La tension passe un cran lorsqu’intervient l’assesseure n°2, qui a décidé d’aller encore plus loin dans la paranoïa policière. Je restitue ce long échange d’après mes notes, en espérant qu’il fera sentir tout ce qu’il s’est passé dans ces instants :
– Vous renvoyez à cette lettre envoyée au juge d’instruction. Vous avez cette chance d’être cultivée, d’écrire bien, d’avoir des références. Vous parlez d’une « présomption de culpabilité incessante et harassante », vous vous demandez « sous quelle norme d’époque vos propos seront analysés et jugés ». Avez-vous aujourd’hui la même crainte ?
– Des mots ont été posés, loin d’être neutres. Il n’a pas été facile de parler. Je ne peux pas dire que ce ressenti fort va perdurer face à vous.
– La question est de s’en prendre aux institutions françaises. La justice en est une. Vous critiquez la justice et ne lui faites pas confiance ?
– Vous détournez mes mots. […] Oui, dans ma vie, je porte des questionnements. Je me demande toujours, en comparant avec les façons de faire dans d’autres parties du monde, d’autres façons de penser : comment peut-on faire mieux ?
– Vous citez Véronique Blanchard et vous parlez de préjugés de classes, de sexisme, de racisme dans la justice. La juge que je suis est obligée de vous demander ce que vous en penser maintenant.
– Je crois qu’on ne peut pas nier que la justice a fait des erreurs. Ces questions ne parlent pas que de moi mais de questions qui traversent toute la société.
– C’est peut-être un peu prétentieux, mais le tribunal rend la justice au nom du peuple français...
Bruits dans la salle.
– Je pense qu’il y a différentes questions qui se posent, comme dans toute autre institution.
Applaudissements dans la salle. La présidente demande aux policiers de virer la personne qui a applaudi.
– Dans quel cadre vous posez-vous ces questions ?
Les policiers virent quelqu’un qui dit ne pas être la personne qui a applaudi.
– Madame la juge, j’aimerais qu’il n’y ait pas d’exclusion pendant que je parle. Comment répondre quand on emmène mes proches ?
Plusieurs personnes quittent la salle en soutien. Elles applaudissent une fois dans le couloir et la présidente dit : « ah c’est marrant, tiens ! ». L’autre assesseure enchaîne :
– Quand avez-vous fini votre master, et sur quel sujet portait-il ?
– C’était un travail de littérature comparée sur trois auteurs, dont j’étudiais la représentation de la guerre. Notamment comment la représentation de la guerre avait pu impacter l’écriture de littérature.
– Qu’avez-vous retiré de ce travail de recherche ? Je vous dis ça pour comprendre qui vous êtes, votre conception de la société...
– Mon idée était qu’à travers les représentations de la mort, on approche des manières de vivre. C’est quoi, faire deuil ensemble ? Comment peut-on se reconstruire après des événements marquants, comme une guerre ?
– On pourrait faire un lien avec vos engagements ultérieurs... Y a-t-il un fil conducteur entre ce travail et vos engagements ?
– Je ne vois pas du tout. […] Je ne sais pas du tout comment relier mes études avec mes chefs d’inculpation, avec ça... Mes études se demandaient comment vivre ensemble, et les chefs d’inculpation, c’est l’extrême inverse.
– Il y a tout de même la guerre. On peut se questionner sur cet intérêt pour la guerre...
On peut se questionner sur ces questions, et la salle le fait en se regardant avec une gêne qui atteint même certains représentants de la presse, pourtant imperturbables jusque-là.
– J’ai étudié des récits de vie qui ne font pas des descriptions de la guerre, mais se demandent comment elle est ressentie.