Pour moi, les Soulèvements de la Terre sont un exemple contemporain d’une forme-Commune car ils ont réussi à créer un front commun, et ils l’ont créé à partir de groupes et de gens très différents. C’est une forme très spécifique. Ce n’est pas un parti politique, ce n’est pas une organisation basée sur une classe sociale ou une ethnicité, et pourtant, c’est très organisé. Je ne dis pas que les Soulèvements de la Terre sont une réincarnation de la Commune de Paris. Mais ils sont la manifestation d’une manière de gérer des communs qui éclot quand l’État se retire. Cette forme peut s’appeler « Commune ». Ce terme a eu bien des sens historiquement. Il a désigné les villes bourgeoises du Moyen Âge, la part la plus radicalement démocratique de la Révolution française, des communautés paysannes à la campagne, les désirs qui s’exprimaient dans les réunions ouvrières à la fin du Second Empire : c’est-à-dire un monde basé sur l’association et la coopération. Étymologiquement, la commune signifie l’association et le partage d’intérêts.
Dans le cas des Soulèvements de la Terre, ce qui a créé leur besoin de s’associer est lié à la défense du vivant contre les assauts continus du capitalisme. Et ces assauts sont très violents. En particulier, les groupes qui composent les Soulèvements de la Terre ont choisi de défendre ce qu’il reste de terres agricoles en France. Les Communes sont marquées par le pragmatisme : elles sont ancrées dans des situations locales, et elles se confrontent aux conditions écologiques du présent. Elles font aussi un usage très créatif des ressources du présent. Il y a une dimension existentielle dans la forme-Commune : vous prenez la responsabilité d’organiser votre vie quotidienne avec d’autres. Or, quand les gens vivent différemment, souvent l’État le voit d’un mauvais œil.
Comment définissez la « forme-Commune » ?
Elle implique une forme très pragmatique d’intervention dans les conditions du présent, et la circonscription à une situation très locale. Les Soulèvements de la Terre ont retravaillé la forme archaïque de l’association et du travail ensemble pour l’adapter aux nouvelles conditions d’aujourd’hui et créer une boîte à outils complètement actuelle.
Cette nouveauté, on l’a découverte sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, avec la fabrication d’une solidarité dans une extrême diversité. Toute personne qui a assisté à des assemblées générales à la ZAD sait qu’on pouvait y voir des naturalistes, des avocats, des paysans à l’ancienne, des paysans super modernes, des lesbiennes séparatistes, des militants, des élus, des commerçants. Un arc époustouflant de gens qui s’attelaient à la dure tâche de s’entendre les uns avec les autres, et d’essayer de faire quelque chose ensemble. C’est la forme qui crée le plus de panique dans les élites car elle suppose que les gens soient capables de faire des alliances étendues. Kropotkine [géographe militant et théoricien du communisme libertaire au XIXe siècle – ndlr] dit que la solidarité n’est pas un sentiment, n’est pas quelque chose que l’on ressent, pas une éthique personnelle. C’est une stratégie révolutionnaire. Et c’est la plus importante de toutes les stratégies.
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Je suis une historienne un peu spéciale. Je ne crois pas que le passé nous enseigne quoi que ce soit. Ce n’est pas un donneur de leçons. Je ne crois pas que la lutte de Narita enseigne la moindre chose aux Soulèvements de la Terre. Ou que la Commune de Nantes ait appris des choses au Larzac. Le passé n’a pas de relation pédagogique avec nous.
Ce qui m’intéresse, c’est l’inverse : comment un mouvement contemporain comme les Soulèvements de la Terre nous fait changer de regard sur le passé. De nouveau, le Larzac devient visible. Et la lutte des agriculteurs contre l’aéroport de Narita dans l’histoire du Japon depuis la Seconde Guerre mondiale peut se voir comme le mouvement le plus important de l’époque .
Je crois que c’est le cas pour toutes ces luttes des terres depuis les années 1970. On peut maintenant les percevoir de nouveau et les percevoir différemment. Ces luttes d’ampleur, qui ont duré si longtemps, on voit qu’elles ont permis à tout le monde de réaliser pour la première fois qu’il ne suffisait pas de se battre pour l’égalité. Il fallait tenir cet objectif avec un autre : la défense des conditions de la vie sur la planète. Avec cette lecture, les années 1960 et 1970 deviennent principalement le moment où tant de gens prennent conscience de cette contradiction majeure entre le développement capitaliste et les conditions écologiques de la vie.