisés, l’organisation Potere Operaio (1969) qui se définit comme « le parti de l’insurrection ». Il n’en poursuit pas moins une carrière académique brillante, devenant, à l’Université de Padoue, le plus jeune professeur universitaire italien. Son enseignement porte sur « Les Doctrines de l’État », à partir de trois grands penseurs anti-étatistes dont il se réclame : Condorcet, Jefferson et Lénine !

      Tout en travaillant avec les comités d’usine et rédigeant des tracts incendiaires, le philosophe de Padoue écrit un livre sur Descartes, défini comme « le principal idéologue de la révolution capitaliste en Europe continentale », et, d’une certaine façon, comme l’inspirateur du PC Italien, ce « parti cartésien ». Toni Negri est partisan de « l’illégalisme de masse » des mouvements sociaux, se traduisant par des actes de sabotage et des expropriations de supermarchés – dont une sera mise en scène par Dario Fo – mais reste opposé à la militarisation du mouvement. Ces désaccords conduiront à la scission de Potere Operaio et à la création, par Negri et les comités d’usine, d’un nouveau mouvement politique, Autonomia Operaia (1973), qui va jouer un rôle important dans les grandes grèves et mobilisations de l’année 1977 – le Mai 68 italien.

      Il fait, dans un opuscule de 1977, l’apologie du sabotage comme « la clé fondamentale de la rationalité ouvrière ». Mais il s’oppose au militarisme amoral et verticaliste des Brigades Rouges (BR), qui commencent leurs pratiques d’ »exécutions d’ennemis « à cette époque. Il refuse catégoriquement l’homicide politique : « Nous n’avons jamais tué. Nous laissons le meurtre à l’État ». Dans ses écrits, il commence à avancer la thèse de « l’ouvrier social », qui ne se limite plus aux seules usines, mais s’étend à toute la vie sociale urbaine.

      Inquiet d’apprendre l’enlèvement d’Aldo Moro par les Brigades Rouges, Negri s’associe aux tentatives de faire pression sur les Brigadistes pour qu’ils le libèrent. En vain, puisque, comme on le sait, celui-ci sera assassiné par ses ravisseurs. Peu après, en 1979, le philosophe sera arrêté sous l’accusation absurde d’être « le cerveau intellectuel des Brigades Rouges » et donc le responsable de l’assassinat d’Aldo Moro.

      pour cette première nécro honorable en français d’Antoine Lenoir, je dis #toctoc @rezo

  • À l’occasion de la mort de Toni Negri, le Monde Diplo met cet article en accès libre.
    Retour sur l’Italie des années 1970
    https://www.monde-diplomatique.fr/1998/08/NEGRI/3918

    Les années 70 sont présentes parce qu’elles ont posé à l’Italie le problème de la représentation démocratique dans la transformation des modes sociaux de production, ce nœud central des sociétés capitalistes avancées qui n’est pas encore dénoué. En Italie, la présentation de ce nœud de problèmes a pris à ce moment-là une tournure tragique.