Cher Alain Finkielkraut,
Permettez-moi de commencer par vous dire « salamtak », le mot qui sâemploie en arabe pour souhaiter le meilleur Ă qui Ă©chappe Ă un accident ou, dans votre cas, une agression. La violence et la haine qui vous ont Ă©tĂ© infligĂ©es ne mâont pas seulement indignĂ©e, elles mâont fait mal. Parviendrais-je, dans cette situation, Ă trouver les mots qui vous diront simultanĂ©ment ma solidaritĂ© et le fond de ma pensĂ©e ? Je vais essayer. Car, en mâadressant Ă vous, je mâadresse aussi, Ă travers vous, Ă ceux qui ont envie de paix.
Peut-ĂȘtre vous souvenez-vous. Nous nous sommes connus au dĂ©but des annĂ©es 1980 Ă Paris, aux Ă©ditions du Seuil, et soigneusement Ă©vitĂ©s depuis. Lors de lâinvasion du Liban par IsraĂ«l, vous nâaviez pas supportĂ© de mâentendre dire quâun immeuble sâĂ©tait effondrĂ© comme un chĂąteau de cartes sous le coup dâune bombe Ă fragmentation israĂ©lienne. Cette vĂ©ritĂ©-lĂ blessait trop la vĂŽtre pour se frayer un chemin. Câest lâarrivĂ©e impromptue dans le bureau oĂč nous nous trouvions, de lâhistorien israĂ©lien Saul FriedlĂ€nder, qui permit de rĂ©tablir la vĂ©ritĂ©. Il connaissait les faits. Jâai respirĂ©. Vous ĂȘtes parti sans faire de place Ă ma colĂšre. Il nây avait de place, en vous, que pour la vĂŽtre. Durant les dĂ©cennies qui ont suivi, le syndrome sâest accentuĂ©. Vous aviez beau aimer Levinas, penseur par excellence de lâaltĂ©ritĂ©, il vous devenait de plus en plus difficile, voire impossible, de cĂ©der le moindre pouce de territoire Ă celle ou celui que vous ressentiez comme une menace. Cette mesure dâĂ©tanchĂ©itĂ©, parfaitement comprĂ©hensible compte tenu de lâhistoire qui est la vĂŽtre, nâeĂ»t posĂ© aucun problĂšme si elle ne sâĂ©tait transformĂ©e en croisade intellectuelle. Cette façon que vous avez de vous mettre dans tous vos Ă©tats pour peu que survienne un dĂ©saccord nâa cessĂ© de mâinspirer, chaque fois que je vous Ă©coute, lâempathie et lâexaspĂ©ration. Lâempathie, car je vous sais sincĂšre, lâexaspĂ©ration, car votre intelligence est dĂ©cidĂ©ment mieux disposĂ©e Ă se faire entendre quâĂ entendre lâautre.
Le plus clair de vos raisonnements est de maniĂšre rĂ©currente rattrapĂ© en chemin par votre allergie Ă ce qui est de nature Ă le ralentir, Ă lui faire de lâombre. Ainsi, lâislam salafiste, notre ennemi commun et, pour des raisons dâexpĂ©rience, le mien avant dâĂȘtre le vĂŽtre, vous a-t-il fait plus dâune fois confondre deux milliards de musulmans et une culture millĂ©naire avec un livre, un verset, un slogan. Pour vous, le temps sâest arrĂȘtĂ© au moment oĂč le nazisme a dĂ©capitĂ© lâhumanitĂ©. Il nây avait plus dâavenir et de chemin possible que dans lâantĂ©rioritĂ©. Dans le retour Ă une civilisation telle quâun EuropĂ©en pouvait la rĂȘver avant la catastrophe. Cela, jâai dâautant moins de mal Ă le comprendre que jâai la mĂȘme nostalgie que vous des chantiers intellectuels du dĂ©but du siĂšcle dernier. Mais vous vous ĂȘtes autorisĂ© cette fusion de la nostalgie et de la pensĂ©e qui, au prix de la luciditĂ©, met la seconde au service de la premiĂšre. Plus inquiĂ©tant, vous avez renoncĂ© dans ce « monde dâhier » Ă ce quâil avait de plus rĂ©jouissant : son cosmopolitisme, son mĂ©lange. Les couleurs, les langues, les visages, les mĂ©moires qui, venues dâailleurs, polluent le monde que vous regrettez, sont assignĂ©es par vous Ă disparaĂźtre ou Ă se faire oublier. Vous dites que deux menaces pĂšsent sur la France : la judĂ©ophobie et la francophobie. Pourquoi refusez-vous obstinĂ©ment dâinscrire lâislamophobie dans la liste de vos inquiĂ©tudes ? Ce nâest pas faire de la place Ă lâislamisme que dâen faire aux musulmans. Câest mĂȘme le contraire. Ă ne vouloir, Ă ne pouvoir partager votre malaise avec celui dâun nombre considĂ©rable de musulmans français, vous faites ce que le sionisme a fait Ă ses dĂ©buts, lorsquâil a prĂ©tendu que la terre dâIsraĂ«l Ă©tait « une terre sans peuple pour un peuple sans terre ». Vous niez une partie de la rĂ©alitĂ© pour en faire exister une autre. Sans prendre la peine de vous reprĂ©senter, au passage, la frustration, la rage muette de ceux qui, dans vos propos, passent Ă la trappe.
Vous avez cĂ©dĂ© Ă ce contre quoi Canetti nous avait brillamment mis en garde avec Masse et puissance. Vous avez dĂ©veloppĂ© la « phobie du contact » Ă partir de laquelle une communautĂ©, repliĂ©e comme un poing fermĂ©, se met en position de dĂ©fense aveugle, nâa plus dâyeux pour voir hors dâelle-mĂȘme. Cette posture typique dâune certaine politique israĂ©lienne, et non de la pensĂ©e juive, constitue, entre autre et au-delĂ de votre cas, la crispation qui rend impossible lâinvention de la paix. Câest dâautant plus dommage quâil y a fort Ă parier que le monde dont vous portez le deuil est trĂšs proche de celui dâun nombre considĂ©rable de gens qui vivent en pays arabes sous la coupe de rĂ©gimes mafieux et/ou islamistes. Pourquoi ceux-lĂ comptent-ils si peu pour vous ? Pourquoi prĂ©fĂ©rez-vous mettre le paquet sur vos ennemis dĂ©clarĂ©s que donner leur chance Ă de potentiels amis ? Le renoncement Ă lâidĂ©al, dont jâĂ©voque longuement la nĂ©cessitĂ© dans mon dernier livre sur Edward Said, est un pas que vous ne voulez pas franchir. Jâentends par idĂ©al la projection de soi promue au rang de projet collectif. Or, le seul rĂȘve politique qui vaille, on peut aussi lâappeler utopie, câest celui qui prend acte de la rĂ©alitĂ© et se propose dâen tirer le meilleur et non de la mettre au pas dâun fantasme. Câest prĂ©cisĂ©ment le contraire de lâidĂ©al en circuit fermĂ© qui fonctionne sur le mode dâune fixation infantile et nous fait brusquement dĂ©couvrir, Ă la faveur dâune mauvaise rencontre, quâil nourrit la haine de ceux qui nâont pas les moyens de ne pas haĂŻr. Cet homme qui vous a injuriĂ© a tout injuriĂ© dâun coup : votre personne, les Juifs et ceux que cette ignominie Ă©cĆure. Il ne suffit toutefois pas de le dire pour le combattre et moins encore pour Ă©puiser le sujet. Ă cet Ă©gard, je vous remercie dâavoir prĂ©cisĂ© Ă la radio que lâantisĂ©mitisme et lâantisionisme ne pouvaient ĂȘtre confondus dâun trait.
Peut-ĂȘtre aurez-vous lâoreille du pouvoir en leur faisant savoir quâils ne cloueront pas le bec des opposants au rĂ©gime israĂ©lien en clouant le bec des enragĂ©s. On a trop lâhabitude en France de prendre les mots et les esprits en otage, de privilĂ©gier lâaffect au mĂ©pris de la raison chaque fois quâest Ă©voquĂ©e la question dâIsraĂ«l et de la Palestine. On nous demande Ă prĂ©sent de reconnaĂźtre, sans broncher, que lâantisĂ©mitisme et lâantisionisme sont des synonymes. Que lâon commence par nous dire ce que lâon entend par sionisme et donc par antisionisme. Si antisioniste signifie ĂȘtre contre lâexistence dâIsraĂ«l, je ne suis pas antisioniste. Si cela signifie, en revanche, ĂȘtre contre un Ătat dâIsraĂ«l, strictement juif, tel que le veulent Netanyahu et bien dâautres, alors oui, je le suis. Tout comme je suis contre toute purification ethnique. Mandela Ă©tait-il antisĂ©mite au prĂ©texte quâil dĂ©fendait des droits Ă©gaux pour les Palestiniens et les IsraĂ©liens ? LâantisĂ©mitisme et le nĂ©gationnisme sont des plaies contre lesquelles je nâai cessĂ© de me battre comme bien dâautres intellectuels arabes. Que lâon ne nous demande pas Ă prĂ©sent dâentĂ©riner un autre nĂ©gationnisme â celui qui liquide notre mĂ©moire â du seul fait que nous sommes dĂ©faits. Oui, le monde arabe est mort. Oui, tous les pays de la rĂ©gion, oĂč je vis, sont morcelĂ©s, en miettes. Oui, la rĂ©sistance palestinienne a Ă©chouĂ©. Oui, la plupart desdites rĂ©volutions arabes ont Ă©tĂ© confisquĂ©es. Mais le souvenir nâappartient pas que je sache au seul camp du pouvoir, du vainqueur. Il nâest pas encore interdit de penser quand on est Ă genoux.
Un dernier mot avant de vous quitter. Je travaille au Liban avec des femmes exilĂ©es par la guerre, de Syrie, de Palestine, dâIrak. Elles sont brodeuses. Quelques-unes sont chrĂ©tiennes, la plupart musulmanes. Parmi ces derniĂšres, trois ont perdu un fils. Toutes sont pratiquantes. Dieu est pour ainsi dire leur seul recours, leur seule raison de vivre. RĂ©unies autour dâune grande table, sur laquelle Ă©tait posĂ©e une toile de chanvre, nous Ă©tions une douzaine Ă dessiner un cargo transportant un pays. Chacune y mettait un morceau du sien. Lâune un tapis, lâautre une porte, une colonne romaine, un champ dâolivier, une roue Ă eau, un coin de mer, un village du bord de lâEuphrate. Le moment venu dâintroduire ou pas un lieu de culte, la personne qui dirigeait lâatelier a souhaitĂ© quâil nây en ait pas. Face Ă la perplexitĂ© gĂ©nĂ©rale, il a Ă©tĂ© proposĂ© que ces lieux, sâil devait y en avoir, soient discrets. Ă la suggestion dâajouter une synagogue, lâune des femmes a aussitĂŽt rĂ©agi par ces mots : « Sâil y a une Ă©glise et une mosquĂ©e, il faut mettre une synagogue pour que chacun puisse aller prier lĂ oĂč il veut. Et elle a ajoutĂ© avec le vocabulaire dont elle disposait : « Nous ne sommes pas antisĂ©mites, nous sommes antisionistes. » Toutes ont approuvĂ©, faisant valoir que « dans le temps », tout ce monde-lĂ vivait ensemble.
Cher Alain Finkielkraut, je vous demande et je demande aux responsables politiques de ne pas minorer ces petites victoires du bon sens sur la bĂȘtise, de la banalitĂ© du bien sur la banalitĂ© du mal. PrĂ©fĂ©rez les vrais adversaires qui vous parlent aux faux amis qui vous plaignent. Aidez-nous Ă vous aider dans le combat contre lâantisĂ©mitisme : ne le confinez pas au recours permanent Ă lâinjonction, lâintimidation, la mise en demeure. Ceux qui se font traiter dâantisĂ©mites sans lâĂȘtre ne sont pas moins insultĂ©s que vous. Ne tranchez pas Ă si bon compte dans le vĂ©cu de ceux qui ont une autre reprĂ©sentation du monde que vous. Si antisionisme nâest plus un mot adaptĂ©, donnez-nous-en un qui soit Ă la mesure de lâoccupation, de la confiscation des terres et des maisons par IsraĂ«l, et nous vous rendrons celui-ci. Il est vrai que beaucoup dâentre nous ont renoncĂ© Ă parler. Mais ne faites pas confiance au silence quand il nâest quâune absence provisoire de bruit. Un mutisme obligĂ© peut accoucher de monstres. Je vous propose pour finir ce proverbe igbo : « Le monde est comme un masque qui danse : pour bien le voir, il ne faut pas rester au mĂȘme endroit. »
Dominique EDDĂ est romanciĂšre et essayiste. Dernier ouvrage : « Edward Said. Le roman de sa pensĂ©e » (La Fabrique, 2017).
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Note de lâauteure
RĂ©digĂ©e le 23 fĂ©vrier dernier, cette lettre Ă Alain Finkielkraut a Ă©tĂ© acceptĂ©e par le journal Le Monde qui demandait quâelle lui soit « rĂ©servĂ©e », puis elle a Ă©tĂ© recalĂ©e, sans prĂ©avis, 9 jours plus tard alors quâelle Ă©tait en route pour lâimpression.
Lâarticle qui, en revanche, sera publiĂ© sans contrepoids ce mĂȘme jour, le 5 mars, Ă©tait signĂ© par le sociologue Pierre-AndrĂ© Taguieff. Survol historique de la question du sionisme, de lâantisionisme et de « la diabolisation de lâĂtat juif », il accomplit le tour de force de vider le passĂ© et le prĂ©sent de toute rĂ©fĂ©rence Ă la Palestine et aux Palestiniens. Nâexiste Ă ses yeux quâun Ătat juif innocent mis en pĂ©ril par le Hamas. Quelques mois plus tĂŽt, un article du sociologue Dany Trom (publiĂ© dans la revue en ligne AOC) dressait, lui aussi, un long bilan des 70 ans dâIsraĂ«l, sans quây soient citĂ©s une seule fois, pas mĂȘme par erreur, les Palestiniens.
Cette nouvelle vague de nĂ©gationnisme par omission ressemble Ă©trangement Ă celle qui en 1948 installait le sionisme sur le principe dâune terre inhabitĂ©e. DerriĂšre ce manque dâaltĂ©ritĂ© ou cette maniĂšre de disposer, Ă sens unique, du passĂ© et de la mĂ©moire, se joue une partie trĂšs dangereuse. Elle est Ă lâorigine de ma dĂ©cision dâĂ©crire cette lettre. Si jâai choisi, aprĂšs le curieux revirement du Monde, de solliciter LâOrient-Le Jour plutĂŽt quâun autre mĂ©dia français, câest que le moment est sans doute venu pour moi de prendre la parole sur ces questions Ă partir du lieu qui est le mien et qui me permet de rappeler au passage que sây trouvent par centaines de milliers les rĂ©fugiĂ©s palestiniens, victimes de 1948 et de 1967.
Alors que jâĂ©cris ces lignes, jâapprends quâa eu lieu, cette semaine, un dĂ©filĂ© antisĂ©mite en Belgique, dans le cadre dâun carnaval Ă Alost. On peine Ă croire que la haine et la bĂȘtise puissent franchir de telles bornes. On peine aussi Ă trouver les mots qui tiennent tous les bouts. Je ne cesserai, pour ma part, dâessayer de me battre avec le peu de moyens dont je dispose contre la haine des Juifs et le nĂ©gationnisme, contre le fanatisme islamiste et les dictatures, contre la politique coloniale israĂ©lienne. De tels efforts sâavĂšrent de plus en plus dĂ©risoires tant la brutalitĂ© ou la surditĂ© ont partout des longueurs dâavance.
Que les choses soient claires : lâantisĂ©mitisme nâest pas, de mon point de vue, un racisme comme un autre. Il est le mal qui signe la limite irrationnelle de lâhumain dans notre humanitĂ©. Le combattre de toutes nos forces nâest pas affaiblir la Palestine, câest la renforcer. Alerter un certain milieu intellectuel et politique sur les dangers dâune mĂ©moire sioniste exclusive, câest lâalerter sur la grave injustice quâelle signifie, mais aussi sur le dĂ©sastreux effet dâhuile sur le feu antisĂ©mite que peut produire cette occultation de lâautre.
D.E.