Le skyrmion, cette étrange structure qui pourrait bousculer l’électronique

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  • Le skyrmion, cette étrange structure qui pourrait bousculer l’électronique
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    Les travaux d’une équipe française publiés le 19 avril dans « Science » ouvrent la voie à l’utilisation de ces structures magnétiques pour des fonctions de mémoire et de calcul.

    Par Jean-Baptiste Jacquin
    Publié le 23 avril 2024 à 18h30, modifié hier à 00h22

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    Couples de skyrmions antiferromagnétiques déplacés dans une piste magnétique par un courant électrique. BRUNO BOURGEOIS ET OLIVIER BOULLE/CNRS

    Ce n’est pas tous les jours que vous avez l’occasion de lire un article sur les skyrmions. A vrai dire, ce n’est que la deuxième fois que Le Monde consacre des lignes à ces étonnantes structures. Mais il va peut-être falloir s’habituer à ce nouveau vocabulaire.

    « Les skyrmions peuvent représenter l’entité ultime d’information magnétique manipulable. L’excitation actuelle devrait durer », prédisait le Prix Nobel de physique 2007, Albert Fert, dans ces colonnes, en août 2013. Onze ans plus tard, « on est en train de dépasser largement les perspectives qui étaient alors imaginées », s’émerveille Stanislas Rohart, chercheur CNRS au Laboratoire de physique des solides à l’université Paris-Saclay.

    De quoi s’agit-il ? D’une structure magnétique de quelques nanomètres, 10 000 fois plus fine qu’un cheveu, composée de spins d’électrons enroulés en spirale. Les spins, propriété magnétique des charges négatives, noués ainsi de façon très stable peuvent être mis en mouvement par paquets, sans faire bouger les électrons. De telles spirales, les skyrmions, qui tiennent leur nom du physicien britannique Tony Skyrme, qui les a imaginés en 1962, n’ont été observées pour la première fois qu’en 2009.

    Qui dit structure magnétique, dit capacité de mémorisation d’une information. D’où un réel engouement de la communauté des chercheurs depuis quinze ans pour cet objet en forme de bulle de savon aplatie. Mais il souffre d’un défaut, l’effet Hall, qui est au champ magnétique ce que l’effet Magnus est au terrain de football. Le skyrmion va dévier de la route qu’on veut lui imposer, comme le ballon de foot brossé qui infléchit sa course. « Il y a un effet gyroscopique très beau du point de vue de la physique fondamentale, j’étais hypercontent la première fois que j’ai vu ce comportement dans un de mes échantillons », se souvient Stanislas Rohart. Mais la beauté ne fait pas l’efficacité.

    L’effet gyroscopique dompté

    C’est à cette difficulté intrinsèque qu’une équipe du laboratoire Spintronique et technologie des composants (Spintec, université Grenoble-Alpes, CNRS, CEA) a trouvé une solution publiée dans la revue Science le 19 avril. Les chercheurs grenoblois sont parvenus à dompter l’effet gyroscopique des skyrmions. Ce qui a permis de les faire se déplacer dans la même direction, dans un faible courant électrique, à des vitesses allant jusqu’à 900 mètres par seconde. Une prouesse par rapport aux 100 mètres par seconde observés jusqu’ici. Et un changement d’échelle riche en perspectives, nous y reviendrons.

    Rentrons dans les cuisines de l’équipe d’Olivier Boulle, chercheur CNRS au Spintec, qui a piloté ces travaux. Pour annuler l’aspect aimanté du skyrmion vers les bords du terrain, l’idée était de parvenir à coupler deux de ces structures aux propriétés opposées afin qu’elles s’annulent. C’était une question de matériaux. La solution s’appelle « antiferromagnétiques synthétiques ». « Ces matériaux sont composés de deux couches ferromagnétiques, séparées par une fine couche non magnétique. Les directions du pôle Nord et du pôle Sud de ces couches magnétiques sont opposées. Par conséquent, ces matériaux ne sont plus vraiment aimantés », explique Olivier Boulle.

    Toute la difficulté a été de trouver ce bon « isolant » et surtout à la bonne épaisseur (quelques atomes) pour que le couple de skyrmions tête-bêche soit stable. C’est le postdoc Van-Truong Pham, premier signataire de l’article dans Science, qui s’y est attelé. Notamment en travaillant au synchrotron Bessy à Berlin, sur un microscope magnétique à rayons X très puissant. « La théorie le disait, les simulations le validaient et pour la première fois le groupe d’Olivier Boulle montre que ça marche expérimentalement », félicite, beau joueur, Stanislas Rohart, qui travaillait dans la même direction.

    Très faible énergie nécessaire

    A quoi pourraient bien servir ces simili-bulles de savon qui volent à plus de 3 000 kilomètres à l’heure ? A l’électronique de demain et au calcul pour l’intelligence artificielle ! « Maintenant, on veut démontrer qu’on peut fabriquer un dispositif de mémoire et de calcul basé sur le skyrmion », détaille Olivier Boulle. Car ce petit objet que l’on sait désormais manipuler et déplacer dans une piste magnétique peut être une donnée d’information : 1 lorsque le skyrmion passe devant une tête de lecture, 0 en son absence.

    Concrètement, des équipes du Spintec travaillent actuellement à « faire de la reconnaissance vocale ou de la reconnaissance d’image avec une assemblée de skyrmions, en exploitant leurs réponses à des stimuli externes comme une tension », détaille le chercheur. Avantage ? La très faible énergie nécessaire pour lire ou écrire les données, comme l’équipe grenobloise l’a montré dans un article publié le 18 mars dans Nano Letters. Cette piste ouverte par la spintronique permet d’envisager des réductions « d’un facteur 1 000 » de l’énergie nécessaire pour un calculateur, estime Olivier Boulle. C’est l’objet du projet Chirex, financé pour quatre ans dans le cadre du « programme et équipements prioritaires de recherche » exploratoire SPIN doté de 38 millions d’euros par le plan France 2030.

    L’enjeu est la bataille qui se profile pour prendre la suite des transistors alors que certains prédisent la fin de la suprématie de l’électronique actuelle à base de semi-conducteurs avec le ralentissement de la loi de Moore. Mais on n’en est pas là. Le véloce skyrmion a d’autres défis sur sa piste d’envol, comme les irrégularités encore observées dans ses déplacements. Sans parler des technologies concurrentes à l’étude, comme celle des ferroélectriques.

    Jean-Baptiste Jacquin