Ă lâheure oĂč la jeunesse kanak se rĂ©volte contre la domination coloniale française et fait face Ă une rĂ©pression meurtriĂšre, le roman « Kanaky » de Joseph Andras, qui suit les traces du militant indĂ©pendantiste Alphonse Dianou tuĂ© Ă OuvĂ©a en 1988, constitue un livre prĂ©cieux pour dĂ©couvrir la lutte du peuple kanak.
Pour son deuxiĂšme roman publiĂ© en 2018 chez Actes Sud, câest sous la forme dâune enquĂȘte journalistique que Joseph Andras restitue une investigation passionnante en Kanaky sur les traces du militant indĂ©pendantiste socialiste, engagĂ© au sein du FLNKS, Alphonse Dianou. Comme lâauteur a pu le faire pour Fernand Iveton dans son premier ouvrage De nos frĂšres blessĂ©s, câest Ă travers la trajectoire dâun militant quâune partie de lâhistoire des luttes anticoloniales de la Kanaky est rĂ©vĂ©lĂ©e. LâenquĂȘte permet de revenir lâhistoire du tristement cĂ©lĂšbre massacre de la grotte dâOuvĂ©a de 1988 perpĂ©trĂ© par la police française et au cours duquel Alphonse Dianou a Ă©tĂ© tuĂ©.
Pour raconter cet Ă©niĂšme Ă©pisode sanglant de lâhistoire coloniale française, Joseph Andras revient 30 ans aprĂšs sur les lieux du crime et restitue avec prĂ©cision, dans une Ă©criture souvent poĂ©tique, ses rencontres avec les camarades de lutte dâAlphonse, sa famille notamment sa veuve HĂ©lĂšne et leur fils. Plus quâune simple biographie, lâauteur brosse avec finesse le portrait de lâarchipel et questionne sa structure raciale et de classe, avec dâun cĂŽtĂ© les Kanaks et de lâautre les Caldoches, ces colons blancs installĂ©s dans lâarchipel souvent bien plus riches que le peuple originaire.
La narration est construite dans un aller-retour perpĂ©tuel entre le rĂ©cit de lâĂ©crivain Ă la premiĂšre personne, qui retranscrit ses Ă©changes avec les passants et les militants, mĂȘlant avec beaucoup dâĂ©motion enquĂȘte sociologique et rĂ©cit de voyage, et, en italiques et dans un style plus journalistique, des chapitres dĂ©crivant de maniĂšre dĂ©taillĂ©e les faits qui aboutirent au lancement de lâassaut de la grotte dâOuvĂ©a, le 5 mai 1988. Alors que des militants indĂ©pendantistes kanaks y avaient sĂ©questrĂ© des gendarmes, lâoffensive de lâarmĂ©e menĂ©e sur les ordres de Jacques Chirac, premier ministre de lâĂ©poque, avec lâaval de François Mitterrand, conduira Ă lâexĂ©cution de 19 militants kanaks. Une opĂ©ration dont lâEtat français profitera pour Ă©liminer toute une gĂ©nĂ©ration de militants anticolonialistes, tout en marquant durablement les esprits du reste des indĂ©pendantistes.
Lâun des nĆuds abordĂ©s par lâouvrage Ă travers la biographie de ce militant « aux lĂ©gendes contradictoires et paradoxales » est celle du rapport entre mouvement indĂ©pendantiste kanak et lutte armĂ©e. Comment Alphonse Dianou est-il passĂ© du fervent dĂ©fenseur du principe de non-violence, inspirĂ© entre autres par Gandhi, au meneur de la sĂ©questration dâOuvĂ©a ? Au fil des pages, le lecteur dĂ©couvre que le point de bascule se situe, selon Elie Poigoune ancien militant du Parti de LibĂ©ration Kanak, dans son expĂ©rience de la rĂ©pression sans pitiĂ© de la manifestation dâaoĂ»t 1987 Ă NoumĂ©a. Alphonse Dianou vivait alors sa premiĂšre garde Ă vue et son premier passage Ă tabac par la police. « Jâai vu pendant ces deux nuits comment il changeait » explique Elie Poigoune. Selon lui, Alphonse Dianou aurait alors dit « la non-violence câest fini je nây crois plus. Quand je sors de prison, je prends un fusil ».
Et pour cause, Ă lâĂ©poque, nombre de militants et leaders pour lâautodĂ©termination du peuple Kanak ont Ă©tĂ© assassinĂ©s par lâĂtat français. Ces assassinats et cette rĂ©pression brutale du mouvement de lutte pour lâautodĂ©termination dans les annĂ©es 80 a ainsi radicalisĂ© toute une gĂ©nĂ©ration de militants. DerriĂšre la colĂšre, ce changement dâhorizon chez Dianou illustre une question politique centrale Ă laquelle sâest confrontĂ© une gĂ©nĂ©ration de militants kanaks : comment faire face Ă la brutalitĂ© meurtriĂšre dâun Ătat colonial qui nâhĂ©sitera pas Ă Ă©touffer dans le sang tout acte de rĂ©sistance ?
Dans le mĂȘme temps, le destin tragique de ces expĂ©riences montre que la prise des armes quâimpose lâĂtat colonial ne saurait rĂ©soudre Ă elle seule les questions stratĂ©giques complexes posĂ©e par les luttes pour lâautodĂ©termination rĂ©elle dâun peuple sous domination coloniale.
A travers la structure de cet ouvrage, Joseph Andras expose Ă©galement une rĂ©flexion sur la position de lâĂ©crivain et de son rapport au politique. Il Ă©crit au dĂ©but de lâouvrage : « Le journaliste examine, lâhistorien Ă©lucide, le militant Ă©labore, le poĂšte empoigne ; reste Ă lâĂ©crivain de cheminer entre ces quatre frĂšres : il nâa pas la rĂ©serve du premier, le recul du second, la force de persuasion du troisiĂšme ni lâĂ©lan du dernier. Il a seulement les coudĂ©es franches et parle Ă mĂȘme la peau, allant et venant, quitte Ă boiter, entre les certitudes et les cancans, les cris du ventre et les verdicts, les larmes aux yeux et lâombre des arbres. » Une rĂ©flexion quâil approfondit dans une de ces derniĂšres sorties en librairie « LittĂ©rature et RĂ©volution », une sĂ©rie de discussions avec lâĂ©crivaine et sociologue Kaoutar Harchi.
Finalement, lâouvrage rend hommage Ă la force et la rage avec laquelle ces militants se sont battus pour mettre fin au joug de lâimpĂ©rialisme et conquĂ©rir leur libertĂ©. « Les Kanaks sont toujours prĂ©sents. On continue. Et si demain il faut retourner dans la rue, on y sera. Ceux qui sont tombĂ©s voulaient un monde meilleur pour leurs enfants. » Dâune certaine maniĂšre, ce sont ces enfants qui reprennent aujourdâhui dans la rue le flambeau de cette lutte acharnĂ©e contre le colonialisme, la misĂšre quâil engendre, lâexploitation des richesses et des corps.