• ❝Disparition de la monnaie : les SDF vont-ils faire la manche avec un QR code ?

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    La dématérialisation des échanges monétaires a un impact direct sur les personnes sans domicile fixe. Plusieurs solutions technologiques de dons par virement sont à l’étude pour pallier ces pertes de moyens de subsistance.

    Par Simon Henry
    Publié aujourd’hui à 13h00, modifié à 14h31

    En cette fin de matinée de novembre, Gaëtan Rohart se prépare à une nouvelle journée de vaches maigres. Dans le récipient en argent placé devant lui, seulement quelques piécettes couleur cuivre, des centimes. « On n’ira pas bien loin avec ça », lâche-t-il à l’adresse de sa chienne donnant la tétée à ses petits. Accroupi sur une bâche bleue devant le Carrefour Express de la rue de Valmy, à Lille, Gaëtan Rohart garde le sourire, malgré les circonstances.

    Agé de 50 ans, le sans-abri vit sous une tente, sur un terrain abandonné dans le sud de la capitale des Flandres, avec deux compagnons d’infortune. Pour subvenir à leurs besoins, tous les trois font la manche en différents points de la ville. « A la fin de la journée, on met tout en commun, explique le quinquagénaire, tout en tapotant sa doudoune pour lutter contre le froid. On a eu l’intelligence d’être solidaires, sinon on ne s’en sortirait pas. »

    A la rue depuis sept ans, Gaëtan Rohart a vu la générosité s’effriter. Au fil des ans, les sommes récoltées se réduisent, et les donateurs se font de plus en plus rares. « Les gens n’ont plus de monnaie sur eux. C’est de plus en plus difficile. Aujourd’hui, je réussis à récolter entre 30 et 40 euros par jour, contre 150 euros il y a quelques années. Avant, je pouvais de temps à autre m’offrir une chambre d’hôtel, dormir au chaud. »

    Un peu plus loin, aux abords de la place de la République, Julien Digaud essuie les refus ou l’indifférence des passants pressés. Blond aux yeux bleus et sac à dos sur les épaules, cet homme de 37 ans, sans domicile fixe depuis son adolescence et la mort de sa mère, est en quête de monnaie pour se payer une nuit dans un lit. « J’arrive à obtenir 50 euros par jour contre 80 il y a quelque temps. Le montant des dons baisse. Des passants pouvaient me donner un billet de 5 ou 10 euros alors qu’aujourd’hui ils ont à peine quelques pièces sur eux, c’est une réalité. »

    Déculpabilisation du passant

    Si les espèces représentent toujours la majorité des paiements, la Banque de France indique dans sa dernière étude d’avril 2023 que leur utilisation décline au fil des ans. Dans le même temps, les paiements en carte bancaire augmentent, pour atteindre 43 % des transactions. Pour expliquer ce phénomène, Gaëtan Rohart désigne du menton les nouvelles caisses automatiques du Carrefour Express. « Ils les ont installées il y a deux semaines. C’est le signe de la nouvelle ère dans nos moyens de paiement : plus besoin d’espèces. Même les Ticket Restaurant ont été dématérialisés. On m’en donne environ deux par mois contre plusieurs par jour auparavant. »

    A peine sortie du Carrefour Express, Anne, qui souhaite garder l’anonymat, marque une pause face à l’installation de Gaëtan Rohart. Les bras chargés de produits de première nécessité, elle parvient malgré tout à tirer quelques pièces de sa poche. « C’est tout ce que j’ai », dit-elle au sans-abri, l’air contrit. « C’est vrai que je n’ai plus l’habitude de transporter des espèces, avance cette femme de 37 ans. Je règle quasiment tous mes achats en carte bancaire. Mais dès que je peux, je fais un geste. »

    Pour Julien Digaud, la disparition progressive de l’argent liquide s’accompagne d’une forme de déculpabilisation du passant. « Avant, les gens éprouvaient de la honte et détournaient leur regard pour ne pas être mal à l’aise. Mais maintenant, ils savent que c’est plausible quand ils me répondent droit dans les yeux : “Désolé, je n’ai pas de monnaie.” Les gens se sentent moins obligés de donner quelque chose. »

    Face à la dématérialisation des liquidités, plusieurs organisations ont décidé d’agir. C’est le cas de la Société de Saint-Vincent-de-Paul. Présente sur l’ensemble du territoire national, cette association au service des personnes démunies compte 17 000 bénévoles et réalise près de 4 000 maraudes par an. « Plusieurs bénévoles nous ont remonté du terrain la difficulté croissante pour les sans-abri de récolter de l’argent, explique Serge Castillon, président de l’association. On s’est dit qu’il fallait sérieusement se pencher sur ce problème. »

    Don par QR code

    Depuis janvier et tout le mois de février, l’association expérimente un nouveau dispositif avec Obole, une start-up spécialisée dans la dématérialisation du don. « Dans quatre arrondissements de Paris, on teste un système permettant au passant de donner de l’argent aux sans-abri avec leur téléphone, par contact électronique », poursuit Serge Castillon. Contrairement aux idées reçues, la plupart des sans-abri détiennent un smartphone. « C’est une piste qui permet de collecter plus que des piécettes car, en général, un don électronique est plus généreux. Les sans-abri pourront ensuite dépenser leur argent grâce à une carte de retrait en distributeur et de paiement en caisse, fournie au cours de l’expérimentation. »

    Depuis quelque temps, des initiatives similaires fleurissent un peu partout en France. A Lyon, Sébastien Deschaux a imaginé l’application Vagadons, un système de dons dématérialisés en faveur des SDF. Directeur de recherche dans les méthodes d’innovation au sein de la société Dynergie et professeur à l’école d’ingénieurs ECAM LaSalle, il a expérimenté le dispositif avec onze de ses étudiants. En janvier 2023, quatre SDF se sont retrouvés munis pendant deux semaines d’une pancarte affichant un QR code. Les passants étaient invités à le scanner s’ils souhaitaient faire un don. Au terme de l’expérimentation, chaque sans-abri a récolté 100 euros par semaine. Un bilan mitigé en comparaison des sommes récoltées quotidiennement par Gaëtan Rohart et Julien Digaud. « Il y a une énorme variabilité selon le bagout du SDF, reconnaît Sébastien Deschaux. Mais l’expérience nous a rassurés sur le fait que les gens n’ont pas peur de tendre leur téléphone pour donner de l’argent de cette manière. De ce point de vue-là, c’est très encourageant. »

    Le projet Vagadons a notamment séduit L’Entreprise des possibles, un collectif d’organisations mobilisées autour de la cause des sans-abri dans la métropole lyonnaise. Mais, malgré l’intérêt d’une dizaine d’associations, aucune d’entre elles ne s’est pour l’heure positionnée pour financer le projet, actuellement au point mort. « L’application nécessite encore 100 000 euros de développement, calcule Sébastien Deschaux. Parmi ses fonctionnalités, mon équipe avait songé à un moyen, pour les donateurs, de garder le contact avec les SDF à qui ils ont donné. On avait aussi pris attache avec la société Stripe, spécialisée dans les services de paiement en ligne, pour créer des cartes de débit destinées aux SDF [avec lesquelles ils pourraient payer aussi leurs achats en caisse]. Car si, pendant l’expérimentation, nous leur avons reversé en liquide l’argent récolté, l’objectif à l’avenir est qu’ils puissent le percevoir directement et le dépenser en toute autonomie. »

    Eviter les vols

    Directeur du pôle accueil à l’Abej Solidarité, une association œuvrant à l’accompagnement social des sans-abri dans la métropole lilloise, Vincent Morival se montre mitigé au sujet de ces initiatives. « J’en ai entendu parler, assure-t-il. Cela peut être un moyen d’aider les sans-abri, mais à condition de ne pas les stigmatiser. A Lille, par exemple, un projet similaire est en cours, mais il prévoit que certaines dépenses, comme l’achat d’alcool, soient bloquées. C’est une vision assez infantilisante. »

    Pour autant, « la dématérialisation a du bon », estime-t-il. Elle permettrait de protéger davantage les sans-abri de la violence de la rue. Un avis partagé par Thomas Lossa, éducateur depuis trente ans au sein du groupe Abej Solidarité. « Au début des années 2000, les sans-abri recevaient les prestations sociales sous forme de lettres-chèques, qu’ils déposaient ensuite en échange de liquide. Cela a créé des problèmes, de trimballer trop d’argent. Certains se faisaient taper dessus avant de se faire voler, d’autres perdaient leur argent ou le dépensaient n’importe comment. » Face à ces problèmes d’insécurité et de gestion, évoqués par plusieurs acteurs sociaux, Thomas Lossa préconise de confier à une association les sommes récoltées en liquide ou, à l’avenir, par virement. L’association gestionnaire reverserait son argent au sans-abri au compte-gouttes, en fonction de ses besoins. Mais d’aucuns peuvent y voir une autre forme d’infantilisation.

    En attendant la commercialisation d’une application, Gaëtan Rohart se dit partant pour télécharger un outil susceptible de l’aider. « Les gens ne sont pas devenus radins, ils m’achètent régulièrement à manger. Se nourrir n’est pas le problème principal, on peut aussi compter sur les associations. C’est simplement qu’ils n’ont plus d’espèces sur eux. Alors si ce système peut contribuer à atténuer notre dénuement… »

    Simon Henry