“Jeanne Dielman”, l’histoire du chef-d’œuvre de Chantal Akerman

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    À l’occasion du sacre de “Jeanne Dielman” comme meilleur film de tous les temps par l’influent palmarès du magazine britannique “Sight and Sound”, “Les Inrockuptibles” vous propose de redécouvrir l’histoire du chef-d’œuvre de Chantal Akerman.

     “Une nuit, j’étais dans mon lit en train de somnoler et tout à coup, j’ai vu le film.” C’est ainsi que Chantal Akerman raconte la genèse de Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles. Un flash foudroyant surgi à la bordure du somme, une forme qui se décante sur fond de relâchement de la conscience, une pure vision qui transperce la nuit : c’est tout cela Jeanne Dielman, un film proprement inimaginable, une œuvre tellement immense qu’elle excède tout autour d’elle (à commencer par l’œuvre à venir de son auteur, alors âgée de 25 ans, un peu comme La Maman et la Putain excède et se tient à côté du reste de la filmographie de Jean Eustache).

    Lorsqu’on demande à Chantal Akerman ce qu’elle a vu cette nuit-là, elle reste laconique : “Juste une serviette éponge posée sur un lit, des billets déposés dans une soupière… Mais ça a suffi pour que le film m’apparaisse.” Cette serviette et cette soupière contiennent la vie de Jeanne Dielman, une veuve entre deux âges, qui vit à Bruxelles, avec son fils de 17 ans. Le film décrit une cinquantaine d’heures du quotidien de cette femme, dont la vie s’organise comme un ballet mécanique de gestes domestiques. Jeanne Dielman fait la cuisine, met la table, sert son fils, dîne, débarrasse la table, fait la vaisselle, range la cuisine. Jeanne Dielman défait son lit, s’endort, refait son lit, se lave méthodiquement dans sa baignoire, s’habille, cire les chaussures de son fils. Et cela ad libitum, rien moins que trois heures vingt. 
    “Elle tue le phallus”

    Il suffisait de filmer ses actions dans une durée proche du temps réel pour enregistrer quelque chose de jamais vu : une construction sociale (la femme au foyer) qui ne tolère aucune extériorité, une aliénation consentie qui, si on en dérègle les procédures, aboutit à une catastrophe. La vie de Jeanne Dielman, c’est donc l’ordinaire de beaucoup de femmes : tour à tour cuisinière, servante, femme de ménage. Mais aussi pute. Car entre la vaisselle et la cuisine, Jeanne Dielman reçoit des hommes à domicile et couche avec eux pour de l’argent, tâche qu’elle effectue avec le même soin robotique, la même précision désincarnée que toutes ses activités ménagères. Le film est fait de boucles, déroule le même imparable enchaînement de rituels répétitifs, jusqu’à ce que le plus inattendu advienne (elle jouit) et que vole en éclats le circuit fermé de ces petites cérémonies (armée d’un ciseau, elle tue).

    Pourquoi Jeanne Dielman tue l’homme qui la fait jouir, demande-t-on trente ans plus tard à Chantal Akerman ? “Elle tue le phallus. Pas forcément le phallus d’ailleurs. Ça aurait pu se produire aussi avec une femme. Mais elle tue le plaisir. Elle jouit une première fois. Elle pense que ça ne se reproduira pas. Et elle jouit une seconde fois. Cette jouissance défait l’ordre de son monde. Jusque-là, le plaisir tenait dans la reconduction quotidienne des mêmes rituels. Si on touche à ça, si quelque chose surgit en dehors de la ritualisation de son existence, alors elle devient folle.”

    Lorsque Jeanne Dielman est présenté à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes, en 1975, il crée évidemment la polémique. Une partie de la critique salue le film comme un chef-d’œuvre, tandis que les plus conservateurs des journalistes ricanent. “À la première projection, les sièges claquaient sans discontinuer parce que les gens partaient. Mais la moitié de la salle qui est restée jusqu’au bout a adoré le film. Il y avait beaucoup de programmateurs de festivals et le film a fait le tour du monde.”

    French Theory

    Très vite, le film fait le tour du monde. Les militantes féministes en font leur emblème. Il est montré dans toutes les universités américaines, comme une pièce majeure de la “French Theory” au même titre que les ouvrages de Deleuze, Foucault ou Derrida. La part la plus avancée de la cinéphilie mondiale le salue comme la plus belle déflagration de modernité enregistrée depuis la Nouvelle Vague. Comment une œuvre d’une telle maturité, d’une telle perfection conceptuelle alliée à la plus grande maîtrise technique, peut-elle être engendrée par une si jeune fille – qui selon ses propres termes n’avait pas encore “vécu grand-chose” ?

    #Cinéma #Jeanne_Dielman #Chantal_Ackerman