• Les sociologues Marion Fourcade et Kieran Healy signent avec "La société ordinale" une réflexion assez générale sur les paradoxes de la numérisation de nos sociétés. Si l’essai manque parfois d’exemples détaillés, la réflexion sur les limites d’un ordonnancement de la société par la mesure est plutôt pertinente.

    Ils montrent que la généralisation des classements conduit à une aporie. A invisibiliser le social par l’individualisation des calculs, le risque est de produire un "lumpenscoretariat" sans perspectives d’en sortir. La société ordinale est une société ordonnée, gouvernée en toute chose par la mesure, qui produit des effets très concrets sur la société dans une forme de stratification inédite qui bouscule la distribution des opportunités. Ce pouvoir ordinal concentre le pouvoir de la mesure dans quelques mains, mais surtout il distille l’idée que le classement et l’appariement sont la solution à tous nos problèmes. Rien n’est moins vrai. Les classements et appariements invisibilisent les réalités sociales et produisent une société sans échappatoire.

    Au prétexte de pouvoir calculer tout le monde, les systèmes produisent des scores qui fonctionnent très mal pour tous. Certains publics sont mal mesurés et mal classés. C’est ceux que Marion Fourcade appelle le “lumpenscoretariat” du capitalisme numérique. Ceux qui n’entrent pas dans les cases du formulaire, ceux dont la position est trop aberrante par rapport aux données et moyennes, ceux qui vont être maltraités par les systèmes de calcul, et qui seront d’autant plus mal traités que les scores les suivent par devers eux, se répliquent, se consolident dans d’autres index, sous la forme de cascades décisionnels de l’ordinal.

    Dans une société ordinale, l’important est le classement et ce classement ne permet pas de protéger les gens qui sont mal classés : il n’y a pas de compensation pour les marginalisés et les vulnérables. Dans la société ordinale, chacun semble avoir ce qu’il mérite, comme si la société n’existait pas. La société ordinale transforme la structure sociale du social en choix individuels qui n’en sont pas : le fait de ne pas avoir accès au crédit par exemple n’est pas un choix individuel ! Or, le classement et l’appariement n’ont rien de mesures objectives. En invisibilisant le social, elles le révèlent, l’amplifient et le figent au risque de stratifier une “précarité algorithmique”, qui s’installe pour de plus en plus en plus d’entre nous, les déclassés des systèmes.

    https://hubertguillaud.wordpress.com/2024/04/09/laporie-de-la-societe-ordinale

  • Une brève histoire de l’évolution des recommandations algorithmiques

    –> Il y a d’abord la première génération de la recommandation, celle des recommandations sommaires qui associent un produit à un autre.
    Sur les réseaux sociaux, la logique consiste à s’abonner aux gens qui nous intéressent pour être notifié de ce qu’ils ont publiés. C’est ce que l’on peut appeler l’âge de la souscription et le modèle des recommandations simples (2000-2010).

    –> Dans le modèle en réseau qui lui succède, la propagation d’un message ne dépend plus seulement des personnes auxquelles vous êtes abonnées, mais est amplifiée ou rétrogradée par les effets de réseaux. Plus un message est relayé, plus il est amplifié. Ce sont les réactions des autres qui structurent la recommandation. Les contenus sont scorés selon l’intérêt des utilisateurs et la viralité. C’est l’âge du réseau et du modèle des propagations (2010-2016).

    –> Avec la montée en puissance du machine learning, les recommandations se complexifient et prennent en compte de + en + de critères. La recommandation se base sur la similarité : on vous recommande ce qui a plu à des gens qui vous sont similaires parce qu’ils ont les mêmes comportements que vous sur les réseaux. C’est l’âge algorithmique et le modèle de la similarité (2016-2021) qui rendra les grandes plateformes de la recommandation incontournables.

    –> Mais, la recherche d’un engagement optimal ou idéal s’effondre. Confrontées à leurs effets (l’assaut du capitole en est le symbole), les plateformes dégradent volontairement la performance de certaines recommandations, comme l’information ou les hyperliens. Elles assument être à la recherche de leur rentabilité, et se mettent à amplifier leur modèle commercial, notamment la publicité, jusqu’à s’y noyer. C’est ce que l’on peut appeler l’âge du cynisme, des distorsions de marché et de l’emballement du modèle commercial (depuis 2021…).

    Un âge du cynisme dans lequel, faute de régulation pertinente, nous risquons d’être coincés un moment ! J’en parle plus longuement par ici : https://hubertguillaud.wordpress.com/2024/02/20/une-breve-histoire-de-levolution-des-recommandations-algor
    #algorithmes #recommandation

  • Le livre que la journaliste Celia Izoard consacre à l’extractivisme minier nous montre ce que l’on ne veut pas voir, derrière notre voracité sans limite. Beaucoup dirons qu’elle dresse un tableau apocalyptique, quand elle dresse un tableau informé du problème. L’impératif minier crée des états d’exceptions, pas des zones de responsabilité, insiste-t-elle, en montrant ce que nous sacrifions et comment. Au prétexte de la transition - qui cache pourtant bien d’autres enjeux -, nous sommes en train d’accélérer l’exploitation minière et ses conséquences. La mine n’est pas la solution à la crise climatique, explique-t-elle. La décroissance minérale devrait être notre seule perspective, mais elle n’est pas acquise !

    “Pour quiconque réfléchit à l’écologie, il est gratifiant de pouvoir proposer des remèdes, de se dire qu’on ne se contente pas d’agir en négatif en dénonçant des phénomènes destructeurs, mais qu’on est capable d’agir de façon positive en énonçant des solutions. Le problème est que dans ce domaine, les choses sont biaisées par le fonctionnement de la société”. Dans les années 70, les mouvements écologistes ont dénoncé la société fossile et nucléaire et ont défendu des techniques alternatives comme l’éolien ou le solaire. Ils combattaient la surconsommation d’énergie, mais ce n’est pas elle que nos sociétés ont retenues. Le capitalisme a adopté “les alternatives techniques en ignorant le problème politique de fond qui remettait en question la croissance industrielle”. Les éoliennes et centrales solaires à petites échelles sont devenues des projets industriels. La sobriété et la décroissance ont été oubliées. “Avant de se demander comment obtenir des métaux de façon moins destructrice, il faut se donner les moyens d’en produire et d’en consommer moins”.

    https://hubertguillaud.wordpress.com/2024/01/26/au-fond-du-trou-extractiviste #mines #terres_rares #extractivisme

  • Le risque fasciste de l’IA | Hubert Guillaud
    https://hubertguillaud.wordpress.com/2024/01/18/le-risque-fasciste-de-lia

    L’IA une prise de pouvoir par une porte dérobée
    Sur son blog, il présente l’IA comme un Thatchérisme. “L’IA est utilisée comme une forme de “Stratégie du choc“, dans laquelle le sentiment d’urgence généré par une technologie censée transformer le monde est utilisé comme une opportunité pour transformer les systèmes sociaux sans débat démocratique.” Quand l’IA est convoquée pour transformer l’hôpital et l’école, c’est une diversion qui vise à nous masquer leur effondrement sous les coups d’un désinvestissement massif. Or, l’IA ne comprend ni la médecine ni l’éducation. La seule chose que les grands modèles d’IA font très bien, c’est de transférer le contrôle aux grandes entreprises, et ce alors qu’aucun autre acteur n’a les moyens ou la puissance de traiter les données qu’elles savent traiter. “La promotion de l’IA est une privatisation par une porte dérobée”, une privatisation sous stéroïde qui vient renforcer celle déjà à l’oeuvre. L’objectif n’est pas de “soutenir” les enseignants et les travailleurs de la santé par de nouveaux dispositifs, mais de combler les lacunes d’un système en défaillance grâce à l’IA plutôt qu’avec le personnel et les ressources dont les systèmes publics auraient désespérément besoin. L’IA est un “Thatchérisme informatique” qui vise “la précarisation des emplois, la privatisation et les l’effacement des relations sociales réelles”. Elle vise à renforcer la cruauté bureaucratique envers les plus vulnérables comme le montre son utilisation dans les systèmes de protection sociale à travers le monde.

  • Le risque fasciste de l’IA | Hubert Guillaud
    https://hubertguillaud.wordpress.com/2024/01/18/le-risque-fasciste-de-lia

    Le propos fera certainement bondir nombre de thuriféraires de l’IA. Il mérite pourtant une écoute attentive car il souligne que la face sombre de l’IA est plus sombre qu’on le pense. Dan McQuillan est maître de conférence au département d’informatique de l’université Goldsmiths de Londres. Il est l’auteur de Resisting AI, an anti-fascist approach to artificial intelligence (Résister à l’IA, une approche anti-fasciste de l’IA, Bristol University Press, 2022, non traduit).

    • Hannah Arendt

      Quand tout le monde vous ment en permanence, le résultat n’est pas que vous croyez ces mensonges, mais que plus personne ne croit plus rien. Un peuple qui ne peut plus rien croire ne peut se faire une opinion. Il est privé non seulement de sa capacité d’agir, mais aussi de sa capacité de penser et de juger. Et avec un tel peuple, vous pouvez faire ce que vous voulez.

      Je trouve effrayant qu’à présent, plus grand monde en a encore quelque chose à foutre des faits.
      Les politiques mentent pratiquement en boucle et s’en battent les steaks qu’on s’en rende compte, beaucoup de journalistes se contentent de reproduire des dépêches, voire même carrément les communiqués de presse des uns et des autres sans aucun recul, contextualisation, que dalle. La pensée scientifique a quitté cette galaxie…

      C’est totalement déprimant… et totalitaire.

  • Corriger les biais des systèmes techniques n’est pas si simple, nous rappelle AlgorithmWatch en prenant l’exemple des annonces publicitaires de Meta. Car pour les corriger, il faut pouvoir les mesurer. Et le problème, c’est que toutes les catégories publicitaires doivent l’être selon leurs propres caractéristiques. Pour des annonces publicitaires localisées, il faut pouvoir corriger les biais de localisation selon les distributions des populations locales, pour les annonces d’emploi, selon les spécificités de genre ou de catégories sociales, pour les annonces liées aux revenus, disposer d’informations sur les revenus, etc. La tâche est immense et il est probable que les plateformes ne réagissent que sous le coup de condamnation, comme vient de le faire Meta sur les annonces immobilières aux Etats-Unis seulement.

    Face à ces problèmes récurrents, il n’est pas sûr que les rapports d’audit ou de transparence, telles que demandés aux BigTech suffisent. D’abord et avant tout parce qu’elles mettent dedans ce qui les arrange : elles définissent les normes de leurs contrôles (et chacune le fait différemment), choisissent leurs auditeurs et produisent les données qu’elles souhaitent partager, au risque d’un audit-washing et d’une inflation de rapports qui ne nous apprennent pas grand chose et qui ne permettent pas de faire levier pour agir. Et ce au détriment d’examens externes et indépendants, rendus de plus en plus difficiles...

    https://hubertguillaud.wordpress.com/2023/11/28/resoudre-les-biais-nest-pas-si-simple

  • Résoudre les biais n’est pas si simple ! | Hubert Guillaud aka @hubertguillaud
    https://hubertguillaud.wordpress.com/2023/11/28/resoudre-les-biais-nest-pas-si-simple

    Enfin, il y a d’innombrables autres biais dans les catégories de publics que ces systèmes produisent à la volée, par exemple quand une personne est identifiée comme s’intéressant aux jeux d’argent et de paris en ligne et qui va être sur-sollicitée sur ces questions, au risque de renforcer ses dépendances plutôt que de le protéger de ses vulnérabilités (ou d’autres vulnérabilités, comme le montrait The Markup, quand ils analysaient les catégories de la plateforme publicitaire Xandr – j’en parlais là), et l’amplification des biais risque d’être encore plus forte et plus difficile à corriger quand les publics cibles sont particulièrement spécifiques. Sans compter que finalement, c’est le but du ciblage publicitaire de produire des catégorisations et donc de la discrimination : ainsi quand on cherche à montrer une annonce à des cibles ayant tel niveau de revenu, c’est bien à l’exclusion de tous les autres (pour autant que ce ciblage fonctionne, ce qui est bien plus rarement le cas qu’énoncé, comme je l’évoquais en observant les troubles du profilage).

    Selon la loi européenne sur les services numériques, les plateformes ne sont plus autorisées à cibler des publicités en utilisant des catégories de données “sensibles”, comme la race, le sexe, la religion ou l’orientation sexuelle et doivent atténuer les risques systémiques découlant de leurs services. Reste que l’approche extrêmement fragmentaire de Meta pour atténuer les biais, tels que le propose le VRS, risque d’être difficile à appliquer partout, faute de données permettant de corriger les biais disponibles. Le débiaisage pose la question de quelles corrections appliquer, comment les rendre visibles et jusqu’où corriger ?

  • Les plateformes des Big Techs font un peu ce qu’elles veulent en toute impunité. Sous prétexte de fournir de grands services à tous qui semblent universels et à notre avantage, elles nous leurrent avec la complaisance des autorités qui laissent faire. A l’image des ajustements incessants de leurs outils de recommandation, qu’elles polluent de publicités et qu’elles orientent dans le sens de leurs intérêts. C’est ce que Cory Doctorow appelle « l’emmerdification ».

    Pour résoudre ces problèmes, l’auteur d’"Internet Con" propose de contraindre les plateformes à plus d’interopérabilité, à exiger une forme de neutralité des résultats et au régulateur à mieux surveiller leurs pratiques pour les contraindre dès qu’elles s’écartent de ces règles. Il est tant de limiter plus activement les pratiques anticoncurrentielles des Big Tech, de limiter l’essor du « capitalisme de commandement »...
    https://hubertguillaud.wordpress.com/2023/11/16/reguler-le-capitalisme-de-commandement

  • L’expérience est tellement édifiante qu’elle devrait interroger ceux qui rêvent des promesses que leur fait la technologie. Quand on compare les résultats de deux algorithmes de reconnaissance faciale depuis une même image de suspect, tournant sur la même base de données d’images de résultats, et bien apprenez qu’aucun des 2 ne renvoie dans leurs 10 premières correspondance une personne similaire ! Selon le système utilisé, vous n’aurez donc pas les mêmes suspects en retour !

    Ces systèmes qui produisent toujours des résultats sont en grande partie défaillants. Et ce n’est pas seulement la technique qui est défaillante (qui est « vendue » comme une technique d’analyse des traits du visage, alors qu’elle est sensible à bien d’autres éléments comme les poses, la qualité des images, etc.), mais la façon même dont elle produit du résultat, en n’expliquant jamais les raisons de ses limites. Et le pire, c’est qu’il n’y a pas que la technique qui est défaillante. Les « humains dans la boucle », ceux qui utilisent ces systèmes sont capables de croire en toute confiance en leurs capacités à travailler avec la machine quand celle-ci, bien souvent ne propose qu’amplifier leurs biais et leur confiance en eux.

    Regardons donc comment la reconnaissance faciale fonctionne, ou plutôt comment elle échoue, c’est le seul moyen de bien saisir que cette technologie n’a rien de magique, au contraire. https://hubertguillaud.wordpress.com/2023/11/21/la-reconnaissance-faciale-en-ses-limites #reconnaissancefaciale

  • Je suis toujours frappé de constater combien les services publics sont peu démocratiques. Les usagers n’y sont pas représentés. Ils ne décident rien des choses qui les concernent. Ils ne contrôlent pas non plus l’impact des actions engagées par l’administration.

    Pourquoi les services publics sont-ils si peu démocratiques ? Pourquoi devraient-ils le devenir ? Voilà les questions auxquelles tente de répondre le professeur de droit, Thomas Perroud dans son livre, "Services publics et communs : à la recherche du service public coopératif". Dans le pays "le plus animé par l’idée d’égalité, le rapport à la puissance publique est probablement le plus inégalitaire dans son vécu", explique-t-il, dans un livre qui vise à remobiliser les citoyens afin qu’ils arrêtent de se prêter aux consultations pour les convier à réclamer le pouvoir, seul à même de limiter l’arbitraire administratif et politique. Les défis qui sont devant nous, à savoir ceux du climat et de l’opacité du calcul, nécessitent plus que jamais de trouver des pratiques permettant de modifier la relation administrative. Il nous faut passer des services publics aux communs, et pour y parvenir, il faut faire une place inédite aux usagers.

    Le principe démocratique devrait toujours être un objectif de service public, rappelle le professeur de droit. « L’intérêt central du commun est non seulement d’apprendre la démocratie et l’égalité, mais aussi d’apprendre à l’individu à orienter son comportement par des motifs alignés sur l’intérêt général ». C’est par la démocratie qu’on apprend à prendre soin des autres, à tenir compte des autres. C’est par la démocratie qu’on apprend la démocratie.
    https://hubertguillaud.wordpress.com/2023/10/10/cest-encore-loin-les-communs

  • Le numérique tient-il plus d’une barrière, d’une possible nouvelle frontière dans la mondialisation ou au contraire, est-elle l’interface, le liant d’une nouvelle géopolitique dont les frontières se recomposeraient en dehors de toute géographie ? C’est la question que pose Ophélie Coelho dans son livre « Géopolitique du numérique ». Pour elle, le numérique est une couche supplémentaire de puissance et de rivalités, entre Etats, mais aussi entre Etats et multinationales. Il est à la fois l’outil d’affrontement des différents blocs du monde contemporain et le coeur de la domination.

    La grande question de cette géopolitique, c’est surtout la montée d’un pouvoir privé qui vient renforcer plus que perturber les équilibres géopolitiques en cours. Le numérique nous confronte à une puissance impériale inédite qui fait émerger un nouveau pouvoir au sein des blocs géopolitiques, un pouvoir particulièrement hégémonique et monopolistique... Une forme de privatisation du pouvoir, un colonialisme technique qui déstabilise la démocratie libérale elle-même, comme s’en inquiète Anu Bradford dans son livre, « Digital Empires ». Et qui pose la question de la régulation de ce qui apparaît comme un nouvel impérialisme. #numérique #géopolitique #régulation #impérialisme

    https://hubertguillaud.wordpress.com/2023/10/30/de-limperialisme-numerique

  • Dans un livre lourd, épais et gris, en forme de pierre tombale, Julian Bleecker, Nick Foster, Fabien Girardin et Nicolas Nova signent The Manual of Design Fiction (Near Future Laboratory, 2022), une somme – superbe ! – qui hésite entre l’histoire et l’épitaphe du Design Fiction. Cette rétrospective évoque les travaux les plus remarquables qui ont rythmé son déploiement tout en pointant quelques-unes de ses limites de cette forme d’innovation par le design.

    Rappelons donc que le design fiction consiste à créer des prototypes plausibles pour mieux évoquer et interroger les conséquences de nos choix à venir. C’est une sorte d’objet prospectif (sans être une preuve de concept), un “un moyen de développer une compréhension plus profonde d’un monde en mutation”. Une proposition pour interroger le monde, à l’image de l’affiche pour drone perdu… qui rappelle que même dans la modernité, celle-ci continuera à dysfonctionner comme aujourd’hui. Il a pour mission de montrer ce qu’on ne voit pas au premier abord. Il consiste, comme disait l’auteur de SF (et grand complice de la bande du NFL) Bruce Sterling dans Objets bavards à faire de la science-fiction avec des prototypes, pour tenter, par des objets, d’avoir le même impact que la SF a eu sur la production de connaissance. Et avec eux, à questionner, par l’humour, l’ironie et la satire, les promesses de la technique, comme pour la faire redescendre sur terre.

    Derrière le manuel pour apprendre à utiliser la fiction par le design, pourtant, pointe une forme de nostalgie. A l’heure où le futur est produit dans des tableurs Excel, des slides, des rapports de tendance, des scénarios, selon des méthodes analytiques et linéaires, le design est de plus en plus convoqué pour rendre ces scénarios plus productifs. Bleecker, Nova, Girardin et Foster paraissent alors comme les derniers représentants d’une méthode vertueuse, généreuse, qui ne visait pas son instrumentalisation, mais souhaitait donner à lire autrement d’autres rapports au monde. Des outils pour chercher des solutions parmi d’autres. C’est en cela que le livre ressemble finalement à un tombeau, une dernière célébration enthousiaste d’un design fiction originel qui est certainement en train de disparaître, assimilé par les méthodes marketing, vidé de ses questionnements sociaux et politiques. Le Manuel semble finalement un appel pour revenir à un Design Fiction originel, avant qu’il ne disparaisse. Une célébration à regrets.

    Les 4 amis défendent un design fiction qui interroge et questionne plus qu’il ne solutionne... Mais ils nous montrent peut-être, dans cette célébration, qu’à une époque où les réponses sont déjà là, formuler des questions semble être devenu un non enjeu. Peut-être parce que quand les réponses sont là, l’enjeu n’est pas d’améliorer les questions, mais de définir des limites.

    Plus de détails par là => https://hubertguillaud.wordpress.com/2023/02/20/tombeau-pour-le-design-fiction #design

  • Retour sur la 4 séance du cycle "Dématérialiser pour mieux régner" du Mouton Numérique. Au programme : regarder au-delà des services publics français, pour voir comment d’autres, en Europe, portent la lutte contre les algorithmes de contrôle et de profilage de l’action sociale. L’occasion de questionner, avec les allemands d’Algorithm Watch ou des associations néerlandaises et polonaises, les limites de leurs actions.

    On y apprend que la contestation prend du beaucoup temps et coûte de l’argent. On y apprend que partout, les systèmes se déploient et s’intensifient. On y questionne les limites de la contestation. La contestation est-elle le levier pour généraliser les systèmes ou les défaire ? La contestation vise-t-elle a améliorer des systèmes partout déficients ou faire reculer la surveillance ?

    “Il faut retourner l’éclairage intégral que les agences braquent sur les citoyens pour tout connaître d’eux, sur les agences elles-mêmes pour obtenir d’elles la même transparence que celle qu’elles demandent aux allocataires”.

    La suite, c’est par là =>
    https://hubertguillaud.wordpress.com/2023/02/04/a-quoi-servent-les-luttes-contre-la-numerisation #dématérialisation #contrôle #technoluttes

  • Ce que la surveillance change au travail : https://hubertguillaud.wordpress.com/2023/01/30/ce-que-la-surveillance-change-au-travail

    Retour sur le livre que la sociologue américaine, Karen Levy consacre aux routiers et à la transformation de leur métier par la surveillance numérique : Data Driven. L’occasion de saisir comment la surveillance change le travail, en concentrant responsabilités et injonctions contradictoires sur le dernier maillon de la chaîne logistique ! La technique est convoquée pour réduire le fossé entre la loi et la pratique, mais en réalité, elle déplace cet écart et met la pression sur les ouvriers spécialisés du système, en rendant certaines règles plus strictes à briser que d’autres. Cette surveillance ne s’intéresse pas aux conditions de travail, mais vise seulement à aligner les travailleurs aux objectifs des entreprises. Car derrière la régulation qui impose l’outil, ce sont les entreprises qui ont profité du déploiement de ces nouveaux outils qui transforment la gestion à distance des employés. Les nouvelles données sont très vites rendues productives. Le micro-management par les capteurs est viscéralement agressif. Il déplace le conflit entre le travailleur et son patron sur celui entre la machine et le travailleur, au détriment des luttes collectives comme des protections légales. C’est désormais au seul routier d’assumer les contradictions que la société lui impose. #travail #surveillance

  • Dématérialiser pour mieux régner : dématérialisation et non-recours | Hubert Guillaud
    https://hubertguillaud.wordpress.com/2022/11/16/dematerialiser-pour-mieux-regner-dematerialisation-et-non-

    La modernisation et la simplification tiennent surtout d’écrans de fumées dont il faut comprendre les logiques et les finalités.

    (...) La #dématérialisation est exclusive. Toutes les procédures d’accès au droit des étrangers sont dématérialisées. Mais pire encore, explique-t-il, impossible désormais d’avoir accès au droit sans passer par des associations ou des avocats. La dématérialisation est devenu un frein à la régularisation des sans papiers et à l’accès au droit. Et malgré les promesses de la mise en place de l’ANEF (l’Administration numérique pour les étrangers en France), un site qui concentre toutes les démarches, rien n’y est à jour.

    Il y a 7 à 8 ans, quand on faisait une demande de titre de séjour, on pouvait déposer un dossier physiquement en préfecture. Il fallait faire la queue très longtemps, mais on pouvait accéder au service sans rendez-vous. Peu à peu, les préfecture se sont fermées, avec la mise en place du rendez-vous obligatoire par internet. Le problème, c’est que la prise de rendez-vous est impossible du fait du système mis en place, comme l’a montré la Cimade avec son enquête, À guichets fermés. Entre 2018 et 2022, il n’y avait que deux solutions pour obtenir un rendez-vous pour un dépôt de titre de séjour en préfecture : l’acheter à des revendeurs sur internet pour 800 à 900 euros, revendeurs qui bookait les outils de rendez-vous des préfectures grâce à des robots, ou passer par un avocat pour contraindre les préfectures à proposer un rendez-vous après être passé au tribunal administratif et avoir fait la preuve que le prise de rendez-vous était impossible. Une magistrate qui s’en amusait disait que les tribunaux administratifs étaient devenus les Doctolib des préfectures – ou, comme le disait Le Monde, de transformer les juges en secrétaires de préfecture ! Le Secours Catholique, la Cimade et d’autres associations ont lancé un contentieux systématique contre ce système. Mais c’est très long. Il faut constituer la preuve que la prise de rendez-vous est impossible : c’est-à-dire pendant 2 à 3 mois, documenter de captures d’écrans l’impossibilité d’en obtenir un par des démarches répétées. Passer devant le tribunal, attendre la réponse de la préfecture… En juin 2022, la préfecture donnait des rendez-vous pour juillet 2023 ! Le contentieux contre la dématérialisation exclusive a été entériné par le Conseil d’Etat, mais c’est encore aux associations d’apporter la preuve !

    Désormais, c’est en train de changer. Les préfectures sont en train de s’adapter au processus démarches simplifiées. C’est encore compliqué parce qu’il faut un identifiant France Connect et un acte de naissance de moins de 6 mois, mais depuis l’avis du Conseil d’Etat, on obtient des rendez-vous. Reste que ça ne règle pas le problème. Le nombre de rendez-vous proposés chaque semaine n’arrive jamais à combler le retard et la demande.

    La folie de la démarche qui s’est mise en place, c’est Habib qui en parle mieux. Habib est sans papier. Il vit en France depuis 2007. Y travaille. Paye ses impôts. Est marié. A des enfants. Quand il a voulu régulariser sa situation, en 2019, il s’est retrouvé pendant des mois à tenter de prendre un rendez-vous sans jamais y parvenir. Alors il finit par faire son dossier avec le Secours catholique. En octobre 2021. Il vient d’avoir un rendez-vous. Il est pour dans un an et 3 jours ! 4 ans donc pour avoir un rendez-vous, on ne parle même pas d’obtenir un titre de séjour auquel, à la vue de son dossier, il devrait avoir largement droit !

    Les conditions implicites de l’accès au droit demande des preuves qu’il faut produire et des compétences numériques qu’il faut mobiliser, alors qu’elles ne sont pas forcément très bien distribuées parmi les administrés. La charge de l’administration revient de plus en plus aux administrés.

    #toctoc #RSA #CAF #séjour #étrangers #allocataires

  • “Quand on voit le niveau de dysfonctionnement de l’automatisation actuelle, on n’a pas envie de voir ce que donnera plus d’automatisation encore !” “Mais pourquoi font-ils ça ?” C’est la grande question ou le cri du coeur qui vient naturellement à qui comprend le délire du contrôle social automatisé que pratique la CAF. C’est la question à laquelle ont tenté de répondre la Quadrature, Changer de Cap et le sociologue Vincent Dubois à l’invitation du Mouton Numérique pour la 3e édition du cycle de rencontres Dématérialiser pour mieux régner. C’est à lire par ici : https://hubertguillaud.wordpress.com/2023/01/20/le-controle-social-automatise-dans-la-plus-grande-opacite #dematerialisation #caf #quadrature #controlesocial

    • L’efficacité de ces échanges [de #données] a considérablement progressé avec la possibilité de croiser les NIR, le numéro de sécurité sociale des usagers (et Dubois de rappeler pour l’anecdote que la possibilité de ce croisement a été rendue possible par un amendement du député du parti communiste, Jean-Pierre Brard en 1995, qui voulait que l’administration l’utilise pour lutter contre la fraude fiscale). A la fin des années 70, lors du scandale Safari, la menace était que toutes les données soient concentrées en un seul endroit. Mais cela ne s’est pas passé ainsi. “C’est le croisement de données qui s’est imposé, avec des données qui sont bien plus importantes, volumineuses et précises qu’elles ne l’étaient en 1978”. Le second type de contrôle qui existe, c’est le contrôle sur pièces, à la demande des agents. Le 3e, c’est le contrôle sur place, l’enquête à domicile, qui mobilise des techniques quasi policières, voir plus intrusives que les enquêtes policières, puisque les agents de la CAF ont le droit de s’introduire au domicile, de procéder à des enquêtes de voisinage, procèdent à un interrogatoire des administrés…

      .... les aides sociales sont de plus en plus conditionnées. Dans les années 90, une volonté de restriction des droits pour limiter les dépenses publiques s’est mise en place, qui est allée de pair avec la diabolisation des personnes qui perçoivent des aides. Les algorithmes sont le reflet de ces politiques.

      .... La CAF procède à 31,6 millions de contrôles automatisés par an pour 13 millions d’allocataires !

      ... Le contrôle automatisé est donc massif et induit une suspension des droits qui peut durer des mois. [oui, oui, et oui, je sors d’en prendre, avec rétablissement des droits coupés. on ne s’en sort que si on n’est pas désocialisé, avec capacité d’emprunt, voir l’article !]

      .... le #non_recours risque surtout d’être la pilule pour faire accepter le scoring.

      par ailleurs dire

      l’allocataire n’est pas au courant du passage d’un contrôleur et si l’allocataire n’était pas à son domicile, la CAF considère que le contrôle a été refusé !

      me parait faux, en théorie (loi) les allocataires doivent être prévenus (en général un mot dans la boite aux lettres physique annonçant le passage de l’agent de contrôle)

      merci pour ce(s) cr @hubertguillaud !

      #toctoc

      #visites_domiciliaires #allocataires #RSA #APL #CSS #santé #revenu #datamining #statisitiques_préventives #score_de_risques #scoring #guerre_aux_pauvres

  • Ce que la dématérialisation fait au travail social | Hubert Guillaud @hubertguillaud
    https://hubertguillaud.wordpress.com/2022/11/28/ce-que-la-dematerialisation-fait-au-travail-social

    Nadia Okbani dresse le même constat chez les agents de la CAF. La dématérialisation a commencé par une diversification des modes de contacts, ou ouvrant au contact par mail ou en ligne. Puis, le mode de contact numérique a été rendu obligatoire pour certaines démarches, comme la prime d’activité et les aides personnalisées au logement étudiant. Désormais, la norme, c’est la démarche en ligne. Et pour mieux l’imposer, c’est l’accueil physique dans les agences qui a été modifié. Désormais, le rendez-vous prévaut. On n’a plus accès aux agents à l’accueil des Caf, mais à des ordinateurs dans un espace de libre service. Bien souvent, il n’y a plus d’accueil assis, hormis pour ceux qui attendent leur rendez-vous. Il y a bien des conseillers présents, mais ceux-ci ne maîtrisent pas la gestion des droits, ils ne sont là que pour accompagner les usagers à faire leur démarches en ligne ou à prendre rendez-vous sur un ordinateur. Les conseillers présents sont formés en 14 semaines, quand il faut 18 mois de formation à un agent pour maîtriser la complexité des prestations. Dans ces espaces, les publics attendent, s’impatientent. Certains gèrent leurs démarches. Les conseillers activent les publics pour qu’ils réalisent leurs démarches seuls. Or, bien souvent, les publics viennent pour des questions précises et n’obtiennent pas de réponses puisqu’ils n’accèdent pas à ceux qui pourraient les leur apporter. Prendre un rendez-vous en ligne est lui-même compliqué. Bien souvent, il n’y a pas de créneau qui sont proposés (les rendez-vous sont libérés à certains moments de la semaine, et c’est l’information capitale : à quel moment faut-il se connecter pour espérer avoir un créneau de rendez-vous). Certains motifs qu’il faut renseigner pour en obtenir un, ne fournissent pas de rendez-vous. D’autres au contraire ouvrent plus facilement un accès, comme le fait de déclarer être enceinte. Souvent, l’agent vous appelle la veille du rendez-vous au prétexte de le préparer, rappeler les documents nécessaires à apporter… bien souvent, c’est pour tenter de trouver une raison de l’annuler. Quant aux rendez-vous pour un RSA, les 20 minutes maximum que les agents peuvent passer avec un usager, fait qu’ils sont décomposés en plusieurs rendez-vous, quand ils ne sont pas sans cesse reportés. Au final, constate Nadia Okbani : “ce sont les publics les plus précarisés qui sont les plus éloignés des agents les plus compétents, alors que ce sont eux qui en ont le plus besoin”, d’abord parce que leurs situations sont souvent compliquées et nécessitent des savoirs-faire pour dénouer l’écheveau complexe des droits auxquels ils pourraient avoir accès.