« Il aura été un lecteur et continuateur de Karl Marx, dans une étonnante combinaison de littéralité et de liberté »

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  • « Toni Negri aura été un lecteur et continuateur de Karl Marx, dans une étonnante combinaison de littéralité et de liberté », Etienne Balibar
    https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/12/19/l-hommage-d-etienne-balibar-a-toni-negri-il-aura-ete-un-lecteur-et-continuat

    Ce qui d’abord frappait chez lui, en plus de sa silhouette incroyablement juvénile à tout âge, c’était un sourire unique, tantôt carnassier, tantôt ironique ou plein d’affection. Il m’avait saisi dès notre première rencontre, à la sortie d’un séminaire du Collège international de philosophie. Lui, échappé d’Italie à la faveur d’une élection qui le tirait momentanément de prison. Nous, abattus par l’essor du reaganisme et du thatchérisme, qui fracassait les illusions nées de la victoire socialiste de 1981. Que faire dans cette débâcle ? Mais la révolution !, nous expliqua Toni, rayonnant d’optimisme : elle s’avance à travers d’innombrables mouvements sociaux plus inventifs les uns que les autres. Je ne suis pas sûr de l’avoir vraiment cru, mais j’en suis sorti, débarrassé de mes humeurs noires et conquis pour toujours.

    Je n’avais pas suivi le fameux séminaire sur les Grundrisse de Karl Marx [manuscrits de 1857-1858, considérés comme un sommet de son œuvre économique avant Le Capital], organisé en 1978 à l’Ecole normale supérieure par Yann Moulier-Boutang, qu’on m’avait dit fascinant autant qu’ésotérique. Et j’ignorais presque tout de « l’operaismo », [d’« operaio » , « ouvrier » en italien] dont il était l’une des têtes pensantes.

    Pour moi, Negri était ce théoricien et praticien de « l’autonomie ouvrière », dont l’Etat italien, gangrené par la collusion de l’armée et des services secrets américains, avait essayé de faire le cerveau du terrorisme d’extrême gauche ; une accusation qui s’effondra comme château de cartes, mais qui l’envoya pour des années derrière les barreaux. Avant et après ce séjour, entouré de camarades aux vies assagies et aux passions intactes, il fut le pilier de cette Italie française, image inversée de la France italienne que nous avions rêvé d’instaurer avant 1968. Prises ensemble, autour de quelques revues et séminaires, elles allaient lancer une nouvelle saison philosophique et politique. Par ses provocations et ses études, Negri en serait l’inspirateur.

    Liberté et émancipation du travail

    Je ne donnerai que quelques repères elliptiques, en choisissant les références selon mes affinités. Spinoza, évidemment. Après le coup de tonnerre de L’Anomalie sauvage (PUF, 1982 pour l’édition française, précédée des préfaces de Gilles Deleuze, Pierre Macherey et Alexandre Matheron) viendront encore d’autres essais, inspirés par ces mots : « Le reste manque », inscrits par l’éditeur sur la page blanche du Traité politique (Le Livre de Poche, 2002) qu’avait interrompu la mort en 1677 du solitaire de La Haye.

    Ce reste, contrairement à d’autres, Negri n’a pas cherché à le reconstituer, mais à l’inventer, suivant le fil d’une théorie de la puissance de la multitude, qui fusionne la métaphysique du désir et la politique démocratique, contre toute conception transcendantale du pouvoir, issue de la collusion entre le droit et l’Etat. Spinoza, l’anti-Hobbes, l’anti-Rousseau, l’anti-Hegel. Le frère des insurgés napolitains dont il avait un jour emprunté la figure. On n’a plus cessé de discuter pour et contre ce « Spinoza subversif », qui marque de son empreinte la grande « Spinoza-Renaissance » contemporaine.

    Passons alors à la problématique de la liberté et de l’émancipation du travail, qui repart de Spinoza pour converger avec Foucault, mais aussi Deleuze, en raison du profond vitalisme à l’œuvre dans l’opposition de la « biopolitique » des individus et du « biopouvoir » des institutions. Elle réinscrit au sein même de l’idée de pouvoir l’opposition naguère établie entre celui-ci et la puissance, et autorise à reprendre, comme l’essence même du processus révolutionnaire, la vieille thématique léniniste du « double pouvoir », mais en la déplaçant d’une opposition Etat-parti à une opposition Etat-mouvement.

    Or les fondements en sont déjà dans son livre de 1992 Le Pouvoir constituant. Essai sur les alternatives de la modernité (traduction française au PUF, 1997). C’est pour moi l’un des grands essais de philosophie politique du dernier demi-siècle, dialoguant avec Schmitt, Arendt, les juristes républicains, sur la base d’une généalogie qui remonte à Machiavel et à Harrington. Tout « pouvoir constitué » procède d’une insurrection qu’il cherche à terminer pour domestiquer la multitude et se trouve corrélativement en butte à l’excès du pouvoir constituant sur les formes d’organisation même révolutionnaires qu’il se donne.

    Un communisme de l’amour

    Revenons donc à Marx pour conclure. D’un bout à l’autre, Negri aura été son lecteur et son continuateur, dans une étonnante combinaison de littéralité et de liberté. Marx au-delà de Marx (Bourgois, 1979), cela veut dire : emmener Marx au-delà de lui-même, et non pas le « réfuter ». C’était déjà le sens des analyses de la « forme-Etat », aux temps de l’opéraïsme militant. C’est celui de la géniale extrapolation des analyses des Grundrisse sur le machinisme industriel (le « general intellect »), qui prennent toute leur signification à l’époque de la révolution informatique et du « capitalisme cognitif », dont elles permettent de saisir l’ambivalence au point de vue des mutations du travail social. Combat permanent entre « travail mort » et « travail vivant ».

    Et c’est, bien sûr, le sens de la grande trilogie coécrite avec Michael Hardt : Empire (Exils, 2000), Multitude (La Découverte, 2004), Commonwealth (Stock, 2012), plus tard suivis par Assembly (Oxford University Press, 2017, non traduit), dans laquelle, contre la tradition du socialisme « scientifique » et sa problématique de la transition, se construit la thèse aux accents franciscains et lucrétiens d’un communisme de l’amour. Celui-ci est déjà là, non pas dans les « pores » de la société capitaliste, comme l’avait écrit Marx repris par Althusser, mais dans les résistances créatrices à la propriété exclusive et à l’état de guerre généralisé du capitalisme mondialisé. Il s’incarne dans des révoltes et des expérimentations toujours renaissantes, avec les nouveaux « communs » qu’elles font exister.

    Toujours, donc, ce fameux optimisme de l’intelligence, dont on comprend maintenant qu’il n’a rien à voir avec l’illusion d’un sens garanti de l’histoire, mais conditionne l’articulation productive entre connaissance et imagination, les « deux sources » de la politique. Toni Negri nous lègue aujourd’hui la force de son désir et de ses concepts. Sans oublier son sourire.

    Merci, Étienne Balibar

    (et du coup, #toctoc @rezo )

    d’autres fragments d’un tombeau pour Toni Negri
    https://seenthis.net/messages/1032212

    #Toni_Negri #Étienne_Balibar #opéraïsme #forme_État #révolution #autonomie #double_pouvoir #État #mouvement #general_intellect #travail_vivant #communisme

    • Antonio Negri, lecteur de Spinoza Pour une « désutopie », Christian Descamps, 28 janvier 1983
      https://www.lemonde.fr/archives/article/1983/01/28/antonio-negri-lecteur-de-spinoza-pour-une-desutopie_3078936_1819218.html

      Parlons aujourd’hui de l’homme, « la plus calamiteuse et frêle de toutes les créatures », disait Montaigne, et aussi « la plus orgueilleuse ».D’un livre de Francis Jacques, Christian Delacampagne retient cette idée fondamentale que la personne ne peut se constituer que par le dialogue avec l’Autre. Déjà Spinoza, comme le montre Christian Descamps à propos d’un ouvrage d’Antonio Negri, ne concevait le bonheur que s’articulant à celui des autres. Tandis que Patrice Leclercq résume le cheminement de l’attitude inverse : cet orgueil que le Christ a voulu abolir et qui continue d’exercer partout ses ravages.

      « SPINOZA est tellement crucial pour la philosophie moderne qu’on peut dire qu’on a le choix entre le spinozisme ou pas de philosophie du tout. » Que Hegel, qui ne l’aime guère, soit amené à ce constat, bouleverse Toni Negri. Ce professeur de Padoue, théoricien de l’autonomie ouvrière, avait écrit un Descartes politique. Le présent ouvrage est d’une autre nature. Il fut conçu en prison d’où - depuis 1979 - son auteur attend d’être jugé en compagnie des inculpés du « procès du 7 avril ». Mais ce grand livre érudit n’est aucunement une œuvre de circonstance, même si on peut supposer que la force, la joie spinozistes ont réconforté le prisonnier.

      La Hollande du dix-septième siècle, cette Italie du Nord, est un pays en rupture qui perpétue les expériences révolutionnaires de la Renaissance. Là, #Spinoza, l’exclu de sa communauté, réalise un véritable coup de force ontologique : il joue la puissance contre le pouvoir. S’invente alors une philosophie de la plénitude, de la multiplicité, de la liberté qui, sans partir de la réduction des appétits, parie sur l’épanouissement. Le penseur artisan - qui refuse les pensions - réfléchit dans un temps de crise. La Maison d’Orange prône une politique guerrière, un État centralisé ; le parti républicain, qu’anime Jean De Witt, préférerait une politique de paix, une organisation libérale. Pourtant l’intolérance, le bellicisme, l’amour de la servitude, sont vivaces ; et quand notre philosophe hautain et solitaire clame, au nom de la raison, son entreprise de démystification, le tollé est général. Jamais - sauf peut-être contre les Épicuriens - la hargne ne fut aussi forte. Le front est au complet : orthodoxes juifs, protestants, catholiques, cartésiens, tous participent au concours d’anathème.

      Negri interroge cette unanimité. Savante et tranchée, la métaphysique spinoziste avait osé articuler -comme le souligne Deleuze à qui l’auteur doit beaucoup (1), - une libération concrète, une politique de la multitude, une pensée sans ordre antérieur à l’agir. Spinoza proposait de rompre avec la vieille idée de l’appropriation liée à la médiation d’un pouvoir. Dans ses ateliers nomades, le philosophe du « Dieu ou la Nature » élabore une conception de la puissance de l’Être.Mine de rien, ses bombes douces font exploser la transcendance, la hiérarchie. A un horizon de pensée centré sur le marché, aux philosophies politiques du pouvoir et de la suggestion, l’auteur de l’Éthique oppose, méticuleusement, des concepts qui rendent possible une existence consciente du collectif. Mon bonheur, mon entendement, mes désirs, peuvent - si j’ai de la nature une connaissance suffisante - s’articuler à ceux des autres. La guerre de tous contre tous n’est pas inéluctable, j’ai mieux à faire qu’à devenir un loup...

      De fait si l’Être est puissance, je suis capable d’y puiser la force d’échapper à la médiation politique de ceux qui parlent à ma place, à la conscience malheureuse des arrière-mondes, aux sanglots du négatif. Partir de la puissance de la vie, réconcilier passion et raison, c’est militer contre la haine et le remords. Pratique, cette métaphysique se fait aussi politique. Le Tractatus theologico-politicus insiste sur l’activité.

      Certes - et honnêtement Negri le souligne, - il arrive que Spinoza se replie. Devant les coups de boutoir de l’histoire concrète il accepte - un moment - des positions oligarchiques... Ici l’auteur reprend l’hypothèse de deux Spinoza dont il fait les axes de notre univers. Le premier, baigné de la lumière de Rembrandt, se meut au sein de la révolution scientifique, de la Renaissance, du génie de son temps. L’autre propose une philosophie de notre avenir, de notre crise. Car de « démon » qui ferraille contre le fanatisme et la superstition, contre les asiles d’ignorance, s’appuie sur le désir, cet « appétit conscient de lui-même ». Avec des lunettes d’analyste aussi bien rangées que ses instruments, il enseigne la désutopie. Pas de programme, de glande pinéale : un projet de déplacement mille fois plus fort. Sortir de l’ignorance, jouer l’Être contre le moralisme de devoir être, ce n’est pas rêver d’âge d’or. Il s’agit, au contraire, de s’appuyer effectivement sur les désirs, les appétits. Difficile 7 Oui, car « nous ne pouvons reconnaître aucune différence entre les désirs qui proviennent de la raison et ceux que d’autres causes engendrent en nous ».

      Pourtant la violence immédiate peut s’éclairer d’un ordre, fait de degrés successifs de perfection, tissé dans l’Être. Une liberté joyeuse est possible qui tire sa force du droit et non pas de la loi, de la puissance et non pas du pouvoir. Aux figures de l’antagonisme, aux réconciliations molles de la dialectique, on peut opposer l’autonomie, la constitution de l’être ensemble. La puissance est possibilité de liberté, d’expansion des corps, recherche de la meilleure constitution. Question d’aujourd’hui, d’un dix-septième siècle encore vivant. Negri souligne : « Spinoza n’annonce pas la philosophie des Lumières, il la vit et la déploie intégralement. »

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      (1) L’Anomalie sauvage est précédée de préfaces de Gilles Deleuze, Pierre Macherey et Alexandre Matheron.

      * L’Anomalie sauvage, d’Antonio Negri. PUF, 350 pages, 145 F.

      [cette typo sans relief est celle du journal]

      #philosophie #politique #passion #raison #puissance #pouvoir #droit #loi