Au réveil
Impossible de poser le pied par terre
Je clopine jusqu’aux toilettes. Kafka
Dans le miroir de la salle de bain
Ma tête de cévenol
Et le corps d’un scarabée vouté
Un peu de lecture, mais rattrapé par
Du sommeil lourd et sans rêve
Julia, prévenue, monte et prend peur
Les Moins que rien
Pour Mon Oncle Stanley avec lequel j’ai passé l’une des nuits les plus étranges de ma vie et pour la docteure D. qui m’a bien soigné, ma gratitude à tous les deux
Fontenay-sous-Bois, le 10 août 2017
Chère Docteure
Je ne sais pas comment vous remercier. Déjà, pour commencer, cela vous fera plaisir d’entendre que je vais mieux, grâce à vous, grâce à votre équipe. Les heures que j’ai passées aux urgences de lundi à mardi comptent parmi les plus riches de mon existence, qui compte déjà quelques trésors.
Quand vous êtes entrée dans notre chambre à l’Oncle Stanley et moi, je dois vous dire que je n’en menais pas large et le désespoir guettait. Et j’ai repris espoir en vous voyant beurrer les biscottes de l’Oncle Stanley, je me suis cette toubib qui beurre les tartines du vieux Mr Lawson, je peux d’emblée lui faire confiance.
Vous ne connaissez peut-être pas un photographe helvético-états-unien qui s’appelle Robert Frank et que j’ai étudié il y a une trentaine d’années. Robert Frank a photographié son voisin d’hôpital à Halifax en Nouvelle Écosse au Canada et dans la gélatine il a écrit sa tendresse pour ce Mr Lawson, l’Oncle Stanley. Et c’est à cette série d’images que j’ai tout de suite pensé quand j’ai fait la connaissance du vieux monsieur avec qui j’ai partagé ma chambre.
Vous faites un travail admirable. Vous êtes manifestement compétente, mais vous êtes aussi tellement dévouée et attentionnée, je ne sais pas si en haut-lieu on vous le dit de temps en temps, les hauts-lieux sont parfois ingrats, comme nous allons le voir, en tout cas, moi, je vous le dis. Cela ne changera pas grand-chose à pas grand-chose, cela vous fera peut-être plaisir de l’entendre.
Il y a un peu plus d’un mois, le petit morveux que les veaux de Français ont été guidés d’élire pour président a eu cette parole remarquablement révélatrice, il a parlé des anonymes, en disant « des gens qui ne sont riens ». Vous n’imaginez pas à quel point cela m’a mis en colère. J’ai eu une envie irrépressible de le gifler comme on ne devrait pas gifler un adolescent présomptueux qui vous manque de respect.
Depuis, je prends note de toutes sortes de situations dans lesquelles des moins que rien étalent des richesses insoupçonnées, surtout d’humanité et, cette nuit, dans votre service, j’ai été servi de très copieuses rations de pareils trésors. Vous, votre confrère infectiologue, Kevin, les infirmiers, les aides-soignantes et Mon (inénarrable) Oncle Stanley. À toutes et tous, merci, du fond du cœur, j’ai l’intuition qu’on ne doit pas vous le dire assez. Vous êtes à la fois des sentinelles et des remparts de ce qu’il y a et doit rester de meilleur en nous.
Pour vous remercier, toutes et tous, je vous envoie un extrait d’un texte en cours que je suis en train d’écrire. Cela s’intitule Mon Oiseau bleu , ce sont des poèmes très brefs en trois vers librement écrits sans bien suivre des règles japonaises ancestrales eux appellent cela des haïkus , je ne suis pas très sûr que mes petits poèmes en soient de très bons et surtout de très authentiques, mais au moins ils vous raconteront comment un patient vit les choses dans votre service, dans lequel, je dois vous le dire, on dort très mal !
Avec mon respect, mon amitié et mes remerciements
Philippe De Jonckheere
PS : je joins à cet envoi, un exemplaire de mon roman Une Fuite en Égypte pour la bibliothèque du CE (vous pouvez être la première à le lire avant de le verser à la bibliothèque !). Mon prochain livre sorte en 2018, il s’intitulera Raffut et il parle de rugby et de handicap mental, vous pourrez l’offrir à votre mari !
Aux urgences de Bry-sur-Marne
Dans la salle d’attente
Une belle variété de personnes
Un téléviseur allumé
Longtemps que je n’en avais vu un
En fait tout va bien dans le monde
En fait tout va bien dans le monde
Macron a déjà tout réparé
Encore un peu de terrorisme qui fait chier
Encore un peu de terrorisme qui fait chier
Mais dans l’ensemble tout va
Dormez braves gens
Dormez braves gens
Et, de fait, personne ne regarde
Le téléviseur muet
Le téléviseur muet
Suis-je le seul à le remarquer ?
Tous plongés dans leur téléphone
Une très chouette infirmière
Me demande si je suis belge
Son compagnon s’appelle comme moi
Profession ?
J’ose (pour rire)
Écrivain !
Ah ? dans nos fichiers
Vous êtes connu comme informaticien
J’emmerde l’informatique !
Une chouette docteure
Se frotte les mains avec intérêt
Pour mes rougeurs pas ragoûtantes
Je lui propose de la cartographie expérimentale
Elle dessine au stylo-bille
Les contours de mes rougeurs
Je suis aux urgences
Et je pense aux cartographes
De mon Facebook®©™ bio
Je grelote
En plein mois d’août
Autour de moi les gens sont en nage
On me propose la nuitée
Je ne refuse jamais
De dormir ailleurs
Mon hôte s’appelle Kevin
Un chouette infirmier
Qui me parle comme à un vieillard
Kevin me propose un plateau-repas, j’accepte
Mais je préviens Kevin que je n’ai pas mangé
Depuis trois jours, je vais picorer, au mieux
Kevin, le chouette infirmier
Me fait remarquer que cela ne le changera
Pas des autres patients, tous très âgés
Et, de fait, on amène mon compagnon de la nuit
Un très vieux monsieur qui me fait penser
Immédiatement à Mr Lawson de Robert Frank
Mon Mr Lawson,
Mon Oncle Stanley à moi
S’appelle Roger
Mon Oncle Stanley ne tient plus sur ses jambes
Ne maîtrise plus ni mains ni sphincters
Mais il a une bouille. Et un sourire édenté !
Il n’entend plus très bien
Du coup il parle
Très très très, très, très fort
Et aussi, et ça j’aime
À un point ! il rit
Très très très, très, très fort
Et, le pauvre !
Il a mal partout
Dans n’importe quelle position
Mais il rit
Il a l’œil
Qui pétille
Je comprends mal
Ce qu’il me dit
Mais on se comprend bien
Kevin est un peu las des nombreuses demandes
De changements de positions de Mon Oncle Stanley
Alors j’apprends à me servir des commandes du lit
Mon Oncle Stanley et moi
On trouve des positions
Pas toutes dans le manuel
Et ça le fait rire
Mais rire
Très très très, très, très fort
Je ne vais pas tarder
À découvrir que Mon Oncle Stanley
A d’autres talents
Julia s’égare
Pour me rapporter mes affaires
Fine psychologue, sans sens de l’orientation
Elle a oublié mon respirateur
On rit très très très, très, très fort
Fine psychologue, tête en l’air
Je m’endors
Je me réveille, Julia a branché mon respirateur
Et me tend le masque, m’embrasse, s’en va, je dors
Choses entendues et choses vues
La nuit sera longue aux urgences
Et les nerfs de tous très éprouvés
Des hommes sombres (pompiers ?)
Poussent un brancard sur lequel
Git un homme sans vie
Mais trouvez-nous quelqu’un
Elle est en train de se maculer
Avec ses selles !
Voix de Kevin, paniqué
Mais Madame où est-ce que
Vous allez, vous ne pouvez pas marcher ?
Chute (bruyante)
Kevin hurle (bruyamment)
Un numéro codé
Des collègues rappliquent
Saint-Lazare à 8 heures serait
Plus tranquille pour dormir
Kevin, lampe de poche dans la bouche
Soulève mon bras, prend mes constantes
Et répond au téléphone, il est trois heures
Mais pourquoi ils nous l’amènent
Il ne va pas passer six heures ?
Je ne dors plus, je ne veux plus
Aux toilettes je découvre
Que les rougeurs ont fraudé les frontières
Et sont désormais dans l’aine. J’ai peur
Je prends mon téléphone de poche
Et je tâche de prendre en note
Mes poèmes de ma nuit aux urgences
►http://www.desordre.net/bloc/ursula/2017/sons/agnel_minton.mp3
J’ai passé la nuit
Avec Phil Minton
Et Sophie Agnel
Le vieux monsieur à côté de moi
A un très étonnant répertoire
De raclements de gorge
Et avec la tringlerie de son lit
Il produit une grande variété sonore
Nuit aux urgences
(Tête de Sophie Agnel
Quand elle a reçu
Ces neuf lignes !)
Arrivée de l’équipe du matin, soupirs
Des aides-soignantes qui doivent passer la wassingue
Sur les scènes de guerre de la nuit
La vieille dame qui ne peut plus marcher
Fait une nouvelle tentative d’évasion
J’ai de l’admiration pour son opiniâtreté
Quant à la dame qui fait du Gasiorowski
Elle a, apparemment
De nouvelles idées
Mon Oncle Stanley à moi
A des accidents de pistolet
C’est comme ça qu’on dit
Bref, c’est la foire
La visite de la docteure
Arrive avec le petit-déjeuner, tard
Mon Oncle Stanley à moi
N’a plus aucune maîtrise de ses mains
Mais il tente de se débrouiller
Un jour, peut-être
Je me battrais avec la cellophane
D’un duo de biscottes
La docteure est chouette
Elle vient en aide à l’Oncle Stanley
Elle lui beurre ses biscottes
La docteure est chouette
Elle beurre les biscottes, pendant que cela
Continue d’être la guerre pour les aides-soignantes
La docteure est chouette
Elle prend beaucoup de précautions
Pour ménager l’Oncle Stanley
Elle note deux ou trois trucs
Mesure une plaie avec un petit décimètre
D’écolière, bonne élève, débrouillarde (et souple)
Elle voit que les aides-soignantes sont au clip
Aide l’Oncle Stanley avec son jus d’orange
Et d’un très beau sourire, s’excuse
Vous êtes Monsieur De Jonckheere
Vous êtes arrivé hier à 1800 avec épisodes fébriles
Vous avez un érysipèle, dites-moi
Elle est chouette,
Elle écoute tout attentivement
Elle me fait préciser des trucs
Elle regarde attentivement la cartographie expérimentale
Les rouges gagnent du terrain, mais reculent pas endroits
Elle est rassurante, pas d’amputation ? Non pas encore !
Elle est chouette,
Elle me rassure
Ce n’est pas moche, dit-elle
Elle est chouette
Elle promet de revenir avec un confrère
Infectiologue, pour être sûre, dit-elle
J’échange quelques messages avec Julia
Avec Clément, je rassure mon monde
Mais quelle nuit !
On emmène Mon Oncle Stanley
À la radiographie, ça l’amuse beaucoup
Il rit très très très, très, très fort
►http://www.desordre.net/musique/zappa_illinois_ennema_bandit.mp3
Où je découvre que, par je ne sais quel miracle
J’ai dû faire un test, que sais-je ? sur mon téléphone
Se trouve tout Bongo Fury de Frank Zappa
Je profite de l’absence de Mon Oncle Stanley
Pour écouter Zappa au téléphone
Comme Proust écoutait du théâtre
Sophie Agnel me répond
Je suis devenu ami avec elle
On rigole à propos de Phil Minton
Je lis Les Beaux jours d’Aranjuez
De Peter Handke, splendide
Aux antipodes du navet de Wenders
Dans le couloir j’entends
La chouette toubib parler de moi
C’est un Monsieur, la soixantaine
Arrive l’infectiologue
Je ne savais pas qu’un jour
Je serais content d’en voir un
La chouette toubib lui dit que ma CPS
Était à 220, je corrige, 227
C’est bon, j’ai leur attention
L’infectiologue étudie la cartographie expérimentale
Inspecte mes pieds, trouve à redire
Un mois dans les Cévennes, des pieds de Cévenol
Il montre une région de la carte
Où il décèle le recul des Rouges
Je suis confiant, dit-il
La chouette toubib me sourit
Cette docteure aime ce qu’elle fait
Elle est complètement du côté de la vie
Je vais tout de suite signer
Vos papiers de sortie
Appelez votre fils
Huit heures plus tôt
Je considérais la vie
Amputé
Arrivent Mon Oncle Stanley et son plateau
Pas d’aide soignante, je lui propose de l’aider
Je lui coupe sa viande et lui donne une bouchée
Il a un sourire extraordinaire
Elle est bonne exulte-t-il
Cet homme a encore du plaisir
Il rate une bouchée
On rit très très très, très, très fort
Je voudrais l’embrasser
L’aide-soignante me voit catastrophée
Je la rassure, j’aime ce que je fais
Tellement plus que l’ open space , pense-je
Et je pense justement que si mes collègues
Me voyaient et m’entendaient
Rire très très très, très, très fort…
Avec l’aide-soignante qui a repris les commandes
Pendant qu’elle donne à manger à Mon Oncle Stanley
On parle des citronniers de son enfance, en Algérie
Clément arrive, quand je sors
La guerre est finie
Mme Gasiorowski est passée à autre chose
La chouette toubib me signe les papiers
Elle me donne des prescriptions
Et des conseils, elle rayonne
Elle me demande comment je me sens ?
Je réponds soulagé, mais très fatigué
Je n’entrerai pas dans une mêlée, dis-je
Ah je me disais aussi
Vous êtes comme mon mari
Un faux sauvage, un rugbyman
Je la remercie, j’ai tellement d’admiration
Pour cette docteure qui beurre les tartines
De Mon Oncle Stanley, elle est solaire
Je fais mes adieux à Mon Oncle Stanley
Je suis obligé de guider sa main dans la mienne
Cet homme m’a redonné de l’espoir, pour longtemps
Et quand je pars finalement
Il dit très très très, très, très fort
Au revoir mon petit gars !
Je pourrais pleurer
D’être le petit gars
De Mon Oncle Stanley
Arrivés à la maison
Clément m’aide
Je n’ai toujours pas faim
Je tente de grappiller
Quelques heures de sommeil
En pensant à Mon Oncle Stanley
Cela faisait longtemps
Que je n’avais pas vécu
Une telle aventure !
Le reste de la journée
Est évidemment
Très morne
Cela ne peut pas être
Urgences à Bry-sur-Marne
Tous les jours !
#mon_oiseau_bleu