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  • « Le dispositif de récupération des biodéchets est un miroir aux alouettes », Sabine Barles, urbaniste

    Jusqu’au tournant du XXe siècle, le mot « déchet » n’est pas employé pour désigner les matières organiques, tout simplement parce que ces résidus – épluchures, os, excréments… – sont considérés comme très utiles, notamment pour l’agriculture, où ils servent d’engrais. On les appelle boues, ordures (du latin horridus, qui veut dire « horrible »), ou immondices (du latin immunditia, « saleté »), ce qui n’empêche pas de les valoriser.

    Le mot déchet (qui vient du verbe choir) désigne, au contraire, ce qu’on n’utilise pas dans la fabrication ou la transformation d’un objet, comme les chutes de tissu lors de la confection d’un vêtement.

    [...]

    Depuis le 1er janvier, les collectivités doivent organiser le tri à la source des déchets organiques. Cette mesure marque-t-elle une étape dans ce nouveau récit ?

    A première vue, récupérer les matières organiques semble être une mesure positive. Mais au-delà même des difficultés de faisabilité, le dispositif est un miroir aux alouettes, une façon de nous laisser croire qu’on agit sans aborder les problèmes de fond. Pour que cette collecte soit vraiment utile, il ne suffit pas de déposer un bac et d’organiser une tournée supplémentaire. Il faut un objectif.

    Les #villes concentrent un gisement d’#engrais qui, si on le mobilise, peut contribuer à la nécessaire transformation de l’#agriculture et à la sortie des engrais industriels, à la fois à l’échelle locale pour développer l’agriculture urbaine, mais aussi plus largement à l’échelle régionale. Car il n’existe pas de ville autarcique, c’est une illusion. Chacune entretient des liens avec des territoires qui l’approvisionnent et qu’elle peut approvisionner. Et il est logique et nécessaire que les villes rendent à la #campagne ce qu’elles lui prennent, comme elles l’ont fait jusqu’au début du XXe siècle.

    Malheureusement, la question de cette complémentarité entre la ville et la campagne n’est pas abordée aujourd’hui. Pourtant, l’agriculture n’est jamais très loin de la ville. L’objectif n’est pas que le compost fasse des milliers de kilomètres, mais il peut en parcourir dix à vingt.

    Pour une région comme l’Ile-de-France et le bassin de la Seine, où plus de 40 % de l’espace est agricole, la récupération des fertilisants urbains permettrait, avec la généralisation d’un système de #polyculture et d’élevage biologique, de sortir des engrais industriels. On sait que cela fonctionne, mais ce n’est pas à l’agenda politique.

    Quels sont les principaux freins à de tels changements ?

    La valorisation agricole des #biodéchets se heurte à plusieurs obstacles : la production d’#énergie continue d’avoir la faveur de nombreuses collectivités, qui sont aussi souvent dépendantes des filières existantes. Ces filières nécessitent des équipements lourds – la massification entraînant des économies d’échelle – qui doivent être nourris en permanence. C’est le cas de l’#incinération, qui s’est considérablement développée depuis les années 1970 et permet la production de chaleur. Les villes équipées n’ont aucun intérêt à priver leurs incinérateurs de #déchets.

    Dans d’autres cas, la #méthanisation, qui consiste à dégrader les matières organiques par l’action de bactéries pour produire du biogaz, vient directement concurrencer le compostage des biodéchets. Or, ce procédé ne produit qu’une quantité limitée d’énergie et conduit à la perte d’une matière organique qui serait bien plus utile à l’agriculture. La priorité de l’utilisation agricole par rapport à la valorisation énergétique est pourtant inscrite depuis 2008 dans la hiérarchie officielle des traitements des déchets.

    Que faudrait-il faire pour aller plus loin ?

    Outre la mise en place d’une filière structurée de valorisation agricole, le plus urgent est aujourd’hui de diminuer les quantités de biodéchets. De 20 % à 30 % des produits alimentaires sont perdus à différents niveaux de la chaîne : une partie non négligeable du gaspillage intervient dans la sphère domestique et les services de restauration collective, mais beaucoup de pertes ont lieu plus en amont. Il serait nécessaire d’engager une réflexion sur l’ensemble du système #agri-alimentaire, ce qui n’est pas du ressort des collectivités qui gèrent les déchets.

    Le #recyclage, présenté comme l’alpha et l’oméga de la croissance verte, est une mauvaise réponse s’il est pensé en bout de chaîne, comme c’est le cas aujourd’hui. Une vraie stratégie de sobriété énergétique et matérielle suppose des implications économiques et politiques autrement importantes et une transformation profonde de la société. On en est encore loin.
    https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/01/04/sabine-barles-urbaniste-le-dispositif-de-recuperation-des-biodechets-est-un-

    https://justpaste.it/fthlb

    #histoire #écologie

  • « Nous, Françaises juives et Français juifs, appelons à un cessez-le-feu immédiat et durable à Gaza »

    Après cinquante-sept années d’occupation accompagnée d’humiliations, d’expulsions de leurs maisons et de leurs terres, d’emprisonnements arbitraires, de meurtres multiples, d’implantation de colonies et d’échecs de différentes actions pacifiques, on peut comprendre que de nombreuses Palestiniennes et de nombreux Palestiniens refusent de condamner l’action du Hamas du 7 octobre en la considérant comme un acte légitime de résistance à la colonisation et au terrorisme d’Etat d’#Israël.

    On peut aussi comprendre qu’après les 1 200 meurtres, les viols, les violences sexuelles et l’enlèvement de près de deux cents otages, dont une majorité de civils, de nombreuses Israéliennes et de nombreux Israéliens soutiennent les actions meurtrières de l’armée en les considérant comme une réponse légitime aux actions du Hamas.

    Toutefois, nous condamnons tous ces actes terroristes.
    Ce n’est pas parce que juives et juifs que nous condamnons les actes terroristes et les crimes de guerre que constituent les meurtres, les viols, les violences sexuelles et les enlèvements de civils perpétrés par des commandos du Hamas. Ce n’est pas bien que juives et juifs que nous condamnons les actes terroristes et crimes de guerre que sont les bombardements, destructions et massacres massifs, en très grande majorité de femmes et d’enfants, commis par l’armée israélienne et les colons à Gaza et en Cisjordanie depuis plus de trois mois.

    C’est parce que nous sommes attachés à la dignité de toute personne humaine que nous les réprouvons, sans considérer que les Palestiniens ou les Israéliens seraient criminels ou terroristes par nature.

    Au nom de ce passé

    Cette condamnation n’est pas sans liens avec notre judéité, une composante parmi d’autres de nos identités multiples, un héritage familial qui rattache certains des signataires à l’histoire du génocide des juifs d’Europe. Une grande partie des familles de celles et ceux d’entre nous qui sont originaires d’Europe centrale et orientale a été assassinée par les nazis et leurs collaborateurs locaux au cours de la Shoah.

    Certains d’entre nous, de nos parents et de nos grands-parents ont survécu à la chasse aux juifs menée par la Gestapo et la police de Vichy. Refusant d’obéir aux injonctions à se déclarer juifs et à porter l’étoile jaune, ils ont choisi de résister, de se cacher et de cacher leurs enfants. Beaucoup parmi eux ont échappé à la mort grâce à la solidarité et à la désobéissance civile de Français non juifs qui les ont cachés au péril de leur propre vie, sans demander qui ils étaient, ni d’où ils venaient.

    C’est aussi au nom de ce passé que nous affirmons qu’il est illégitime et ignoble de justifier le massacre de dizaines de milliers de civils gazaouis et cisjordaniens au nom du génocide des juifs d’Europe, auquel le peuple palestinien n’a en rien participé. Avec beaucoup de juives et de juifs à travers le monde, y compris en Israël, nous dénions au gouvernement Nétanyahou et à ses soutiens le droit, en se prévalant de la Shoah, d’agir à #Gaza et en #Cisjordanie en notre nom et en celui de nos ancêtres.

    Pour autant, comprendre ce que ressentent les deux peuples, ce n’est ni excuser ni justifier les crimes de guerre. Rien n’excuse ni ne justifie le choix du Hamas de cibler délibérément des civils. Si nous soutenons le peuple palestinien quand il revendique, y compris par la lutte armée contre l’armée israélienne ou les colons armés, ses droits nationaux face à Israël, et auparavant contre le colonisateur britannique, cette juste fin ne légitime pas tous les moyens. L’histoire montre que ceux qui se livrent à de tels actes dans leur combat pour l’indépendance en arrivent ensuite à les reproduire contre leur propre peuple.

    A égalité de dignité et de droits

    Rien ne peut davantage excuser ni justifier le traitement par Israël des #Palestiniens comme des « animaux humains ». Rien ne peut justifier la destruction de maisons, d’hôpitaux, d’écoles, de routes, de quartiers voire de villes entières, la privation de nourriture, d’eau et de soins, les déplacements forcés, ni les assassinats en masse. Rien ne peut justifier les encouragements et les soutiens aux colons armés qui exproprient et tirent à vue sur des Palestiniens de Cisjordanie.

    Rien ne justifie ou n’excuse l’antisémitisme, le racisme anti-arabe, l’apartheid. On ne peut ni justifier ni excuser la négation de l’existence et des droits des peuples palestinien et israélien. La haine sans cesse alimentée, le fondamentalisme religieux et le recours au terrorisme que partagent les dirigeants du Hamas et les dirigeants israéliens actuels ne peuvent qu’engendrer la guerre sans cesse recommencée.

    En transformant leur « Terre sainte » en charnier, ils se renforcent réciproquement. Ils empêchent toute solution politique, la seule issue, même si sa forme est difficile à prévoir, pour que ces peuples puissent un jour vivre en paix, à égalité de dignité et de droits. La recherche d’une paix juste et durable est la seule alternative à l’épuration ethnique à laquelle aspirent les fous de Dieu des deux camps.

    Nous sommes solidaires des familles des otages israéliens comme des familles des prisonniers palestiniens, solidaires de celles et ceux qui, en Israël, combattent la sale guerre en cours, et solidaires de celles et ceux qui subissent les massacres à Gaza et en Cisjordanie. Comme des millions de personnes à travers le monde, nous exigeons un cessez-le-feu immédiat et durable, ainsi que la libération des otages israéliens et des prisonniers palestiniens.

    Nous appelons le gouvernement français à œuvrer, notamment au sein des instances internationales, au #cessez-le-feu immédiat et durable.

    Auteurs : Edgar Blaustein, militant associatif ; Dominique Glaymann, professeur émérite de sociologie, université d’Evry, université Paris-Saclay ; Claude Szatan, militant associatif.
    Premiers signataires : Sophie Bessis, historienne ; Rony Brauman, ex-président de Médecins sans frontières ; Régine Dhoquois-Cohen, juriste, militante associative ; Alain Cyroulnik, syndicaliste FSU ; Laura Fedida, militante antiraciste ; Pierre Khalfa, économiste, Fondation Copernic ; Danièle Lochak, universitaire ; Pierre Tartakowsky, président d’honneur de la Ligue des droits de l’homme ; Véronique Nahoum-Grappe, chercheuse en sciences sociales, Paris ; Dominique Vidal, journaliste et historien.

    https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/01/30/nous-francaises-juives-et-francais-juifs-appelons-a-un-cessez-le-feu-immedia

  • Loi « immigration » : « Le Conseil a manqué l’occasion de se prononcer sur les limites constitutionnelles aux atteintes portées aux droits des étrangers »
    https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/01/28/loi-immigration-le-conseil-a-manque-l-occasion-de-se-prononcer-sur-les-limit

    Loi « immigration » : « Le Conseil a manqué l’occasion de se prononcer sur les limites constitutionnelles aux atteintes portées aux droits des étrangers »
    Tribune Samy Benzina Constitutionnaliste
    En censurant essentiellement les « cavaliers législatifs », le Conseil constitutionnel a laissé en suspens la question de la conformité de la « préférence nationale » aux droits et libertés constitutionnels, explique, dans une tribune au « Monde », Samy Benzina, professeur de droit public à l’université de Poitiers.
    La décision du Conseil constitutionnel restera comme l’une des plus habiles qu’ait rendues l’institution de la rue de Montpensier : elle lui a permis de se sortir de la situation inextricable dans laquelle l’avait injustement placée la majorité présidentielle. Le juge constitutionnel n’a en principe vocation qu’à contrôler la constitutionnalité des dispositions d’une loi adoptée par la majorité et contestée par l’opposition. Or, il s’est trouvé saisi d’un texte, fruit d’un compromis entre le gouvernement et les parlementaires de droite, dont des ministres et des membres de la majorité ont pointé publiquement, de manière inédite, les potentiels vices de constitutionnalité.
    L’objet du contrôle de constitutionnalité a priori s’en trouvait dès lors détourné : la majorité présidentielle (relative) entendait en faire un mécanisme lui permettant de remporter juridiquement ce qu’elle n’avait pas su obtenir politiquement. Voilà pourquoi le gouvernement n’a pas pleinement exercé sa fonction de défenseur de la constitutionnalité de la loi devant le juge constitutionnel : il s’en est remis, de manière inhabituelle, « à la sagesse du Conseil constitutionnel » à propos du nombre de dispositions introduites par les sénateurs républicains avec lesquelles il était en désaccord.
    Le Conseil constitutionnel se trouvait dès lors placé dans une impasse présentant des risques significatifs pour sa légitimité. Une censure des dispositions les plus sensibles du texte au regard de leur contrariété à certains droits ou libertés aurait conduit à la vive mise en cause de l’institution et au retour de l’antienne sur le « gouvernement des juges » – un risque bien réel au vu des attaques dont il avait fait l’objet, en 1993, à la suite de sa décision de censure d’une loi relative à l’immigration. A l’inverse, une déclaration de conformité aurait provoqué des doutes sur sa capacité à être un véritable gardien des droits et libertés constitutionnels.
    En choisissant de qualifier l’essentiel des dispositions les plus controversées de la loi de « cavaliers législatifs », le Conseil constitutionnel a privilégié une solution ingénieuse : tout en se fondant sur une jurisprudence bien établie et sur un raisonnement juridique en apparence imparable, il évite de se prononcer sur l’atteinte éventuelle de ces dispositions aux droits et libertés constitutionnels. Cette habileté du Conseil constitutionnel ne le préservera cependant pas de certaines critiques légitimes.
    D’abord, si la jurisprudence relative aux « cavaliers législatifs » est ancienne, elle a en effet été appliquée avec un zèle particulier dans le cadre du contrôle de cette loi, et ce en dépit de la révision constitutionnelle de 2008 qui avait justement vocation à desserrer son contrôle. Rappelons qu’en l’état du droit, lorsqu’il contrôle une disposition qui a été ajoutée par voie d’amendement, le juge constitutionnel doit contrôler qu’elle présente un lien, même indirect, avec le contenu du projet de loi initialement déposé devant le Parlement.
    La décision sur la loi « immigration » montre que ce contrôle n’est pas toujours exercé avec la même vigilance ou cohérence : dans sa décision sur la loi du 10 septembre 2018 pour une immigration maîtrisée, il avait ainsi admis des dispositions relatives à la nationalité sans y voir de « cavalier » alors qu’il vient de faire le contraire sans qu’on puisse objectivement expliquer cette différence.
    Ensuite, ce choix de censurer une grande partie de la loi pour un motif procédural surprend d’autant plus quand on le met en parallèle avec sa décision du 14 avril 2023 sur la loi de réforme des retraites. Dans cette dernière, le Conseil constitutionnel avait refusé de voir un quelconque vice de constitutionnalité dans l’emploi, par le gouvernement, d’un projet de loi de financement rectificative de la Sécurité sociale et l’accumulation du recours aux mécanismes de rationalisation du parlementarisme, et ce alors même que cela avait largement tronqué les débats parlementaires.
    La décision de censurer plus d’un tiers des articles de la loi « immigration » largement issus d’amendements parlementaires donne de ce fait l’impression d’un deux poids, deux mesures : le Conseil paraît appliquer les règles procédurales de manière plus pointilleuse à l’égard des parlementaires que du gouvernement.
    Enfin, cette décision laisse en suspens la question de la conformité aux droits et libertés constitutionnels de certaines dispositions particulièrement controversées, comme l’article 19, qui instaure une « préférence nationale » en restreignant l’accès à certaines prestations sociales non contributives pour nombre d’étrangers. Certes, il y a peu de chance que ces articles soient de nouveau discutés à court terme : on imagine mal la majorité présidentielle soutenir la réintroduction de dispositions qu’elle a contestées publiquement et que le gouvernement n’a pas défendues devant le Conseil constitutionnel.
    La question de la constitutionnalité de certains dispositifs va cependant inévitablement se reposer, au moins dans le cadre des campagnes électorales, dès lors que certains partis défendent cette « préférence nationale ». Le juge constitutionnel a manqué l’occasion de se prononcer au fond sur les limites constitutionnelles aux atteintes portées aux droits des étrangers. Une telle décision aurait pu informer les citoyens sur la compatibilité du programme politique de certains partis avec la Constitution, information qui apparaît d’autant plus nécessaire que la révision de la Constitution n’est pas chose aisée. Ainsi, si la décision du Conseil constitutionnel a le mérite d’empêcher la promulgation de dispositions contestables, elle ne marque pas pour autant un progrès de l’Etat de droit.

    #Covid-19#migrant#migration#france#loiimmigration#constitution#preferencenationale#etranger#egalite#sante#droit

  • « Le franc CFA suscite bien trop de détestation pour que l’on s’en tienne au statu quo »
    https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/01/18/le-franc-cfa-suscite-bien-trop-de-detestation-pour-que-l-on-s-en-tienne-au-s

    Marie de Vergès, 18 janvier 2024

    Les rumeurs concernant le souhait des juntes sahéliennes de créer leur propre monnaie rendent nécessaire une réflexion sur une nouvelle gouvernance monétaire en Afrique de l’Ouest, relève dans sa chronique Marie de Vergès, journaliste au « Monde ».

    Qu’on se le dise, certains ont encore foi dans le franc CFA. Cette monnaie commune à quinze pays africains, indexée à l’euro et garantie par la France, s’impose comme une valeur refuge au Nigeria et au Ghana du fait de l’effondrement, ces dernières années, de leurs propres devises, le naira et le cedi. En comparaison, la stabilité et la convertibilité du franc CFA en font un actif recherché par les hommes d’affaires et les commerçants, qui se soucient peu des controverses relatives à cette « relique coloniale ».

    De fait, la monnaie commune a joué un rôle plutôt protecteur face aux turbulences de l’économie mondiale. Tandis que l’envolée soudaine des taux d’intérêt et du dollar rimait avec dépréciations brutales de la monnaie et inflation galopante dans une bonne partie du continent, la parité avec l’euro a limité les dérapages au sein de la zone franc. Les prix ont augmenté moins vite qu’ailleurs, les risques de surendettement y sont demeurés plus contenus.

    Voilà pour les faits. Mais tous les raisonnements économiques du monde ne parviendront pas à gommer l’impopularité de cette monnaie, dont l’acronyme signifiait jusqu’en 1958 « franc des colonies françaises d’Afrique ». Plus de soixante ans après les indépendances, ses nombreux détracteurs la dépeignent comme l’ultime legs de la « Françafrique », perpétuant la domination de Paris sur ses anciennes possessions.
    Lire aussi | Les exagérations et manipulations de Giorgia Meloni, qui accuse la France d’exploiter certains pays d’Afrique avec le franc CFA

    « Quatre-vingts pour cent, peut-être même 90 % des jeunes Africains pensent qu’il faut sortir du franc CFA », assénait l’entrepreneur camerounais William Elong, interrogé par Radio France internationale (RFI) et Jeune Afrique le 12 janvier. Ce spécialiste des drones, qui fut le plus jeune diplômé de l’Ecole de guerre économique à Paris, réagissait à l’ambition prêtée aux juntes qui dirigent le Mali, le Burkina Faso et le Niger de quitter la zone franc pour créer leur propre monnaie. « Une idée magnifique », selon M. Elong.

    Dessiner une nouvelle feuille de route

    Quel crédit faut-il donner à un tel projet ? A ce jour, celui-ci n’a été guère plus qu’esquissé par les putschistes au pouvoir à Bamako, Ouagadougou et Niamey. Réunis depuis septembre 2023 au sein d’une Alliance des Etats du Sahel, les trois pays se sont bornés à indiquer leur souhait d’approfondir leur coopération économique et monétaire. Mais, sur fond de rhétorique souverainiste, l’allusion a été largement interprétée comme le dessein d’un abandon du franc CFA. Sur les réseaux sociaux, les internautes ouest-africains sont déjà nombreux à imaginer la naissance prochaine d’une banque centrale des Etats du Sahel…

    Il n’est pas interdit de quitter la zone franc. La Guinée, la Mauritanie et Madagascar l’ont déjà fait, de même que le Mali, sorti en 1962, avant d’y revenir en 1984. Mais un départ groupé dans un contexte de tensions inédites entre les pays de la région pourrait bien précipiter le démantèlement de l’Union économique et monétaire ouest-africaine, l’un des deux sous-espaces de la zone franc avec la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale.

    Une transition abrupte a toutes les raisons d’effrayer, tant pèsent lourdement les risques de fuite des capitaux et de dévaluations en série. Mais s’il reste défendu par quelques-uns, le franc CFA suscite bien trop de détestation pour que l’on s’en tienne au statu quo. Fin 2019, à Abidjan (Côte d’Ivoire), Emmanuel Macron et son homologue ivoirien, Alassane Ouattara, avaient semblé ouvrir la voie en annonçant publiquement la fin du franc CFA en Afrique de l’Ouest. Celui-ci devait être remplacé par l’eco, une monnaie censée fédérer à terme tous les pays de la région.

    Plus de quatre ans plus tard, malgré des réformes de fonctionnement, ce passage de relais tarde à se matérialiser. De l’épidémie de Covid-19 au conflit russo-ukrainien, plusieurs crises sont passées par là. Les péripéties sont, et resteront, nombreuses, mais le temps est venu de dessiner une nouvelle feuille de route. Comment se projeter dans l’après ? Selon quelles modalités et quel calendrier ? La réflexion éviterait un saut dans l’inconnu improvisé et donc périlleux, tout en permettant à la France et à ses anciennes colonies de tourner enfin une page d’histoire tourmentée.

    #FrancCFA #impérialisme #finance #monnaie #Mali

  • L’accusation de « génocide », une arme dans les grands conflits géopolitiques

    Alors que la Convention de 1948 contient l’engagement de prévenir et punir le crime de génocide, et donc l’obligation d’agir dès lors qu’un massacre à caractère génocidaire est identifié, ce risque a été souvent invoqué dès lors qu’il s’est agi de devoir justifier une intervention militaire.

    Bien sûr, la Cour internationale de justice (CIJ) de La Haye n’a pas rendu de jugement sur le fond ni accédé à la demande sud-africaine d’un cessez-le-feu immédiat à Gaza, où l’offensive israélienne, déclenchée à la suite des attaques du 7 octobre 2023, a fait plus de 26 000 morts (selon les bilans du ministère de la santé de la bande de #Gaza, administrée par le Hamas) et conduit au déplacement de 1,9 million de personnes, 80 % des habitants de l’enclave.

    Mais vendredi 26 janvier, en se déclarant compétente pour statuer sur des accusations d’acte de génocide, puis en demandant au gouvernement Nétanyahou d’« empêcher la commission de tout acte entrant dans le champ d’application » de la Convention sur le génocide à Gaza, les juges ont infligé à Israël un camouflet sans précédent.

    Même si le premier ministre israélien avait par avance dénié toute légitimité aux travaux de la CIJ, invoquant le « droit fondamental » d’Israël à se défendre, le coup est rude. Car cette décision ne peut qu’embarrasser les alliés les plus proches d’Israël, étant donné la force symbolique du crime de génocide, qui renvoie aux fondements mêmes du #droit_international.

    Adoptée au Palais de Chaillot, à Paris, par l’Assemblée générale des Nations unies le 9 décembre 1948, à l’unanimité, la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide est un texte fondamental de l’après-guerre, d’une importance comparable à la Déclaration universelle des droits de l’homme, adoptée le lendemain au même endroit. Dans l’esprit des signataires, ces deux textes se complètent et se répondent : le premier affirme le droit à l’existence des groupes, tandis que le second grave dans le marbre les droits des individus.

    Forgé à partir de 1943 par le juriste américain Raphael Lemkin (1900-1959), le terme de « génocide » est défini comme l’ensemble des actes « commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux ». Issu d’une famille juive galicienne ayant fui l’Europe après l’invasion de la Pologne, en 1939, Lemkin avait pleinement conscience de l’horreur de l’extermination des Juifs d’Europe, mise en œuvre par l’Allemagne nazie et ses alliés.

    Précédent arménien

    Mais, au moment où il s’est agi de définir conceptuellement le néologisme de « génocide », le juriste n’a pas uniquement les 6 millions de morts de la Shoah en tête. A de multiples reprises, celui-ci a réaffirmé l’importance du précédent arménien (plus de 1 million de personnes exterminées par les soldats ottomans en 1915-1916), et particulièrement d’un épisode qui avait profondément frappé les opinions publiques : le procès à Berlin, les 2 et 3 juin 1921, de Soghomon Tehlirian (1897-1960), un jeune survivant des massacres qui avait tué en pleine rue l’ancien grand vizir ottoman Talaat Pacha, considéré comme le grand architecte du génocide.

    Brillamment défendu par ses avocats, qui feront porter les débats sur l’horreur du crime commis en 1915 et l’impunité des bourreaux, Tehlirian est acquitté. Dans son autobiographie, Lemkin écrit : « Pourquoi un homme est-il puni quand il tue un autre homme ? Pourquoi le meurtre d’un million de personnes est un moindre crime que le meurtre d’un seul individu ? »

    Un demi-siècle plus tard, le grand historien Raul Hilberg, auteur de la monumentale Destruction des juifs d’Europe, considérait lui-même, dans l’ultime édition de son maître ouvrage (Folio histoire, 2006), que le génocide des Tutsis du Rwanda (800 000 morts d’avril à juillet 1994) relevait d’une logique génocidaire comparable à la Shoah. Pris ensemble, ces trois crimes de masse (ainsi que le massacre de Srebrenica en juillet 1995, lui aussi qualifié de « génocide » par la justice internationale) présentent des caractéristiques similaires : les discriminations et la persécution d’une minorité, la montée d’une rhétorique exterminatrice, et l’action d’un « Etat criminel ».

    Par la suite, les revendications autour d’autres grands drames du XXe siècle, comme l’Holodomor (la grande famine ukrainienne de 1932-1933), qualifié de génocide par le Parlement français en 2023, les exactions des Khmers rouges cambodgiens ou le massacre des Herero et des Nama de Namibie en 1904-1908 (50 à 80 % de la population assassinée par le colon allemand) ont également abouti à des reconnaissances internationales. Si bien qu’au fil du temps ce que l’avocat international Philippe Sands, auteur de Retour à Lemberg (paru en français chez Albin Michel en 2017), qualifie de « hiérarchie informelle » s’est imposé, faisant du génocide le « crime des crimes » et conduisant en retour à une multiplication des demandes de reconnaissance.

    Des démocraties réticentes

    Devenu un argument dans les grands conflits géopolitiques, le risque de génocide a souvent été invoqué dès lors qu’il s’est agi de devoir justifier une intervention militaire. C’est la crainte d’un génocide à Benghazi qui sera mise en avant par la France et le Royaume-Uni pour justifier l’intervention en Libye en 2011. Car, dans son article 1, la Convention de 1948 contient l’engagement de prévenir et punir ce crime, et donc l’obligation d’agir dès lors qu’un massacre à caractère génocidaire est identifié. Mais les démocraties occidentales, instruites par les échecs des dernières décennies, sont de plus en plus réticentes à l’idée d’interventions à l’étranger, fût-ce pour mettre fin à un génocide.

    En affirmant lancer sa guerre contre l’Ukraine dans le but de faire cesser un « génocide » dans le Donbass, le président russe Vladimir Poutine cherchait à la fois à galvaniser son opinion publique et à retourner contre l’Occident sa propre rhétorique. Cette fois-ci, devant la CIJ, l’Afrique du Sud poursuit d’autres objectifs : il s’agit à la fois de démontrer le deux poids, deux mesures des alliés d’Israël envers la Palestine et l’impuissance voulue de l’Occident, qui condamnerait la justice internationale à tourner indéfiniment à vide.

    Jérôme Gautheret (Rédacteur en chef au « Monde »)

    https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/01/29/l-accusation-de-genocide-une-arme-dans-les-grands-conflits-geopolitiques_621

    #génocide #CIJ #Israël

  • Colère des #agriculteurs : « Ce qui était cohérent et cohésif est devenu explosif »
    https://theconversation.com/colere-des-agriculteurs-ce-qui-etait-coherent-et-cohesif-est-devenu

    Médiatiquement, il est souvent question des agriculteurs, comme si ces derniers représentaient un groupe social unifié. Est-ce le cas ? 

    D’un point de vue administratif, institutionnel, du point de vue de la description économique d’une tâche productive, « les agriculteurs », entendus comme les exploitants agricoles, ça existe. Mais d’un point de vue sociologique, non, ce n’est pas un groupe. Les viticulteurs de régions canoniques du vin, ou les grands céréaliers des régions les plus productives, n’ont pas grand-chose à voir avec les petits éleveurs, les maraîchers ou ceux qui pratiquent une agriculture alternative.

    Le sociologue aura dont plutôt tendance à rattacher certains d’entre eux aux catégories supérieures, proches des artisans, commerçants, chefs d’entreprises voire des cadres, et d’autres aux catégories supérieures des classes populaires. La plupart des agriculteurs sont proches des pôles économiques, mais une partie, sont aussi fortement dotés en capitaux culturels. Et, encore une fois, même dans les classes populaires, les agriculteurs y seront à part. C’est une classe populaire à patrimoine, ce qui les distingue de manière très décisive des ouvriers ou des petits employés.

    • Dans l’histoire de la sociologie, les agriculteurs ont d’ailleurs toujours été perçus comme inclassables. Ils sont autant du côté du #capital que du travail. Car ils sont propriétaires de leur propre moyen de production, mais en revanche ils n’exploitent souvent personne d’autre qu’eux-mêmes et leur famille, pour une grande partie. Autre dualité dans leur positionnement : ils sont à la fois du côté du travail en col blanc avec un ensemble de tâches administratives de planification, de gestion, de projection d’entreprise sur le futur, de captation de marchés, mais ils sont aussi du côté du col bleu, du travail manuel, de ses compétences techniciennes.

      Comment expliquer alors qu’en France, ce groupe soit encore si souvent présenté comme unifié ?

      Cette illusion d’unité est une construction à la fois de l’#État et de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) pour un bénéfice mutuel historique : celle d’une co-gestion. Globalement, l’État s’adresse aux agriculteurs via ce syndicat dominant, pour tâcher de bâtir une politique publique agricole cohérente. Même si la co-gestion a été dépassée pour être plus complexe, cette idée que l’agriculture était une histoire entre l’État et les agriculteurs perdure comme on le voit dans les syndicats invités à Matignon, uniquement la FNSEA au début de la crise. La FNSEA a tenté historiquement de rassembler les agriculteurs pour être l’interlocuteur légitime. Mais cet état des lieux est aussi le fruit de l’action historique de l’État, qui a forgé une batterie d’institutions agricoles depuis la IIIème République avec le Crédit Agricole, une mutuelle sociale agricole spécifique, des chambres d’agriculture… Jusque dans les statistiques, les agriculteurs sont toujours un groupe uni, à part, ce qui est une aberration pour les sociologues.

      [...]
      Ceux qui manifestent pour avoir du gazole moins cher et des pesticides savent qu’ils ont perdu la bataille, et qu’ils ne gagneront qu’un sursis de quelques années, car leur modèle n’est tout simplement plus viable. Ils sont aussi en colère contre les syndicats qui étaient censés penser pour eux la transformation nécessaire. La FNSEA ne maîtrise pas vraiment le mouvement.

      Gilles Laferté :
      https://www.cairn.info/publications-de-Gilles-Laferté--8803.htm
      #agriculteurs #patrimoine #dette #travail_immatériel #travail_manuel #travail #FNSEA #productivisme #agroécologie #suicide

    • Colère des agriculteurs : « Ces changements qui travaillent les campagnes à bas bruit »
      https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/01/29/colere-des-agriculteurs-ces-changements-qui-travaillent-les-campagnes-a-bas-

      Dans l’imaginaire des Français, et chez de nombreux exploitants agricoles eux-mêmes, il est difficile de penser l’avenir en dehors d’un modèle familial, qui ne concerne pourtant plus que 37 % des fermes, analyse dans sa chronique Jean-Michel Bezat, journaliste au « Monde ».

      A la faveur des lois d’orientation de 1960-1962, la figure immémoriale du paysan gardien de la nature a cédé la place à celle de l’agriculteur. (...) Quel métier a subi un tel « plan social » durant cette révolution ? On comptait 1,6 million d’exploitations en 1970, elles ne sont plus que 380 000. (...)
      [Ils] ont perdu le monopole de l’espace rural, de plus en plus disputé par les urbains et les néoruraux.

      https://justpaste.it/ac2ok

      #modèle_agricole (feu le) #écologie #green_new_deal

    • Car ils sont propriétaires de leur propre moyen de production, mais en revanche ils n’exploitent souvent personne d’autre qu’eux-mêmes et leur famille, pour une grande partie.

      « grande partie » c’est un peu vague : en 2021 43% de l’agriculture c’étaient PAS les agriculteurs « chef-exploitant ». Et ça ne fait qu’augmenter chaque année donc en 2023 après covid sûrement encore plus.

      https://agreste.agriculture.gouv.fr/agreste-web/download/publication/publie/Dos2303/Dossiers2023-3_EmploiAgricole2021.pdf

      Les chefs et coexploitants assurent en 2021 la plus grande part du travail agricole, avec 57 % des ETP

      Ça fait quand même un sacré paquet de vrais patrons, qui n’exploitent pas qu’eux-mêmes.

  • « Avec les JO, Airbnb s’impose comme un leader de l’hébergement touristique à Paris »
    https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/01/28/avec-les-jo-airbnb-s-impose-comme-un-leader-de-l-hebergement-touristique-a-p

    En s’affichant comme l’un des sponsors majeurs du Comité international olympique (CIO) pendant les Jeux olympiques (#JO) et paralympiques Paris 2024, la plate-forme #Airbnb s’impose comme un leader de l’#hébergement_touristique dans une métropole mondiale qui fait pourtant beaucoup, depuis plusieurs années, pour la contraindre et l’interdire.

    Avant même les débuts du méga-événement historique pour la France, celui-ci peut d’ores et déjà être considéré, du point de vue de la multinationale, comme un succès retentissant. Le nombre de loueurs et de biens proposés a significativement augmenté, même s’il y a une part relativement importante d’hôtes occasionnels ou pragmatiques qui se désinscriront sitôt les dernières épreuves terminées, les réservations ont explosé et l’image de la marque est assurée…

    Mieux encore que les bénéfices engrangés ou la publicité réalisée pour les années à venir, l’entreprise va certainement réussir son pari d’investir massivement la capitale française pendant la durée de la compétition, alors que le conflit ouvert avec la municipalité parisienne gêne depuis longtemps ses ambitions et va l’obliger prochainement à (re) penser sa stratégie.

    Le rôle essentiel des hébergeurs

    Mais les JO sont aussi révélateurs de la place qu’occupe Airbnb dans nos sociétés contemporaines occidentales, offrant en quelque sorte l’illustration condensée de son fonctionnement et de son évolution. Alors que la firme va retrouver à l’été 2024 son cœur de métier initial, qui l’a fait naître en 2007 – la mise à disposition de milliers d’hébergements lors d’un grand événement (culturel, sportif, professionnel, scientifique, etc.) – , elle a depuis investi d’autres champs, d’autres espaces, d’autres usages, et a conquis bon gré, mal gré d’autres utilisateurs.

    Touristes, certes, mais également étudiants qui n’arrivent plus à se loger par d’autres moyens, parfois à cause d’une crise du #logement aggravée par Airbnb elle-même, travailleurs saisonniers, migrants, aidants familiaux, fêtards, etc.
    De plus, à côté des événements divers (fêtes religieuses intrafamiliales, micro-événements privés et publics, événements de tout type à l’échelle régionale, nationale et internationale…), l’entreprise s’est redéployée pour être présente « tout le temps », procédant d’une désynchronisation des pratiques d’hébergement, et « partout à la fois », dans des espaces où le degré d’urbanité est plus ou moins fort : petites, moyennes et grandes villes, villages, littoraux, montagnes, jusque dans les déserts froids et chauds.

    Cette omniprésence s’appuie majoritairement sur une ressource fondamentale, les hébergeurs, qui décident de louer une partie ou la totalité d’un logement à des inconnus et qui aident ainsi indirectement Airbnb à réaliser des profits.

    Un intermédiaire facilitateur

    En promettant et en permettant à des propriétaires ou à des locataires d’exploiter une #rente immobilière et/ou de localisation liée à la proximité avec un site olympique ou un moyen de transport pour y accéder, la firme américaine se place comme un intermédiaire facilitateur entre les touristes spectateurs qui cherchent un hébergement économique et bien situé, et les habitants loueurs qui souhaitent profiter de l’opportunité financière qui s’offre à eux.

    Dès lors, en déconcentrant la décision de s’inscrire sur la plate-forme puis la gestion de la location in situ sur le loueur, Airbnb se défausse synchroniquement de la responsabilité de tout le processus, ainsi que des conséquences liées.

    Or, la publication de milliers de nouvelles annonces dans l’ensemble des futurs sites olympiques reproduit en quelques semaines un phénomène qui se déploierait « normalement », hors contexte olympique, sur plusieurs mois, voire plusieurs années.

    Un rôle majeur de catalyseur de logiques capitalistes

    Cette augmentation rapide de l’offre pour les territoires concernés et l’apparition de nouveaux loueurs rend davantage visibles les externalités négatives de cette économie de plate-forme. Elle renforce en effet le décalage entre une population pouvant proposer un logement en mobilisant un capital immobilier plus ou moins conséquent, et la population qui ne peut pas se le permettre pour d’innombrables raisons.

    Une nouvelle lutte des places s’esquisse alors, dans laquelle Airbnb joue un rôle majeur de catalyseur de logiques capitalistes dans et sur l’habitat, devenu un bien marchand comme un autre. Cela existe depuis longtemps et a déjà été décrit et dénoncé par nombre d’auteurs, mais la plate-forme américaine a rendu ce phénomène systémique et massif.

    L’organisation des Jeux olympiques Paris 2024 a déclenché un élan locatif qui s’essoufflera vraisemblablement à la fin de l’été 2024. Ce grand jeu du basculement entre deux états, celui du logement privé non marchand vers celui du logement à louer marchand et inversement, adaptable au contexte touristico-événementiel, est facilité par la flexibilité du modèle Airbnb. Celui-ci tend à s’imposer et à devenir permanent, au grand dam des acteurs de la ville, qui peinent à anticiper et à contrer ce phénomène.

    Victor Piganiol(géographe à l’université Bordeaux Montaigne, UMR Passages – CNRS)

    #capitalisme_de_plateforme

  • Loi « immigration » : « Le Conseil a manqué l’occasion de se prononcer sur les limites constitutionnelles aux atteintes portées aux droits des étrangers »
    https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/01/28/loi-immigration-le-conseil-a-manque-l-occasion-de-se-prononcer-sur-les-limit

    La décision du Conseil constitutionnel restera comme l’une des plus habiles qu’ait rendues l’institution de la rue de Montpensier : elle lui a permis de se sortir de la situation inextricable dans laquelle l’avait injustement placée la majorité présidentielle.

    Le juge constitutionnel n’a en principe vocation qu’à contrôler la constitutionnalité des dispositions d’une loi adoptée par la majorité et contestée par l’opposition. Or, il s’est trouvé saisi d’un texte, fruit d’un compromis entre le gouvernement et les parlementaires de droite, dont des ministres et des membres de la majorité ont pointé publiquement, de manière inédite, les potentiels vices de constitutionnalité.

    L’objet du contrôle de constitutionnalité a priori s’en trouvait dès lors détourné : la majorité présidentielle (relative) entendait en faire un mécanisme lui permettant de remporter juridiquement ce qu’elle n’avait pas su obtenir politiquement. Voilà pourquoi le gouvernement n’a pas pleinement exercé sa fonction de défenseur de la constitutionnalité de la loi devant le juge constitutionnel : il s’en est remis, de manière inhabituelle, « à la sagesse du Conseil constitutionnel » à propos du nombre de dispositions introduites par les sénateurs républicains avec lesquelles il était en désaccord.

    Le Conseil constitutionnel se trouvait dès lors placé dans une impasse présentant des risques significatifs pour sa légitimité. Une censure des dispositions les plus sensibles du texte au regard de leur contrariété à certains droits ou libertés aurait conduit à la vive mise en cause de l’institution et au retour de l’antienne sur le « gouvernement des juges » – un risque bien réel au vu des attaques dont il avait fait l’objet, en 1993, à la suite de sa décision de censure d’une loi relative à l’immigration. A l’inverse, une déclaration de conformité aurait provoqué des doutes sur sa capacité à être un véritable gardien des droits et libertés constitutionnels.

    Motifs procéduraux

    En choisissant de qualifier l’essentiel des dispositions les plus controversées de la loi de « cavaliers législatifs », le Conseil constitutionnel a privilégié une solution ingénieuse : tout en se fondant sur une jurisprudence bien établie et sur un raisonnement juridique en apparence imparable, il évite de se prononcer sur l’atteinte éventuelle de ces dispositions aux droits et libertés constitutionnels.
    Cette habileté du Conseil constitutionnel ne le préservera cependant pas de certaines critiques légitimes.

    D’abord, si la jurisprudence relative aux « cavaliers législatifs » est ancienne, elle a en effet été appliquée avec un zèle particulier dans le cadre du contrôle de cette loi, et ce en dépit de la révision constitutionnelle de 2008 qui avait justement vocation à desserrer son contrôle. Rappelons qu’en l’état du droit, lorsqu’il contrôle une disposition qui a été ajoutée par voie d’amendement, le juge constitutionnel doit contrôler qu’elle présente un lien, même indirect, avec le contenu du projet de loi initialement déposé devant le Parlement.
    La décision sur la loi « immigration » montre que ce contrôle n’est pas toujours exercé avec la même vigilance ou cohérence : dans sa décision sur la loi du 10 septembre 2018 pour une immigration maîtrisée, il avait ainsi admis des dispositions relatives à la nationalité sans y voir de « cavalier » alors qu’il vient de faire le contraire sans qu’on puisse objectivement expliquer cette différence.

    Ensuite, ce choix de censurer une grande partie de la loi pour un motif procédural surprend d’autant plus quand on le met en parallèle avec sa décision du 14 avril 2023 sur la loi de réforme des retraites. Dans cette dernière, le Conseil constitutionnel avait refusé de voir un quelconque vice de constitutionnalité dans l’emploi, par le gouvernement, d’un projet de loi de financement rectificative de la Sécurité sociale et l’accumulation du recours aux mécanismes de rationalisation du parlementarisme, et ce alors même que cela avait largement tronqué les débats parlementaires.

    Deux poids, deux mesures

    La décision de censurer plus d’un tiers des articles de la loi « immigration » largement issus d’amendements parlementaires donne de ce fait l’impression d’un deux poids, deux mesures : le Conseil paraît appliquer les règles procédurales de manière plus pointilleuse à l’égard des parlementaires que du gouvernement.

    Enfin, cette décision laisse en suspens la question de la conformité aux droits et libertés constitutionnels de certaines dispositions particulièrement controversées, comme l’article 19, qui instaure une « #préférence_nationale » en restreignant l’accès à certaines prestations sociales non contributives pour nombre d’étrangers. Certes, il y a peu de chance que ces articles soient de nouveau discutés à court terme : on imagine mal la majorité présidentielle soutenir la réintroduction de dispositions qu’elle a contestées publiquement et que le gouvernement n’a pas défendues devant le Conseil constitutionnel.

    La question de la constitutionnalité de certains dispositifs va cependant inévitablement se reposer, au moins dans le cadre des campagnes électorales, dès lors que certains partis défendent cette « préférence nationale ». Le juge constitutionnel a manqué l’occasion de se prononcer au fond sur les limites constitutionnelles aux atteintes portées aux #droits des #étrangers. Une telle décision aurait pu informer les citoyens sur la compatibilité du programme politique de certains partis avec la Constitution, information qui apparaît d’autant plus nécessaire que la révision de la #Constitution n’est pas chose aisée.
    Ainsi, si la décision du #Conseil_constitutionnel a le mérite d’empêcher la promulgation de dispositions contestables, elle ne marque pas pour autant un progrès de l’Etat de droit.

    Samy Benzina est professeur de droit public à l’université de Poitiers

    #loi_immigration

  • Gaza : le nécessaire et inlassable rappel du droit
    https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/01/27/gaza-le-necessaire-et-inlassable-rappel-du-droit_6213382_3232.html

    En se fixant l’objectif de détruire le Hamas, Israël a en fait mis en marche une machine à broyer Gaza et ses habitants.

    En fait, pour mettre en marche une machine à broyer Gaza et ses habitants, l’état sioniste a pris pour prétexte l’objectif de détruire le Hamas.

    • La Cour a, en revanche, enjoint à l’Etat hébreu de faire tout son possible pour « empêcher la commission de tout acte entrant dans le champ d’application » de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, et de prendre « toutes les mesures en son pouvoir pour prévenir et punir l’incitation directe et publique à commettre le génocide ». Une recommandation bienvenue étant donné les propos inquiétants émanant de la coalition gouvernementale la plus à droite de l’histoire d’Israël.

      Quelques réflexions à propos de ce gouvernement d’extrême droite en Israël :

      Comme le dit justement Alain Gresh, un État colonialiste ne peut que se radicaliser dans les moyens répressifs mis en action pour continuer son projet colonialiste, sur la durée.

      D’une part, l’émergence d’un gouvernement d’extrême droite en Israël n’est pas un accident. C’est la suite logique, intégrée dans le processus historique du projet colonialiste sioniste qui ne peut que se radicaliser dans la violence exercée contre le peuple autochtone. C’est ainsi que les guerres coloniales, de façon générale, sont menées.

      D’autre part, la mise en action de ce projet politique colonialiste - le sionisme - a été incarnée dans le passé par des personnalités plus « démocratiques » que les Netanyahou - Smotrich - Ben-Gvir - Gallant et consorts. On prédit au gouvernement actuel qu’il sera remplacé par des représentants politique plus présentables, « une fois qu’on aura fini la guerre contre le Hamas ».

      Il n’en reste pas moins que l’État d’Israël s’est construit, depuis un siècle, d’une façon cohérente à partir de ce projet sioniste pour atteindre l’objectif d’une colonisation totale du territoire palestinien, voire plus, quelle que soit la tendance politique au pouvoir. D’autre part, la société israélienne est aujourd’hui très majoritairement soudée derrière un chef d’État crypto-fasciste, par ailleurs fort critiqué sur le plan intérieur mais à qui on demande de faire le sale boulot d’épuration ethnique.

      Les personnalités politiques (notamment) en France, pour qui l’État d’Israël ne peut faire l’objet que d’un soutien inconditionnel, obéissent aux mêmes logiques.

      Voilà pourquoi il est essentiel de pouvoir défendre et revendiquer la légitimité d’un regard critique sur le projet politique du sionisme car, de façon générale, tout projet politique doit être critiquable et, en particulier, concernant le sionisme, il n’y aura aucune solution pérenne de paix sur ce territoire - à commencer par la sécurité des Israéliens - tant que ce projet ne sera pas remis en cause fondamentalement. Et remettre en cause le projet sioniste ne signifie pas obligatoirement qu’il faudrait « jeter les juifs à la mer » ni être amalgamé au discours débile, raciste, fasciste et antisémite de Dieudonné.

      Remettre en cause le projet politique sioniste, cela commence déjà par admettre la réalité coloniale. Pour l’heure, cette démarche semble totalement inimaginable en Israël, tant la majorité de la population semble être prostrée dans une position défensive qui l’empêche même d’admettre cette réalité.

      L’urgence est au cessez-le-feu immédiat car c’est un génocide qui se déroule à Gaza et c’est une offensive colonialiste d’une brutalité extrême qui a lieu en Cisjordanie. On ne peut pas attendre que les choses évoluent dans les esprits des Israéliens, d’autant que cela risque d’être long.

      Voilà pourquoi les palestiniens n’ont aujourd’hui pas d’autres choix que d’espérer que les suites politiques du recours à la CPI, ainsi que les négociations diplomatiques gérées par des intermédiaires puissent leur éviter d’être exterminés et rayés de la carte.

  • Cour internationale de justice – Ordonnance du 26 janvier 2024 - Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères
    https://www.diplomatie.gouv.fr/fr/politique-etrangere-de-la-france/justice-internationale/evenements/article/cour-internationale-de-justice-ordonnance-du-26-janvier-2024

    La France est profondément attachée au respect du droit international et réaffirme sa confiance et son soutien à la Cour internationale de justice.

    La France relève que, dans son ordonnance de ce jour, la Cour indique des mesures conservatoires sur le fondement de l’article 41 de son Statut, dans l’attente d’un jugement sur sa compétence et sur le fond.

    Dans ce cadre, la Cour va prochainement informer les parties à la Convention génocide de la faculté qui leur est ouverte de présenter des observations sur l’interprétation de la Convention. La France envisage de se prévaloir de cette faculté et de déposer des observations sur l’interprétation qu’elle fait de la Convention comme elle l’a fait dans les affaires Ukraine/Russie et Gambie/Myanmar. Elle indiquera notamment l’importance qu’elle attache à ce que la Cour tienne compte de la gravité exceptionnelle du crime de génocide, qui nécessite l’établissement d’une intention. Comme le ministre de l’Europe et des Affaires étrangères a eu l’occasion de le noter, les mots doivent conserver leur sens.

    Dans cette attente, nous rappelons aussi que, comme l’ont dit le président de la République et le Ministre, nous œuvrons à un cessez-le-feu et nous avons de nombreuses fois rappelé l’importance pour nous du respect strict du droit international humanitaire par Israël, comme la Cour vient de le faire également. Nous relevons que la Cour appelle comme la France à la libération immédiate et inconditionnelle des otages détenus à Gaza, parmi lesquels trois de nos compatriotes.

    Cette décision de la Cour renforce notre détermination à œuvrer à de tels résultats.

    #FranceDiplo

    • La défense française d’Israël

      17/1/2023
      • Guerre Israël-Hamas : Stéphane Séjourné explique le refus de Paris de soutenir l’Afrique du Sud pour son action devant la CIJ
      https://www.lemonde.fr/politique/article/2024/01/17/guerre-israel-hamas-stephane-sejourne-explique-le-refus-de-paris-de-soutenir

      https://seenthis.net/messages/1036959

      25/1/2023
      Justice internationale : « La France se doit d’intervenir à l’instance introduite par l’Afrique du Sud contre #Israël », Gérard Cahin, Professeur émérite de droit public de l’université Paris-Panthéon-Assas

      https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/01/25/justice-internationale-la-france-se-doit-d-intervenir-a-l-instance-introduit

      L’article 63 du statut de la Cour internationale de justice (#CIJ) offre à tout Etat la faculté de faire valoir son interprétation d’une convention multilatérale à laquelle il est partie lorsque cette convention est en cause dans un différend. L’Etat dit « intervenant » peut, ce faisant, influencer l’interprétation de cette convention par la Cour : elle sera alors obligatoire à son égard comme elle l’est par principe pour les parties au différend.
      Cette procédure connaît un vif succès avec le riche et récent contentieux suscité par l’application de la Convention pour la prévention et la répression du crime de #génocide du 9 décembre 1948. Sept Etats se sont portés intervenants dans l’affaire Gambie c. Myanmar, et trente-deux dans l’affaire Ukraine c. Russie.
      Ce nombre ne saurait surprendre pour une convention dans laquelle « les Etats contractants n’ont pas d’intérêts propres (mais) seulement, tous et chacun, un intérêt commun, celui de préserver les fins supérieures qui sont la raison d’être de la convention » (avis consultatif du 28 mai 1951, « Réserves à la convention sur le génocide »). La #France compte parmi ces intervenants, conjointement avec cinq autres Etats dans la première affaire, individuellement dans la seconde.

      A l’instar de l’Allemagne qui l’a annoncé le 12 janvier, la France se doit d’intervenir aussi à l’instance introduite par l’Afrique du Sud contre Israël le 29 décembre 2023 à propos de l’application de la convention dans la bande de Gaza. La continuité et la logique de sa politique juridique l’imposent, d’autant qu’elle participera, comme de nombreux Etats, à la procédure consultative concernant les « Conséquences juridiques découlant des politiques et pratiques d’Israël dans le territoire palestinien occupé, y compris Jérusalem-Est », actionnée il y a juste un an par l’Assemblée générale des Nations unies.
      Mais c’est d’abord parce que « les mots ont un sens », comme l’a déclaré à l’Assemblée nationale le 17 janvier, le ministre des affaires étrangères [#Stéphane_Séjourné] lors des questions au gouvernement, que la France doit intervenir pour faire résonner ces mots dans les termes rigoureux du droit.

      D’autres conclusions raisonnables

      Les actes recensés par la convention de 1948 et les déclarations incendiaires des agents et organes suprêmes de l’Etat d’Israël, dont l’Afrique du Sud fait état pour apporter la preuve d’un génocide, s’inscrivent dans un contexte spécifique très différent de celui des Rohingyas de Birmanie : à savoir la riposte militaire massive déclenchée par Israël, en vertu de son droit de légitime défense contre l’agression armée caractérisée perpétrée contre lui par le Hamas le 7 octobre.

      Il n’est pas douteux qu’un crime de génocide dûment qualifié rendrait d’emblée illicite l’exercice de ce droit. Il est cependant impossible de qualifier un tel crime en faisant, comme la requête sud-africaine, abstraction des conditions concrètes de cet exercice.

      On sait que la difficulté cruciale est d’inférer d’une ligne de conduite « l’intention de détruire, en tout ou en partie » (dolus specialis), ici les #Palestiniens de #Gaza « en tant que partie du groupe national, racial et ethnique plus large des Palestiniens ». Pour y parvenir, estime la CIJ, « il faut et il suffit que cette conclusion soit la seule qui puisse raisonnablement se déduire des actes en cause » (arrêt du 3 février 2015, Croatie c. Serbie, § 148). Appuyée par la France, cette approche équilibrée garantit la spécificité du « crime des crimes » sans rendre impossible la preuve de sa commission.

      Or, d’autres conclusions raisonnables peuvent se déduire des conditions du recours à la force à Gaza. Conséquence de bombardements massifs et d’un blocus destinés à démanteler la capacité militaire du Hamas, le nombre historique de victimes civiles et l’ampleur des destructions ne suffisent pas à prouver l’existence d’un plan concerté en vue de détruire un groupe humain en tant que tel.
      Des attaques indiscriminées causées par des frappes à l’aveugle ou bombes non guidées, des dommages collatéraux excessifs par rapport aux avantages militaires attendus d’attaques visant des cibles licites, la soumission d’une population à un régime alimentaire et sanitaire inférieur au minimum vital, sont assurément des violations graves du droit international humanitaire, pas automatiquement les composantes d’un génocide.

      La voix du droit

      Les conséquences de la riposte israélienne auraient été moins catastrophiques pour les Palestiniens si le Hamas ne violait pas systématiquement ses propres obligations, en installant ses objectifs militaires dans des zones densément peuplés et des bâtiments civils, en s’abritant dans un vaste réseau de tunnels creusés sous eux, en incitant ou contraignant les civils à ignorer les avertissements donnés par Israël en cas d’attaques pouvant les affecter, afin de se camoufler parmi eux ou d’en user comme boucliers humains.

      Et si elle ne remplissait pas toutes les conditions exigées, l’évacuation de la population de Gaza du nord vers le sud a aussi été ordonnée par Israël en vertu de l’exception à l’interdiction des déplacements forcés prévue par la Convention IV de Genève de 1949.
      Sur l’application de la Charte des Nations unies et du droit international humanitaire, la CIJ ne peut cependant se prononcer : comme dans l’affaire Ukraine c. Russie, sa compétence est limitée par la convention de 1948, seule base sur laquelle elle est saisie. L’analogie s’arrête là.

      Pour l’Ukraine agressée par la Russie, la convention est le moyen de prendre cette dernière au piège du fallacieux motif d’un génocide avancé pour justifier son agression. Pour l’Afrique du Sud, il s’agit en revanche de focaliser l’attention sur une notion d’autant plus émotionnellement chargée, qu’elle vise cette fois un Etat créé pour accueillir les rescapés du plus grand crime de l’histoire et en protéger à tout jamais la population.
      La procédure judiciaire maintenant lancée, il est bon que la voix du droit s’élève dans le chaos des armes. Il le serait aussi que la France, membre permanent du Conseil de sécurité, fasse entendre la sienne, pour clarifier l’interprétation d’un texte ouvert à toutes les instrumentalisations.

    • [La France] indiquera notamment l’importance qu’elle attache à ce que la Cour tienne compte de la gravité exceptionnelle du crime de génocide, qui nécessite l’établissement d’une intention.

      #à_l'insu_de_son_plein_gré

      il s’agit d’une ordonnance de référé, pour le moment, le génocide, c’est juste plausible on verra sur le fond pour le franchissement du #seuil_moral, en attendant, bien sûr, nous ne ferons rien

      je comprends ton point de vue, @biggrizzly

    • 26 janvier 2024 | 17h55 | RFI
      https://www.rfi.fr/fr/moyen-orient/20240126-direct-guerre-isra%C3%ABl-hamas-khan-youn%C3%A8s-gaza-feu-incessant-d%C

      Washington réaffirme que les accusations de génocide contre Israël sont « sans fondement »

      Les États-Unis ont réaffirmé vendredi que les accusations de « génocide » à l’encontre d’Israël « sans fondement », en réaction à la décision de la Cour internationale de justice. « Nous continuons de penser que les accusations de génocide sont sans fondement et prenons note du fait que la Cour n’a pas conclu à un génocide ni appelé à un cessez-le-feu », a déclaré un porte-parole du département d’Etat, la Cour ne s’étant pas encore prononcé, à ce stade, sur le fond.

      17h34 | RFI

      Le crime de génocide nécessite « l’établissement d’une intention », insiste Paris

      La France a indiqué vendredi que la décision de la Cour internationale de justice (CIJ) sur Gaza « renforçait sa détermination » à oeuvrer pour un cessez-le-feu, et ajouté que le crime de génocide, dont certains pays accusent Israël, nécessitait « l’établissement d’une intention ». Dans son communiqué, le ministère des Affaires étrangères français indique envisager de faire part « d’observations » à la CIJ, dans lesquelles elle indiquera notamment « l’importance qu’elle attache à ce que la Cour tienne compte de la gravité exceptionnelle du crime de génocide, qui nécessite l’établissement d’une intention ».

    • La France fait donc comme si l’intentionnalité n’avait pas été considérée dans l’ordonnance du tribunal, et qu’il serait nécessaire de le rappeler aux 15 juges contre 2 qui ont soutenu cette ordonnance. Alors que c’est l’un de ses longs développements. Dans le texte de l’ordonnance, lire les pages 15, 16, 17 et 18 :
      https://www.icj-cij.org/sites/default/files/case-related/192/192-20240126-ord-01-00-fr.pdf

      Avec notamment la citation par la juge lors de l’énoncé de l’ordonnance, à haute voix donc, des déclarations génocidaires du président Herzog et du ministre de la défense israéliens, parlant d’animaux humains, du fait qu’il n’y a pas de civils innocents à Gaza, ou encore qu’aucune goutte d’eau d’entrera dans Gaza.

      On a vraiment un gouvernement de la post-vérité, qui s’en contrefout du rapport à la réalité, tout en répétant que ce sont les autres qui mentent.

  • « Le cimetière du droit international que représente Gaza marque la fin d’un monde »
    https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/01/25/le-cimetiere-du-droit-international-que-represente-gaza-marque-la-fin-d-un-m

    Dans le conflit israélo-palestinien, qui est marqué par la violence et le poids de considérations historiques, religieuses et géopolitiques, la voix du droit demeure encore largement inaudible. Dans un monde qui renoue dangereusement avec la pure logique de puissance, la rationalité juridique est pourtant plus légitime et nécessaire que jamais.

    La requête de l’Afrique du Sud devant la Cour internationale de justice (#CIJ) [à La Haye, qui rendra sa décision le vendredi 26 janvier], qui accuse Israël de violer la Convention de 1948 sur la prévention et la répression du crime de génocide, représente, contrairement à ce qu’affirme le ministre des affaires étrangères français, Stéphane Séjourné, un rappel salutaire : ce conflit, en général, et la sécurité d’#Israël, en particulier, ne sauraient échapper aux prescriptions du droit international. L’exercice du droit à la légitime défense n’autorise pas la commission de crimes internationaux et Israël ne jouit pas de jure d’un quelconque régime d’exception.

    Plus largement, la plainte sud-africaine ouvre un chapitre exceptionnel dans le dossier juridique du #conflit_israélo-palestinien. Cette « exceptionnalité juridique » est liée à l’extrême gravité de l’accusation : dans sa requête de 84 pages et durant ses plaidoiries devant la Cour, l’Afrique du Sud démontre rigoureusement pourquoi, selon elle, Israël commet un « #génocide » – une notion particulièrement chargée qui revêt un sens juridique bien établi.

    Pretoria a notamment rappelé que plus de 23 000 #Palestiniens de #Gaza – dont une majorité de femmes et d’enfants – ont été tués, plus de 60 000 blessés, et que l’entièreté de la population gazaouie, privée d’eau, de nourriture, de médicaments et de logements, est soumise à des conditions d’existence susceptibles d’entraîner sa disparition – actes potentiellement constitutifs d’un génocide.

    Caractère plausible du risque

    Les avocats sud-africains ont en outre mis en exergue, à travers de nombreux discours de hauts responsables politiques et militaires israéliens déshumanisant la population gazaouie dans son ensemble, ce qu’ils considèrent être une intention génocidaire manifeste. Ces actes et ces discours doivent aussi, rappellent les avocats sud-africains, s’interpréter dans un continuum plus large d’exactions et de violations des droits des Palestiniens depuis plus de soixante-quinze ans – une période durant laquelle Israël a conduit une politique d’apartheid, a occupé et colonisé le territoire palestinien et a exercé un blocus total de la bande de Gaza en violation du droit international.

    Si Israël s’est efforcé de démontrer qu’il n’existe aucune intention génocidaire, et que ses opérations militaires à Gaza sont exclusivement destinées à défendre sa population contre la menace existentielle que représenterait le Hamas, l’insistance de ses dirigeants à nier l’existence d’un « peuple palestinien » et à vouloir poursuivre une guerre aux conséquences catastrophiques pour la population pourrait pousser la Cour à reconnaître le caractère plausible du risque de génocide et à ordonner des mesures conservatoires en accord avec sa jurisprudence récente concernant le Myanmar et l’Ukraine.

    A cette « exceptionnalité juridique », s’ajoute une « exceptionnalité politique » liée aux conséquences possibles de la décision de la CIJ. La reconnaissance d’un risque de génocide de la population gazaouie constituerait une onde de choc mondiale. Juridiquement, non seulement Israël pourrait être contraint de mettre un terme à ses opérations meurtrières dans la bande de Gaza, mais ses principaux alliés, notamment les Etats-Unis, devraient reconsidérer leur soutien inconditionnel à un Etat désormais suspecté de génocide. Le non-respect par Israël de la décision (obligatoire) de la Cour pourrait donner lieu à des sanctions internationales.

    Cette évolution marquerait un tournant politique majeur tant Israël bénéficie d’une impunité de facto, en dépit de sa violation manifeste du droit international. La colonisation de la Cisjordanie, le blocus total de la bande de Gaza et la privation du droit du peuple palestinien à disposer de lui-même ont été condamnés par de multiples résolutions du Conseil de sécurité et de l’Assemblée générale des Nations unies.

    Contestation de l’hégémonie occidentale

    Plusieurs rapports des commissions d’enquête des Nations unies ont en outre dénoncé les crimes internationaux commis par Israël à l’encontre de la population palestinienne, y compris des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité. La décision de la CIJ, qui pourrait aussi inciter la Cour pénale internationale à agir avec plus de célérité, marquerait en ce sens un changement de paradigme majeur.
    Enfin, cette requête constitue une exceptionnalité « symbolique » et géopolitique en raison de l’identité des deux parties impliquées. Israël est censé offrir un Etat aux juifs victimes d’un antisémitisme séculaire dont la dimension criminelle a atteint un niveau paroxystique avec la Shoah, et l’Afrique du Sud de Nelson Mandela (1918-2013) a vaincu l’apartheid et son idéologie fondée sur le « suprémacisme blanc » et la ségrégation raciale.

    Aujourd’hui, la requête de l’Afrique du Sud porte en elle le bouleversement du monde en cours : le discours sur l’universalisme des #droits_humains et le respect du #droit_international n’est plus assumé et incarné par l’#Occident mais par une démocratie du Sud. En cela, la guerre à Gaza nourrit de manière décisive la contestation de l’hégémonie occidentale et de sa prétention au magistère moral.

    La duplicité de l’Occident dès lors qu’il s’agit de respect du droit international par Israël sape l’édifice rhétorique et juridique qu’il a lui-même forgé à la fin de la seconde guerre mondiale. Le cimetière du droit international que représente Gaza marque la fin d’un monde.

    Béligh Nabli est professeur des universités en droit public à l’UPEC-Paris XII, auteur de Relations internationales. Droit. Théorie. Pratique (Pedone, 2023).
    Johann Soufi est avocat spécialisé en droit international et chercheur associé au Centre Thucydide de l’université Paris-II-Panthéon-Assas.

  • « Affirmer que la #transition_énergétique est impossible, c’est le meilleur moyen de ne jamais l’engager »
    https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/01/22/affirmer-que-la-transition-energetique-est-impossible-c-est-le-meilleur-moye

    Partant du double constat selon lequel il n’y a jamais eu, par le passé, de remplacement d’une source d’énergie par une autre ; et que les transformations énergétiques se sont toujours faites de manière additive (les énergies s’ajoutant les unes aux autres), certains historiens en déduisent, à tort selon nous, qu’il n’y aurait aucun horizon pour une sortie des fossiles. Cette sortie des fossiles (le « transitioning away from fossil fuels », dans le langage forgé à la COP28) serait donc condamnée par avance.

    Tel est le message récurrent de Jean-Baptiste Fressoz [chroniqueur au Monde] notamment, dans ses ouvrages ou tribunes, qui visent toutes à réfuter ce qu’il considère comme « la fausse promesse de la transition ».

    Or, ce déclinisme écologique est non seulement grandement infondé, mais également de nature à plomber les ambitions dans la lutte contre le changement climatique. Affirmer que la transition est impossible, c’est le meilleur moyen de ne jamais l’engager. A rebours de ce défaitisme, nous voulons ici affirmer, avec force, qu’il est possible de réussir cette transition.

    Certes, à l’exception des années de crise – financière en 2008-2009, sanitaire en 2020-2021 –, les émissions de CO2 n’ont jamais cessé d’augmenter, bien que sur un rythme ralenti, d’environ + 1 % annuel au cours des années 2010, contre + 3 % annuels dans les années 2000. Car, dans le même temps, la population mondiale continuait à augmenter, tout comme la satisfaction des besoins énergétiques d’une part croissante de cette population.

    Pourtant le désempilement des énergies a déjà lieu dans certaines régions du monde : c’est le cas en Europe, par exemple, qui a engagé sa transition énergétique. Parallèlement, des acteurs de plus en plus nombreux – Etats, entreprises, chercheurs, citoyens – intègrent aujourd’hui la nécessité de réduire les émissions de gaz à effet de serre dans leurs stratégies et comportements. L’ambition n’est pas encore assez affirmée, la mise en œuvre des transformations pas assez rapide et efficace, mais le mouvement est enclenché. Comment l’ignorer ?

    Sobriété, efficacité et investissements
    Le 11 janvier, Fatih Birol, directeur de l’Agence internationale de l’énergie (AIE), indiquait que les capacités installées dans l’année en énergies renouvelables avaient augmenté de 50 % entre 2022 et 2023. Pour la part des renouvelables dans la production d’électricité, l’AIE attend le passage de 29 % à 42 % en 2028 (de 12 % à 25 % pour les seules énergies éolienne et solaire). Depuis 1975, le prix des panneaux photovoltaïques est passé de 100 dollars par watt à moins de 0,5 dollar par watt aujourd’hui, soit une réduction de 20 % du coût pour chaque doublement des capacités installées ; c’est la mesure du taux d’apprentissage de la technologie. Et alors que la question du stockage de l’électricité devient de plus en plus cruciale, on constate le même taux d’apprentissage pour les batteries : depuis 1992, chaque fois que double le nombre de batteries produites, leur coût diminue de 18 %.

    Il est clair que ces progrès spectaculaires ne contredisent pas la thèse de l’additivité des énergies : si depuis 2016 les investissements dans les énergies décarbonées dépassent largement les investissements dans les énergies fossiles, ces derniers ont à nouveau augmenté après la baisse de 2020. Et la sortie des fossiles ne se vérifiera vraiment que le jour où l’augmentation de la production d’énergie décarbonée sera supérieure en volume à celle de la consommation totale d’énergie.

    Pour atteindre cet objectif, sobriété et efficacité énergétique sont indispensables afin de maîtriser la croissance de la demande. Mais il est également évident que sobriété et efficacité ne suffiront pas. Pour atteindre le plafonnement des émissions avant 2030, il faudra décupler les investissements dans ces énergies décarbonées, et notamment dans les pays du Sud, afin de faire baisser le volume des énergies fossiles : c’est la condition sine qua non pour atteindre les objectifs de l’accord de Paris. Nous sommes conscients qu’il s’agit d’un processus long et difficile, mais osons le dire : il n’y a pas d’autre solution, et nous pouvons y arriver.

    De nouvelles alliances s’imposent
    Serions-nous condamnés par l’histoire ? Faut-il prendre acte de notre impuissance supposée, ou poser un renversement complet du système comme condition préalable à la transition ? Dans les deux cas, cela serait très risqué, et franchement irresponsable.

    Car il n’y a pas de fatalité ! On trouve sur le site du dernier rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) une citation d’Albert Camus : « Pour ce qui est de l’avenir, il ne s’agit pas de le prédire, mais de le faire. » C’est dans cette perspective que s’inscrivent tous les acteurs des COP et des négociations internationales – que certains stigmatisent comme un « grand cirque » –, pour qui « dire, c’est faire ».

    Evidemment, dire ne suffit pas, et il faut aussi mobiliser des moyens puissants, politiques et financiers. Il faut également affronter ceux – lobbys industriels et politiques – qui, par fatalisme ou par intérêt, freinent cette transformation. Enfin, comme le suggère le philosophe Pierre Charbonnier, la création de nouvelles alliances s’impose entre ceux qui ont compris que la transition servait leurs intérêts, et surtout ceux de leurs enfants.

    La démarche des sciences de la nature et de la physique consiste à s’appuyer sur des constats d’observation pour en tirer des lois immuables. Elle s’applique mal cependant aux sciences sociales. Mais ces obstacles ne doivent pas empêcher de penser l’avenir, à la manière de Gaston Berger, le père de la prospective, qui ne cessait de rappeler : « Demain ne sera pas comme hier. Il sera nouveau et il dépendra de nous. Il est moins à découvrir qu’à inventer. »

    Signataires : Anna Creti, économiste, chaire Economie du climat, université Paris-Dauphine ; Patrick Criqui, économiste, CNRS, université Grenoble-Alpes ; Michel Derdevet, président de Confrontations Europe, Sciences Po ; François Gemenne, politiste, HEC Paris ; Emmanuel Hache, économiste, IFP énergies nouvelles et Institut de relations internationales et stratégiques ; Carine Sebi, économiste, chaire Energy for Society, Grenoble Ecole de Management.

  • « La loi “asile et immigration” réduit les personnes étrangères au statut d’une force de travail »
    https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/01/19/la-loi-asile-et-immigration-reduit-les-personnes-etrangeres-au-statut-d-une-

    « La loi “asile et immigration” réduit les personnes étrangères au statut d’une force de travail »
    Johanna Dagorn Sociologue
    Corinne Luxembourg Géographe
    Mars 2020, 20 heures, les applaudissements aux balcons saluent l’engagement professionnel de femmes et d’hommes qui œuvrent pour que perdure la vie : soin, ravitaillement, hygiène, parfois même éducation… Le pays découvrait ces personnes indispensables à la solidité et au fonctionnement de notre société, à nos communs. Mais l’applaudimètre n’a pas signifié une reconnaissance sociale, et encore moins financière. Une fois cette parenthèse passée, le monde n’a pas changé : les invisibles ont été ramenés à leur ancienne invisibilité.
    Ces femmes et ces hommes nettoient les rues, les bureaux ou livrent des repas. Leur réalité est marquée par des horaires de travail fragmentés, rendant leur temps libre pratiquement inutilisable. Pour la plupart, ils appartiennent à ces minorités visibles, indépendamment de leur nationalité. En 2021, selon l’Insee, 14 % des immigrés en emploi ont le statut d’indépendant. Les jeunes hommes qui livrent des repas à domicile sont dans des conditions de travail extrêmement précaires. La contractualisation à travers des plates-formes électroniques et les discriminations à l’embauche les rendent particulièrement vulnérables.
    Les dangers de la circulation, les conditions météorologiques difficiles et la baisse de revenus de 10 % à 30 % actuellement constatée par les livreurs des plates-formes accentuent encore leur vulnérabilité. Les livreurs doivent couvrir des distances de plus en plus grandes pour tenter de maintenir leurs revenus. Dans ce contexte, le faible coût de livraison imposé par les plates-formes place les personnes consommatrices dans la position d’être servies presque instantanément, leur permettant d’employer de fait une domesticité systématiquement « invisibilisée ».
    Quant aux femmes, elles occupent une part significative des emplois liés au secteur des soins à la personne, le « care » : d’après une étude de la Dares, en 2021, 13 % des femmes immigrées en emploi travaillent comme agentes d’entretien. Ce chiffre est plus élevé que celui des femmes non immigrées en emploi, qui est de 6 %. Les femmes immigrées représentent par ailleurs 6 % des aides à domicile et aides ménagères et 9 % des aides-soignantes et assistantes maternelles.
    En utilisant comme base de l’octroi aux sans-papiers du titre de séjour « métiers en tension » la liste de ces métiers par région publiée au Journal officiel, la loi « asile et immigration » votée le 20 décembre 2023 réduit les personnes étrangères au statut d’une force de travail. Anonymes et réinvisibilisés, déchus de cette fugace reconnaissance nationale, ces femmes et ces hommes ne sont considérés que comme des bras et des corps dévolus à l’économie. Ils vivent de plus en plus souvent l’injonction à rejoindre un auto-entrepreneuriat aux allures de salariat déguisé pour les hommes, ou les métiers de service à la personne mal considérés et mal rémunérés pour les femmes immigrées, qui, au lieu de connaître le plafond de verre, butent sur un plancher collant.
    La loi « asile et immigration », si elle est promulguée, renforcera les inégalités sociales et discriminatoires entre les hommes, les femmes et les personnes désignées comme « éloignées de l’emploi » ou réduites à leur employabilité. Dans une logique adéquationniste, il reviendrait une nouvelle fois aux personnes les plus faibles de répondre aux exigences du marché. Au lieu de poser les bonnes questions, comme celle de la reconnaissance sociale et économique des métiers qui soutiennent nos sociétés, le « marché », soutenu par le législateur, va trier les « bons » et les « mauvais » immigrés, c’est-à-dire ceux qui s’adapteront ou non à cette logique adéquationniste. Cette approche, outre qu’elle pose des questions de justice sociale et économique, néglige une réflexion sur la véritable valeur de ces métiers pour nos sociétés.
    L’ambivalence de cette loi réside dans sa capacité à escamoter le besoin économique dans un tour de passe-passe idéologique tout en rendant visibles, mais sous un autre angle, ces personnes invisibles. Voilà les anciens « premiers de corvée » du Covid-19 à nouveau désignés comme la source principale des problèmes nationaux. Criminalisés par la loi « immigration », ils seront discriminés, au sens de la loi du 16 novembre 2001 sur les vingt-cinq critères de discrimination, puisque, au titre d’une origine nationale non communautaire, le droit pénal ne s’appliquera plus de la même façon sur le sol national.
    En pratique, cette loi interdira durant cinq ans l’obtention de prestations sociales, telles les allocations logement ou familiales. Elle établira des quotas annuels pour les entrées sur le territoire, durcira les conditions d’obtention du titre de séjour, exigera une caution pour les étudiants étrangers, donnant de fait la priorité aux étudiants ayant des ressources financières. De plus, elle vise à instaurer la primauté au droit du sang sur le droit du sol.
    Les législateurs ayant voté cette loi ont donc décidé de rendre ces personnes définitivement visibles d’un point de vue pénal. De plus, ils ont entaillé la lutte institutionnelle contre les discriminations en s’attaquant à l’un des critères de la loi de 2001. Cette approche soulève des préoccupations quant à l’équité et à la justice, remettant en question la protection des droits fondamentaux. Le vote de ce texte va au-delà d’un simple renforcement des frontières ethniques. Il représente une fissure dans le pacte républicain d’égalité.
    Johanna Dagorn est sociologue (université de Bordeaux) ; Corinne Luxembourg est géographe (université Sorbonne-Paris-Nord)

    #Covid-19#migrant#migration#france#loiimmigration#economie#maindoeuvre#discrimination#droit#travailleurmigrant#egalite

  • Un long article de synthèse sur un débat en cours : jusqu’à quel point la société française actuelle est-elle marquée par des legs coloniaux ? A retenir, notamment, les noms et analyses des philosophes Souleymane Bachir Diagne et Nadia Yala Kisukidi.
    (la suite de l’article est à lire en vous connectant au site du Monde)

    Comment la question coloniale trouble les sociétés occidentales
    https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/01/19/comment-la-question-coloniale-trouble-les-societes-occidentales_6211842_3232

    Comment la question coloniale trouble les sociétés occidentales
    Par Nicolas Truong, le 19 janvier 2024

    Si l’histoire des colonisations se renouvelle en France, ses approches théoriques restent déconsidérées par une frange de l’opinion qui en refuse les conclusions et les réduit à leurs aspects les plus controversés.

    C’est une histoire qui travaille les mémoires. Un passé qui pèse sur le présent. La question coloniale ne cesse de hanter la politique nationale. A croire que chaque fracture française réveille ce passé qui a encore du mal à passer. Dans certaines de ses anciennes colonies, notamment africaines, où la France est conspuée et même chassée de pays longtemps considérés comme des prés carrés. Dans ses banlieues paupérisées au sein desquelles les émeutes contre les violences policières ravivent le sentiment du maintien d’une ségrégation sociale, spatiale et raciale héritée de la période coloniale. Dans des stades où La Marseillaise est parfois sifflée.

    Une histoire qui s’invite jusque dans les rangs de l’Assemblée nationale, où l’usage du terme « métropole » pour désigner la France continentale sans les territoires d’outre-mer est désormais rejeté, car considéré comme colonialiste. Et jusqu’à l’Elysée : après avoir affirmé, lors de la campagne présidentielle de 2017, que la colonisation était un « crime contre l’humanité » qui appartient à un « passé que nous devons regarder en face, en présentant nos excuses à l’égard de celles et ceux envers lesquels nous avons commis ces gestes », Emmanuel Macron a finalement estimé, en 2023, qu’il n’avait « pas à demander pardon ». Un ravisement contemporain d’un ressassement idéologique et médiatique permanent contre la « repentance », la « haine de soi » et l’« autoflagellation ».

    Cependant, il semble difficile pour une société d’éviter les sujets qui finissent inexorablement par s’imposer. Il en va de la colonisation comme de la collaboration. La génération Mitterrand et les années Chirac ont été ponctuées par des révélations, débats et discours marquants liés à la période du gouvernement de Vichy. La France d’Emmanuel Macron n’échappe pas à l’actualité de l’histoire de ses anciennes colonies. Car « le passé colonial est partout », résume l’historien Guillaume Blanc, l’un des quatre coordinateurs de Colonisations. Notre histoire, ouvrage collectif dirigé par Pierre Singaravélou (Seuil, 2023).

    (...).

    #colonisation #colonialité #racisme #antiracisme #émancipation #universalisme

    • Suite de l’article :

      https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/01/19/comment-la-question-coloniale-trouble-les-societes-occidentales_6211842_3232

      « Le colonialisme n’est pas achevé »

      Au Sahel, la présence de la France est devenue indésirable. Bien sûr, la stratégie africaine de la Chine comme l’emprise de la Russie, à travers les milices privées du Groupe Wagner, n’y sont pas étrangères. Mais « il faut souligner l’épaisseur historique de ce sentiment », insiste Guillaume Blanc. L’histoire de cette réprobation est « à la fois récente et ancienne », ajoute-t-il, en référence aux analyses d’Ousmane Aly Diallo, chercheur à Amnesty International, selon qui les interventions militaires de la France dans ses anciennes colonies en Afrique – près de cinquante depuis 1960 – ont pérennisé « l’hégémonie française dans ces espaces ». Ainsi, à partir de 2022, lorsque l’armée française quitte le Mali et le Burkina Faso et se replie au Niger, « elle a beau dire y lutter contre le djihadisme, les populations y voient une ingérence française de plus », constate Guillaume Blanc.

      Cette histoire est également plus ancienne et « nous ramène notamment aux années 1950 », explique-t-il, à la lumière des apports de l’historienne Gabrielle Hecht : c’est à cette époque, selon elle, que la France a construit sa prétendue « indépendance énergétique » en exploitant l’uranium du Gabon et du Niger. En échange de prix avantageux, la France soutenait les dirigeants gabonais et nigériens au pouvoir.
      Lire aussi la tribune | Article réservé à nos abonnés « La question du passé colonial est le dernier “tabou” de l’histoire de France des XIXᵉ et XXᵉ siècles »

      C’est pourquoi « les sociétés africaines sont des sociétés postcoloniales, tout simplement au sens où le passé colonial pèse encore sur le présent », observe Guillaume Blanc, qui estime que « la France est, elle aussi, une société postcoloniale ». En effet, rappelle le philosophe Souleymane Bachir Diagne, l’Organisation des Nations unies (ONU) considère toujours que la Polynésie et la Nouvelle-Calédonie sont des territoires « non autonomes », ce qui signifie que leurs populations « ne s’administrent pas encore complètement elles-mêmes ». Pour le professeur d’études francophones à l’université Columbia (New York), « cela veut dire que la majorité des nations qui composent l’ONU, et qui pour la plupart ont conquis leur souveraineté contre le colonialisme, estime que le mouvement des décolonisations, qui a défini l’histoire du XXe siècle, n’est pas achevé ».

      Souleymane Bachir Diagne rappelle une situation encore assez méconnue. Car si les recherches sur les colonisations et décolonisations sont nombreuses, novatrices et fécondes, la diffusion de ces savoirs reste parcellaire. Afin d’enseigner l’histoire de la colonisation et aussi « combattre les clichés », Guillaume Blanc, maître de conférences à l’université Rennes-II, trouve « assez utile » de partir des chansons, des bandes dessinées ou des films lors de ses cours sur les sociétés africaines et asiatiques du XIXe au XXIe siècle. Dans les amphithéâtres, l’auteur de Décolonisations (Seuil, 2022) n’hésite pas à diffuser le tube de Michel Sardou Le Temps des colonies (1976), où l’on entend : « Y a pas d’café, pas de coton, pas d’essence en France, mais des idées, ça on en a. Nous on pense », ou à évoquer certains albums d’Astérix « qui parlent de “nègres” aux lèvres protubérantes et ne sachant ni lire ni écrire ».

      La popularité du couscous

      D’autres contributeurs de Colonisations, comme la linguiste et sémiologue Marie Treps, s’attachent à l’actualité des « mots de l’insulte », comme « bougnoul », emprunté à la langue wolof où il signifie « noir », apparu au Sénégal à la fin du XIXe siècle, terme vernaculaire transformé en sobriquet « lourdement chargé de mépris » qui désigne désormais « un étranger de l’intérieur ». Les experts du fait colonial mobilisent l’analyse des objets ou de la cuisine – avec la popularité du couscous ou du banh mi – mais aussi du paysage urbain, comme le géographe Stéphane Valognes, qui montre la façon dont les rues de Cherbourg (Manche) portent encore les traces de la conquête coloniale, avec ses maisons de style néomauresque et ses rues estampillées du nom d’anciens généraux coloniaux. Sans oublier le palais de l’Elysée, à Paris, ancien hôtel particulier financé pour la monarchie par Antoine Crozat (1655-1738), qui bâtit sa fortune, dans les années 1720, grâce à la traite transatlantique, après avoir obtenu le monopole de la fourniture en esclaves de toutes les colonies espagnoles.

      « Si l’histoire de la colonisation est bien connue des spécialistes, en revanche, en France, il y a encore un refus de voir ce que fut la colonisation », estime Guillaume Blanc, qui trouve « aberrant » d’entendre encore des hommes politiques et certains médias évoquer les routes et les écoles que la France aurait « amenées » dans ses colonies : « Sans le travail forcé, la mort et la sueur des Congolais, des Malgaches ou des Vietnamiens, il n’y aurait jamais eu de routes. Quant à l’école, les petits garçons et les petites filles colonisés n’y allaient tout simplement pas : l’enseignement était réservé à une élite restreinte, et la France n’a jamais eu l’intention de scolariser les millions d’enfants qu’elle colonisait. »

      Nous vivons un moment postcolonial parce que notre époque est postérieure à l’ère des grandes colonisations – d’où le préfixe « post » – mais aussi, selon certains chercheurs, parce qu’il convient d’analyser ce passé qui pèse sur le présent en dépassant les anciennes dichotomies forgées aux temps des colonies. Notamment celles entre Orient et Occident, centre et périphérie ou civilisation et barbarie. « Postcolonial » est ainsi à la fois le marqueur d’une période historique et la désignation d’un mouvement théorique : après la critique du « néocolonialisme » des années 1960-1970, à savoir de l’emprise occidentale encore manifeste au cœur des nouvelles nations indépendantes, les études postcoloniales – postcolonial studies – émergent à la fin des années 1970. Elles prennent leur essor dans les années 1980 sur les campus américains et s’attachent à montrer comment les représentations et les discours coloniaux, en particulier ceux de la culture, ont établi une différence radicale entre les colonisés et le monde occidental, notamment forgé sur le préjugé racial.

      Publié en 1978, L’Orientalisme, ouvrage de l’écrivain palestino-américain Edward Said (1935-2003) consacré à la façon dont un Orient fantasmé a été « créé » par l’Occident (Seuil, 1980), est considéré comme l’un des premiers jalons du courant postcolonial, même s’il n’en revendique pas le terme. Au cours d’une déconstruction des représentations et clichés véhiculés sur l’Orient depuis le siècle des Lumières, ce défenseur lettré de la cause palestinienne assure que « le trait essentiel de la culture européenne est précisément ce qui l’a rendue hégémonique en Europe et hors de l’Europe : l’idée d’une identité européenne supérieure à tous les peuples et à toutes les cultures qui ne sont pas européens ». Se réclamant d’un « humanisme » qui ne se tient pas « à l’écart du monde », cet ancien professeur de littérature comparée à l’université Columbia estimait dans une nouvelle préface publiée en 2003, en pleine guerre en Irak à laquelle il était opposé, que « nos leaders et leurs valets intellectuels semblent incapables de comprendre que l’histoire ne peut être effacée comme un tableau noir, afin que “nous” puissions y écrire notre propre avenir et imposer notre mode de vie aux peuples “inférieurs” ».
      « La continuation du rapport de domination »

      La pensée postcoloniale fut largement inspirée par les subaltern studies, courant né en Inde dans les années 1970, autour de l’historien Ranajit Guha (1923-2023), études consacrées aux populations à la fois minorées par la recherche et infériorisées dans les sociétés récemment décolonisées. Une volonté de faire « l’histoire par le bas », selon les termes de l’universitaire britannique Edward Palmer Thompson (1924-1993), une façon de rompre avec l’idée d’un progrès historique linéaire qui culminerait dans l’Etat-nation, une manière de réhabiliter des pratiques et des savoirs populaires mais aussi d’exercer une critique des élites indiennes souvent constituées en mimétisme avec l’ancienne bourgeoisie coloniale.

      L’ambition des intellectuels postcoloniaux est assez bien résumée par l’Indien Dipesh Chakrabarty, professeur d’histoire, de civilisations et de langues sud-asiatiques à l’université de Chicago : il s’agit de désoccidentaliser le regard et de Provincialiser l’Europe (Amsterdam, 2009). L’Europe n’est ni le centre du monde ni le berceau de l’universel. Incarnée par des intellectuels comme la théoricienne de la littérature Gayatri Chakravorty Spivak ou l’historien camerounais Achille Mbembe, cette approche intellectuelle « vise non seulement à penser les effets de la colonisation dans les colonies, mais aussi à évaluer leur répercussion sur les sociétés colonisatrices », résume l’historien Nicolas Bancel (Le Postcolonialisme, PUF, 2019).
      Lire aussi l’enquête (2020) : Article réservé à nos abonnés « Racisé », « racisme d’Etat », « décolonial », « privilège blanc » : les mots neufs de l’antiracisme

      L’empreinte de l’époque coloniale n’est pas seulement encore présente à travers des monuments ou les noms des rues, elle l’est aussi dans les rapports sociaux, les échanges économiques, les arts ou les relations de pouvoir. Car une partie de ses structures mentales se serait maintenue. « La fin du colonialisme n’est pas la fin de ce que l’on appelle la “colonialité” », explique Souleymane Bachir Diagne. Forgé au début des années 1990 par le sociologue péruvien Anibal Quijano (1928-2018), ce terme désigne un régime de pouvoir économique, culturel et épistémologique apparu à l’époque moderne avec la colonisation et l’essor du capitalisme mercantile mais qui ne s’achève pas avec la décolonisation.

      La colonialité, c’est « la continuation du rapport de domination auquel les décolonisations sont censées mettre fin », poursuit Souleymane Bachir Diagne. « Et les jeunes ont une sensibilité à fleur de peau à ces aspects », relève-t-il, en pensant notamment aux altercations entre policiers et adolescents des « quartiers ». Pour le philosophe, une définition « assez éclairante de cette colonialité structurelle » a été donnée par le poète et homme d’Etat sénégalais Léopold Sédar Senghor (1906-2001), selon qui « l’ordre de l’injustice qui régit les rapports entre le Nord et le Sud » est un ordre fondé sur « le mépris culturel ». Ainsi, poursuit l’auteur du Fagot de ma mémoire (Philippe Rey, 2021), « on peut se demander si les populations “issues de l’immigration” dans les pays du “Nord” ne constituent pas une sorte de “Sud” dans ces pays ».

      « Le concept de colonialité ouvre des réflexions fécondes », renchérit la philosophe Nadia Yala Kisukidi, maîtresse de conférences à l’université Paris-VIII. Loin du terme « néocolonialisme » qui réduit la domination à une cause unique, la colonialité permet « d’articuler les formes de la domination politico-économique, ethnoraciale, de genre, culturelle et psychosociale, issues du monde colonial et de déceler leur continuation dans un monde qu’on prétend décolonisé. Ce qui permet de dire que, dans un grand nombre de cas, les décolonisations apparaissent comme des processus inachevés », poursuit l’autrice de La Dissociation (Seuil, 2022).

      Souleymane Bachir Diagne insiste sur le fait que Léopold Sédar Senghor, en « grand lecteur de Jean Jaurès », croyait comme le fondateur du journal L’Humanité en un monde où « chaque nation enfin réconciliée avec elle-même » se verrait comme « une parcelle » de cette humanité solidaire qu’il faut continûment travailler à réaliser. « Mais pour cela il faut combattre la colonialité, le mépris culturel, l’ordre de l’injustice. D’un mot : il faut décoloniser. L’impensé colonial existe : il consiste à ignorer la colonialité. »
      Universalisme eurocentré

      C’est ainsi que l’approche décoloniale, nouveau paradigme apparu dans les années 1990, est venue s’ajouter aux études postcoloniales autour de cette invitation à « décoloniser ». Née en Amérique du Sud au sein d’un groupe de recherche intitulé Modernité/Colonialité, la pensée décoloniale se donne notamment comme ambition de décoloniser les savoirs. Et de revisiter l’histoire. C’est pourquoi, selon ce courant théorique, la date capitale de la domination occidentale est 1492, le moment où Christophe Colomb ne « découvre » pas l’Amérique, mais l’« envahit ». C’est la période lors de laquelle naît la modernité par « l’occultation de l’autre », explique le philosophe et théologien argentino-mexicain Enrique Dussel (1934-2023). Un moment où la « reconquête » menée par la chrétienté expulsa les musulmans de la péninsule Ibérique et les juifs d’Espagne. Ainsi, une « désobéissance épistémique » s’impose, enjoint le sémiologue argentin Walter Mignolo, afin de faire éclore des savoirs alternatifs à une conception de l’universalisme jugée eurocentrée.

      Tous les domaines politiques, sociaux, économiques et artistiques peuvent être analysés, réinvestis et repolitisés à l’aide de cette approche décoloniale, à la fois savante et militante. L’écologie est notamment l’un des nombreux thèmes investis, car « la double fracture coloniale et environnementale de la modernité » permet de comprendre « l’absence criante de Noirs et de personnes racisées » dans les discours sur la crise écologique, assure l’ingénieur en environnement caribéen Malcom Ferdinand dans Une écologie décoloniale (Seuil, 2019). « Faire face à la tempête écologique, retrouver un rapport matriciel à la Terre requiert de restaurer les dignités des asservis du navire négrier tout autant que celles du continent africain », écrit Malcom Ferdinand.

      Partis d’Amérique latine, « ces travaux ont essaimé dans le monde entier », explique Philippe Colin, coauteur avec Lissell Quiroz de Pensées décoloniales. Une introduction aux théories critiques d’Amérique latine (Zones, 2023). Dans les années 1990, les lectures partisanes des théories postcoloniales ont suscité des controverses dans l’espace public, notamment autour de la notion de « discrimination positive » et du « politiquement correct ». Une discorde qui se rejoue aujourd’hui, notamment avec les attaques menées par les néoconservateurs américains contre ce qu’ils appellent, de manière péjorative, la « cancel culture », cette culture dite « de l’annulation » censée être portée par un « maccarthysme de gauche » et même un « fascisme d’extrême gauche », résume d’un trait Donald Trump.
      Pensées « victimaires »

      Aux Etats-Unis, les études postcoloniales et décoloniales, « forgées dans une matrice marxiste au sein d’une diaspora d’intellectuels indiens, africains ou sud-américains enseignant dans les campus américains, se sont déployées d’abord dans le champ académique », précise Philippe Colin. Alors qu’en France, la réception de ces travaux s’est faite immédiatement de façon polémique. « Le concept a été revendiqué par le Parti des indigènes de la République à partir de 2015 de manière explicite, et cela a changé beaucoup les choses en France », analyse l’historien Pascal Blanchard. « Il est alors devenu une cible idéale pour ceux qui cherchaient un terme global pour vouer aux gémonies les chercheurs travaillant sur la colonisation », poursuit-il dans le livre collectif Les Mots qui fâchent. Contre le maccarthysme intellectuel (L’Aube, 2022).

      Dans L’Imposture décoloniale (L’Observatoire, 2020), l’historien des idées Pierre-André Taguieff se livre à une critique radicale de « l’idéologie postcoloniale et décoloniale, centrée sur la dénonciation criminalisante de la civilisation occidentale ». Une position que l’on retrouve également au sein de L’Observatoire du décolonialisme et des idéologies identitaires, un site Web dont les contributeurs alimentent régulièrement les dossiers à charge des médias en guerre contre le « wokisme ».
      Lire aussi : Article réservé à nos abonnés Le « wokisme », déconstruction d’une obsession française

      Les critiques ne viennent toutefois pas uniquement de la galaxie conservatrice, des sites de veille idéologique ou des sphères réactionnaires. Auteur d’un ouvrage critique sur Les Etudes postcoloniales. Un carnaval académique (Karthala, 2010), le politologue Jean-François Bayart leur reproche de « réifier le colonialisme » car, affirme-t-il, aujourd’hui, « le colonial n’est pas une essence mais un événement ». Par ailleurs, rappelle-t-il, « le colonialisme n’a pas été l’apanage des seuls Etats occidentaux ». Des chercheurs insistent également sur le fait que la colonisation est un fait historique pluriel et qu’il convient de tenir compte de la diversité des sociétés où elle s’est exercée. Or, la prise en compte des formes de pouvoir propres à chaque société anciennement colonisée serait parfois omise par les approches décoloniales.

      Auteur de L’Occident décroché (Fayard, 2008), l’anthropologue Jean-Loup Amselle estime que ce courant de pensée a « détrôné l’Occident de sa position de surplomb, ce qui est une bonne chose, mais a entraîné des effets pervers », puisque, selon lui, elle reprend parfois à son compte « les stigmates coloniaux en tentant d’en inverser le sens ». Sur le site Lundimatin, l’essayiste Pierre Madelin critique, lui, les travers du « campisme décolonial » notamment apparu après le déclenchement de la guerre en Ukraine, à l’occasion de laquelle, dit-il, « plusieurs figures de proue des études décoloniales » ont convergé vers la rhétorique anti-occidentale de Vladimir Poutine.

      Procès en relativisme

      Comme toute théorie, ces approches postcoloniales et décoloniales sont critiquables, estime Nicolas Bancel, « mais à partir de textes, de positions théoriques et épistémologiques, et non à partir de tribunes maniant l’invective, la désinformation, la dénonciation ad hominem, sans que leurs auteurs sachent rien de la réalité et de l’importance de ce champ intellectuel », juge-t-il. D’ailleurs, prolonge Nadia Yala Kisukidi, au-delà de l’université, les termes « décolonial » ou « postcolonial », dans le débat public français, « fonctionnent comme des stigmates sociaux, pour ne pas dire des marqueurs raciaux. Loin de renvoyer à des contenus de connaissance ou, parfois, à des formes de pratiques politiques spécifiques, ils sont mobilisés pour cibler un type d’intellectuel critique, souvent non blanc, dont les positionnements théoriques et/ou politiques contribueraient à briser la cohésion nationale et à achever le déclassement de l’université française. Comme si le mythe de la “cinquième colonne” avait intégré le champ du savoir ». D’autant que « décoloniser n’est pas un mot diabolique », relève le sociologue Stéphane Dufoix (Décolonial, Anamosa, 2023)

      Un reproche résume tous les autres : celui du procès en relativisme. Une critique qui est le point de discorde de tous les débats qui opposent de façon binaire l’universalisme au communautarisme. Or, cette querelle a presque déjà été dépassée par deux inspirateurs historiques de ces mouvements postcoloniaux et décoloniaux : Aimé Césaire (1913-2008) et Frantz Fanon (1925-1961). Dans sa Lettre à Maurice Thorez, publiée en 1956, dans laquelle il explique les raisons de sa démission du Parti communiste français, à qui il reproche le « chauvinisme inconscient » et l’« assimilationnisme invétéré », le poète martiniquais Aimé Césaire expliquait qu’« il y a deux manières de se perdre : par la ségrégation murée dans le particulier ou par la dilution dans l’“universel” ».

      Aimé Césaire a dénoncé « un universalisme impérial », commente Souleymane Bachir Diagne, auteur de De langue à langue (Albin Michel, 2022). Mais, dans le même temps, « il a refusé avec force de s’enfermer dans le particularisme ». Au contraire, poursuit le philosophe, Césaire « a indiqué que s’il a revendiqué la “négritude”, c’était pour “contribuer à l’édification d’un véritable humanisme”, l’“humanisme universel”, précise-t-il, “car enfin il n’y a pas d’humanisme s’il n’est pas universel” ». Des propos que le Frantz Fanon des dernières pages de Peau noire, masques blancs (Seuil, 1952) « pourrait s’approprier », estime Souleymane Bachir Diagne.

      Ces exemples remettent en cause l’idée selon laquelle les études, réflexions et théories actuelles sur le fait colonial, postcolonial ou décolonial seraient des importations venues des campus américains et issues du seul frottement des études subalternes avec la French Theory, du tiers-monde et de la déconstruction. « Il n’est donc tout simplement pas vrai que les penseurs du décolonial soient unanimement contre l’universel », déclare Souleymane Bachir Diagne, qui, loin de tous les impérialismes et réductionnismes, appelle à « universaliser l’universel ».

      Nicolas Truong

    • « La question du passé colonial est le dernier “tabou” de l’histoire de France des XIXᵉ et XXᵉ siècles », Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, historiens

      L’#histoire_coloniale est désormais à l’agenda des débats publics. Et si les débats sont très polarisés – entre les tenants d’une vision nostalgique du passé et les apôtres du déclin (de plus en plus entendus, comme le montre la onzième vague de l’enquête « Fractures françaises ») et les décoloniaux les plus radicaux qui assurent que notre contemporanéité est tout entière issue de la période coloniale –, plus personne en vérité ne met aujourd’hui en doute l’importance de cette histoire longue, en France, de cinq siècles.

      Loin des conflits mémoriaux des extrémistes, l’opinion semble partagée entre regarder en face ce passé ou maintenir une politique d’amnésie, dont les débats qui accompagnèrent les deux décrets de la loi de 2005 sur les « aspects positifs de la #colonisation » furent le dernier moment d’acmé. Vingt ans après, les politiques publiques sur le sujet sont marquées par… l’absence de traitement collectif de ce passé, dont l’impossible édification d’un musée colonial en France est le symptôme, au moment même où va s’ouvrir la Cité internationale de la langue française à Villers-Cotterêts.

      Si l’histoire coloniale n’est pas à l’origine de l’entièreté de notre présent, ses conséquences contemporaines sont pourtant évidentes. De fait, les récents événements au Niger, au Mali et au Burkina Faso signent, selon Achille Mbembe, la « seconde décolonisation », et sont marqués par les manifestations hostiles à la #France qui témoignent bien d’un désir de tourner la page des relations asymétriques avec l’ancienne métropole. En vérité, malgré les assurances répétées de la volonté des autorités françaises d’en finir avec la « Françafrique », les actes ont peu suivi les mots, et la page coloniale n’a pas véritablement été tournée.

      Relation toxique

      La France souffre aussi d’une relation toxique avec les #immigrations postcoloniales et les #quartiers_populaires, devenus des enjeux politiques centraux. Or, comment comprendre la configuration historique de ces flux migratoires sans revenir à l’histoire coloniale ? Comment comprendre la stigmatisation dont ces populations souffrent sans déconstruire les représentations construites à leur encontre durant la colonisation ?

      Nous pourrions multiplier les exemples – comme la volonté de déboulonner les statues symboles du passé colonial, le souhait de changer certains noms de nos rues, les débats autour des manuels scolaires… – et rappeler qu’à chaque élection présidentielle la question du passé colonial revient à la surface. C’est très clairement le dernier « tabou » de l’histoire de France des XIXe et XXe siècles.

      Ces questions, la France n’est pas seule nation à se les poser. La plupart des anciennes métropoles coloniales européennes sont engagées dans une réflexion et dans une réelle dynamique. En Belgique, le poussiéreux Musée de Tervuren, autrefois mémoire d’une histoire coloniale chloroformée, a fait peau neuve en devenant l’AfricaMuseum. Complètement rénové, il accueille aujourd’hui une programmation ambitieuse sur la période coloniale et ses conséquences. Une commission d’enquête nationale (transpartisane) a par ailleurs questionné le passé colonial.

      En France, le silence

      En Allemagne, outre le fait que les études coloniales connaissent un développement remarquable, plusieurs expositions ont mis en exergue l’histoire coloniale du pays. Ainsi le Münchner Stadtmuseum a-t-il proposé une exposition intitulée « Decolonize München » et le Musée national de l’histoire allemande de Berlin consacré une exposition temporaire au colonialisme allemand en 2017. Et, si le Humboldt Forum, au cœur de Berlin, fait débat pour son traitement du passé colonial et la présentation des collections provenant du Musée ethnologique de Berlin, la question coloniale est à l’agenda des débats publics de la société allemande, comme en témoigne la reconnaissance officielle du génocide colonial en Namibie.

      En Angleterre, le British Museum consacre une partie de son exposition permanente à cette histoire, alors que l’#esclavage colonial est présenté à l’International Slavery Museum à Liverpool. Aux Pays-Bas, le Tropenmuseum, après avoir envisagé de fermer ses portes en 2014, est devenu un lieu de réflexion sur le passé colonial et un musée en première ligne sur la restitution des biens culturels. Au Danemark, en Suisse (où l’exposition « Helvécia. Une histoire coloniale oubliée » a ouvert ses portes voici un an au Musée d’ethnologie de Genève, et où le Musée national suisse a programmé en 2024 une exposition consacrée au passé colonial suisse), au Portugal ou en Italie, le débat s’installe autour de l’hypothèse d’une telle institution et, s’il est vif, il existe. Et en France ? Rien. Le silence…

      Pourtant, le mandat d’Emmanuel Macron faisait espérer à beaucoup d’observateurs un changement de posture. Quoi que l’on pense de cette déclaration, le futur président de la République avait déclaré le 15 février 2017 à propos de la colonisation : « C’est un crime. C’est un crime contre l’humanité, c’est une vraie barbarie. Et ça fait partie de ce passé que nous devons regarder en face. »

      Notre pays est à la traîne

      Puis, durant son mandat, se sont succédé les commissions d’historiens sur des aspects de la colonisation – avec deux commissions pilotées par Benjamin Stora entre 2021 et 2023, l’une sur les relations France-Algérie durant la colonisation, l’autre sur la guerre d’#Algérie ; et une autre commission sur la guerre au #Cameroun, présidée par Karine Ramondy et lancée en 2023 – qui faisaient suite au travail engagé en 2016 autour des « événements » aux #Antilles et en #Guyane (1959, 1962 et 1967) ou la commission sur les zoos humains (« La mémoire des expositions ethnographiques et coloniales ») en 2011 ; alors qu’était interrogée parallèlement la relation de la France à l’#Afrique avec la programmation Africa 2020 et la création de la Fondation de l’innovation pour la démocratie confiée à Achille Mbembe en 2022. En outre, le retour des biens culturels pillés lors de la colonisation faisait également l’objet en 2018 d’un rapport détaillé, piloté par Felwine Sarr et Bénédicte Savoy.

      Mais aucun projet de musée d’envergure – à l’exception de ceux d’un institut sur les relations de la France et de l’Algérie à Montpellier redonnant vie à un vieux serpent de mer et d’une maison des mondes africains à Paris – n’est venu concrétiser l’ambition de regarder en face le passé colonial de France, aux côtés du Mémorial ACTe de Pointe-à-Pitre (#Guadeloupe) qui s’attache à l’histoire de l’esclavage, des traites et des abolitions… mais se trouve actuellement en crise en matière de dynamique et de programmation.

      Situation extraordinaire : en France, le débat sur l’opportunité d’un musée colonial n’existe tout simplement pas, alors que la production scientifique, littéraire et cinématographique s’attache de manière croissante à ce passé. Notre pays est ainsi désormais à la traîne des initiatives des autres ex-métropoles coloniales en ce domaine. Comme si, malgré les déclarations et bonnes intentions, le tabou persistait.

      Repenser le #roman_national

      Pourtant, des millions de nos concitoyens ont un rapport direct avec ce passé : rapatriés, harkis, ultramarins, soldats du contingent – et les descendants de ces groupes. De même, ne l’oublions pas, les Français issus des immigrations postcoloniales, flux migratoires qui deviennent majoritaires au cours des années 1970. On nous répondra : mais ces groupes n’ont pas la même expérience ni la même mémoire de la colonisation !

      C’est précisément pour cela qu’il faut prendre à bras-le-corps la création d’un musée des colonisations, qui sera un lieu de savoir mais aussi d’échanges, de débats, de socialisation de cette #histoire. Un lieu majeur qui permettra de relativiser les mémoires antagonistes des uns et des autres, d’éviter la polarisation mortifère actuelle entre les nostalgiques fanatiques et les décoloniaux radicaux, mais aussi d’intégrer à l’histoire les millions de personnes qui s’en sentent exclues. Une manière de mettre les choses à plat, pour tourner véritablement la page.

      De toute évidence, l’histoire coloniale est une page majeure de notre histoire, et l’on doit désormais repenser notre roman national à l’aune de la complexité du passé et d’un récit qui touche dans leur mémoire familiale des millions de familles françaises. Ce n’est pas là la lubie de « sachants » voulant valoriser les connaissances accumulées. Les enjeux sont, on le voit, bien plus amples.

      Mais comment concevoir ce musée ? Ce n’est pas à nous d’en décrire ici les contours… Mais on peut l’imaginer comme un carrefour de l’histoire de France et de l’histoire du monde, ouvert aux comparaisons transnationales, à tous les récits sur cinq siècles d’histoire, ouvert à toutes les mémoires et à inventer en collaboration avec la quarantaine de pays et de régions ultramarines qui en sont parties prenantes. Un musée qui mettrait la France à l’avant-garde de la réflexion mondiale sur le sujet, dans une optique résolument moderne, et permettrait de mettre en perspective et en récit les politiques actuelles de retour des biens coloniaux pillés et des restes humains encore présents dans nos musées.

      Allons-nous, à nouveau, manquer ce rendez-vous avec l’histoire, alors que dans le même temps s’ouvre la Cité internationale de la langue française à Villers-Cotterêts, installée dans le château de François Ier avec « 1 600 m² d’expositions permanentes et temporaires ouvertes au public, un auditorium de 250 places, douze ateliers de résidence pour des artistes… », dotée de plus de 200 millions d’investissements ? Si nous sommes capables d’édifier cette cité, nous devons imaginer ce musée. Sinon, la page coloniale ne pourra être tournée.
      Nicolas Bancel et Pascal Blanchard sont historiens (université de Lausanne), et ils ont codirigé Histoire globale de la France coloniale (Philippe Rey, 2022). Pascal Blanchard est également codirecteur de l’agence de communication et de conseil Les bâtisseurs de mémoire.

      https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/10/30/la-question-du-passe-colonial-est-le-dernier-tabou-de-l-histoire-de-france-d

      (candidature d’intellectuel éclairé)

      #1492 #Indochine (omise) #colonialité

    • La « cancel culture » avec les historiens Henry Laurens et Pierre Vesperini
      Publié le : 17/06/2022

      https://www.rfi.fr/fr/podcasts/id%C3%A9es/20220617-la-cancel-culture-avec-les-historiens-henry-laurens-et-pierre-vesperini

      Pierre-Édouard Deldique reçoit dans le magazine Idées, pour le thème la « cancel culture » ou « culture de l’annulation » en français : Henry Laurens, historien, titulaire de la chaire d’Histoire contemporaine du monde arabe au Collège de France, qui vient d’écrire Le passé imposé (Fayard) et Pierre Vesperini, historien, spécialiste de l’Antiquité grecque et latine, auteur de Que faire du passé ? Réflexions sur la cancel culture (Fayard).

  • « Avec la plainte de l’Afrique du Sud contre Israël pour génocide, le Sud conteste une mémoire dominée par la Shoah et lui oppose celle de la colonisation »
    https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/01/17/avec-la-plainte-de-l-afrique-du-sud-contre-israel-pour-genocide-le-sud-conte

    Les audiences du recours déposé par Pretoria devant la Cour internationale de justice illustrent l’émergence du Sud global et sa remise en cause de l’ordre installé par les Occidentaux, estime dans sa chronique Sylvie Kauffmann, éditorialiste au « Monde ».

    Publié le 17 janvier 2024 à 17h01, modifié le 17 janvier 2024 à 19h07 Temps de Lecture 3 min.

    Ce n’est pas tout à fait un hasard si l’un des plus brillants conseils de l’équipe de juristes qui plaide le recours de l’Afrique du Sud contre Israël, accusé de génocide devant la Cour internationale de justice (CIJ), est une avocate irlandaise. Perruque blanche du XVIIe siècle sur ses longs cheveux, Blinne Ni Ghralaigh a fait un redoutable exposé clinique, jeudi 11 janvier à La Haye, aux Pays-Bas, de ce qu’elle a qualifié de « premier génocide diffusé en direct » à propos des Palestiniens de Gaza. La jeune juriste, font valoir certains de ses admirateurs, jouit d’une double qualification : experte reconnue dans la défense des droits humains en droit international, elle vient d’un pays qui est une ancienne colonie.
    Lire aussi le décryptage : Article réservé à nos abonnés Cent jours de guerre à Gaza : un bilan effroyable et pas de perspective de sortie de crise

    Cette double qualification et le fait qu’elle soit évoquée illustrent la dimension très particulière de la plainte déposée contre Israël devant la plus haute juridiction des Nations unies. Fondé sur le caractère massif et le bilan humain de la riposte militaire israélienne aux massacres commis par le Hamas le 7 octobre, le recours sud-africain dépasse la simple procédure judiciaire. Il est la plainte du Sud global contre les critères occidentaux de la supériorité morale. Il est la remise en cause d’un ordre international installé par le plus puissant allié de l’accusé, les Etats-Unis. Il est aussi la contestation d’une mémoire dominée par la Shoah, à laquelle s’oppose ouvertement celle de la colonisation.

    Israël accusé de génocide devant la CIJ, « c’est le monde à l’envers », s’est indigné Benyamin Nétanyahou, premier ministre d’un pays né du plus grand génocide du XXe siècle, celui qui a vu six millions de juifs exterminés par le régime nazi. Il ne croit pas si bien dire. Le monde, en effet, est en train de s’inverser, et ce qui se passe ces jours-ci devant les dix-sept juges de la CIJ à La Haye est le symbole de ce basculement.
    « Soixante-quinze ans d’apartheid »

    Quel que soit le verdict final de la Cour sur le caractère génocidaire de l’offensive israélienne à Gaza, quelle que soit sa décision sur la demande de suspension des opérations militaires présentée par Pretoria, le seul fait que, dans le contexte actuel, cette accusation contre Israël ait été portée par un pays lui-même symbole de la répression coloniale et de la ségrégation raciale est historique.

    « Les Palestiniens ont enduré soixante-quinze ans d’apartheid, cinquante-six ans d’occupation et treize ans de blocus », a déclaré le ministre sud-africain de la justice, Ronald Lamola, devant le tribunal. La figure de Nelson Mandela, icône de la résistance à l’apartheid et de la clarté morale, plane inévitablement sur ces audiences. Pour se défendre, Israël a choisi un autre symbole, un rescapé de la Shoah, un juge de 87 ans, Aharon Barak.
    Lire aussi le décryptage : Article réservé à nos abonnés Gaza : les enjeux de la plainte pour génocide visant Israël devant la Cour internationale de justice

    Mais comment ne pas voir derrière cet affrontement l’émergence du Sud global comme force politique et la perte d’hégémonie du monde occidental ? « Ce changement de perspective, dans l’optique du Sud, serait d’autant plus fort si Israël venait à être perçu comme génocidaire par la CIJ et plus largement par l’opinion publique », relève Pierre Hazan, expert de la médiation des conflits et auteur de plusieurs ouvrages sur la justice et la guerre, dont Négocier avec le diable (Textuel, 2022).

    En 1948, l’écrivain martiniquais Aimé Césaire « faisait remarquer que l’Occident reconnaissait Auschwitz parce que les victimes étaient blanches, mais pas Gorée parce que les victimes étaient africaines, souligne Pierre Hazan. Le Sud global considère – largement à raison – que l’Occident n’a jamais fait le travail de mémoire qui s’imposait pour les crimes de la colonisation et de l’esclavage, alors qu’il l’a fait pour les crimes nazis ».
    Enjeu intérieur

    En témoigne la réaction du président de Namibie, Hage Geingob, lorsque Berlin a proposé de défendre Israël devant la CIJ « compte tenu de l’histoire allemande et du crime contre l’humanité de la Shoah » : le président Geingob a rappelé que l’Allemagne avait commis le premier génocide du XXe siècle dans son pays avec le massacre, de 1904 à 1908, des peuples herero et nama, génocide reconnu par Berlin en 2021.

    Déjà sensible au moment de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, en février 2022, lorsque de nombreux pays du Sud, notamment africains comme l’Afrique du Sud, ont rejeté la lecture occidentale de l’agression russe, cette dynamique Sud contre Nord a été galvanisée par les événements du 7 octobre.

    Au mépris de sa définition juridique, le mot « génocide » est devenu courant à propos des Palestiniens de Gaza. La violence des colons en Cisjordanie a propulsé le facteur colonial sur le devant de la scène, mais à sens unique : les efforts de l’Ukraine pour présenter aux pays du Sud l’agression russe comme une guerre coloniale ont largement échoué.

    Pour l’Afrique du Sud, l’enjeu est aussi intérieur. Dans l’affaiblissement des piliers de l’ANC, le parti au pouvoir depuis 1994, l’attachement à la cause palestinienne et au système judiciaire est resté structurant. « Comme nous, disait Mandela en 1990, les Palestiniens luttent pour le droit à l’autodétermination. »

    Et prendre la tête du mouvement propalestinien sur la scène internationale grâce à la procédure devant la CIJ renforce la position de l’Afrique du Sud dans l’ascension du Sud global. Cela lui permettra peut-être aussi de corriger le souvenir de 2015, lorsque Pretoria avait accueilli le leader soudanais Omar Al-Bachir, recherché pour génocide et crimes de guerre par la Cour pénale internationale, et l’avait laissé repartir sans l’arrêter.

    Est-il possible de parvenir à additionner et à reconnaître les mémoires blessées, chacune dans sa singularité, sans chercher à les hiérarchiser ou à les opposer ? Pour Pierre Hazan, c’est l’un des enjeux de la bataille judiciaire à La Haye. Mais on en est, pour l’heure, au stade de l’affrontement.

    Sylvie Kauffmann(Editorialiste au « Monde »)

    #Palestine #Génocide

  • « L’hospitalisation sous contrainte est trop souvent la porte d’entrée dans les soins psychiatriques », Martine Frager-Berlet, administratrice de l’association Les ailes déployées

    En tant que mère d’un fils soigné en #psychiatrie depuis plus de vingt ans et membre active d’associations de familles concernées, le débat suscité par l’accusation de « laxisme » dirigée contre la psychiatrie, faisant suite à des faits divers sanglants, me fait réagir vivement. « La France est le pays qui détient le record des hospitalisations sous contrainte », répondent des responsables, et cette affirmation est malheureusement vraie, ce que l’on devrait plutôt déplorer.
    Les personnes atteintes de maladies psychiques sévères – environ 3 millions en France – ne demandent pas spontanément des #soins, au moins pendant une première période de leur maladie chronique, parfois pendant plusieurs années. Le plus souvent, ce sont leurs proches qui contactent les services de psychiatrie, mais ceux-ci demandent que la personne malade vienne elle-même au centre médico-psychologique (CMP) de son quartier. La plupart du temps, quand elle va mal, elle ne veut pas y aller.

    Il faut donc attendre que la situation, dont les proches s’inquiètent, devienne intenable pour que des services interviennent – non pas les services de psychiatrie mais la #police ou les pompiers s’ils se reconnaissent compétents. Il faut pour cela une mise en danger ou une infraction. A ce moment-là, plusieurs semaines, plusieurs mois, ou même plusieurs années, peuvent s’être écoulés depuis la première alerte. La « crise » devient alors une « urgence », qui seule est considérée par les services de psychiatrie comme justifiant d’imposer au malade une hospitalisation.

    Des interrogations sur les missions de la psychiatrie

    Cette procédure est, de fait, la seule en vigueur en France pour apporter des soins à un malade psychique qui ne reconnaît pas sa maladie. L’hospitalisation sous contrainte est trop souvent la porte d’entrée dans les soins psychiatriques. Quand le patient sort de l’hôpital et retourne vivre dans son logement ou chez ses proches, il n’est pas seul, il a son ordonnance, sur laquelle sont inscrits les médicaments qu’il doit prendre.
    A-t-il compris qu’il est malade, accepte-t-il de se reconnaître comme tel et qu’il doit se soigner pour ne pas rechuter ? Là n’est pas la question selon l’hôpital : il faut libérer son lit et il a rendez-vous au CMP un mois plus tard. Va-t-il y aller ? Pendant combien de temps prendra-t-il son traitement ? Les rechutes sont fréquentes et elles se traduisent par une nouvelle hospitalisation sous contrainte, retour à la « case départ ». Il n’est donc pas étonnant que ce type d’hospitalisation soit très fréquent en France. Cela signifie-t-il que la psychiatrie a assuré ses missions ?

    Le code de la #santé_publique prévoit que les services de psychiatrie doivent assurer « un recours de proximité en soins psychiatriques (…) y compris sous forme d’intervention à domicile (…) Ils mettent à la disposition de la population (…) des services et des équipements de prévention, de diagnostic, de soins, de réadaptation et de réinsertion sociale ». Et « dans chaque territoire de santé, l’agence régionale de santé organise un dispositif de réponse aux urgences psychiatriques ». Or, on l’aura compris, ce n’est clairement pas le cas.

    Une maltraitance institutionnelle

    Les hospitalisations sous contrainte, intervenant lorsque la crise est devenue aiguë, donnent lieu souvent à une mise à l’#isolement et parfois sous #contention (le malade est attaché à son lit) dans des conditions qui sont peu respectueuses de la dignité, ni même des textes applicables.

    La loi du 26 janvier 2016 prévoit en effet que « l’isolement et la contention sont des pratiques de dernier recours. Il ne peut y être procédé que pour prévenir un dommage immédiat ou imminent pour le patient ou autrui, sur décision d’un #psychiatre, prise pour une durée limitée ». Ces « soins » psychiatriques sont très mal vécus par les patients et ils aggravent le désordre psychique et le rejet des soins : ils constituent, dans les établissements qui les pratiquent encore, une maltraitance institutionnelle.

    Que faire alors ? Intervenir dès que l’alerte est donnée, accompagner l’entourage qui a besoin de comprendre ce qu’il se passe, venir à domicile avant que la personne ne soit en crise aiguë sont des recommandations qui ont fait leur preuve. Après la crise, on le sait, le traitement chimique ne suffit pas, les patients ont aussi besoin dans la durée de #psychothérapies, d’#activités thérapeutiques (incluant le corps), de pédagogie sur leur maladie (#psychoéducation), de contacts avec des malades rétablis (#pair-aidance), de groupes de parole, de projets qui les tirent vers l’envie de se soigner.

    Favoriser l’inclusion dans la société

    Aujourd’hui, ici et là en France, des initiatives sont prises pour des soins psychiatriques de qualité, pourquoi sont-ils le fait de telle équipe motivée et volontaire au lieu d’être généralisés ? On l’oublie trop souvent : l’objectif de la psychiatrie ne se résume pas à empêcher la personne malade de nuire aux autres ou de se nuire à elle-même mais elle doit viser en priorité à favoriser le rétablissement, c’est-à-dire la capacité d’agir de cette personne, afin de favoriser son inclusion dans la société.
    Si des soins sont prodigués dès les premières alertes, un rétablissement durable se produira plus rapidement. Enfin, la « prévention des maladies psychiques » passe par l’information et la déstigmatisation de ces maladies du cerveau qui n’ont rien de plus honteux que les autres.

    Pour conclure, quelques lignes extraites d’un texte écrit par mon fils au sujet de sa première hospitalisation sous contrainte, que je cite avec son autorisation : « Mon droit à la dignité a directement été violé car j’ai été déshabillé de force par deux infirmiers, j’appelle ça une humiliation… Le monde nous laissait en plan, la vie à l’état statique. L’inexistence. Tout sauf du soin et de l’humanité. »

    https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/01/18/l-hospitalisation-sous-contrainte-est-trop-souvent-la-porte-d-entree-dans-le

    #urgences_psychiatriques #hospitalisations_sous_contrainte

  • « Les réformes du droit du travail, au motif de le “simplifier”, le font disparaître », Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT ; Judith Krivine, présidente du Syndicat des avocats de France ; Kim Reuflet, présidente du Syndicat de la magistrature

    Depuis 2008, les différents gouvernements, unanimement, se sont appliqués à mener des réformes du #droit_du_travail qui, au motif de le « simplifier », le font disparaître. Encore en décembre 2023, le ministre de l’#économie annonçait qu’il fallait raccourcir à deux mois le délai de contestation d’un licenciement, car « il faut des mesures drastiques de simplification pour les entreprises ». Qu’un salarié dispose de droits et se défende lorsque ceux-ci sont bafoués est traité comme un facteur de « complexité », comme s’il s’agissait d’une formalité administrative !

    La vie des entreprises s’est déjà fortement « simplifiée » depuis 2008, ainsi qu’en témoigne la diminution continue du #contentieux_prud’homal. Différents rapports (notamment « Les affaires prud’homales dans la chaîne judiciaire de 2004 à 2018 », Evelyne Serverin, 2019) démontrent que les réformes successives ont déjà eu pour effet de décourager et d’entraver l’action des salariés devant la juridiction prud’homale .

    Le délai dont dispose un salarié pour contester son #licenciement est passé en quelques années de trente à cinq ans (2008), à deux ans (2013), puis à douze mois (2017). Avec cette réduction des prescriptions, associée à la mise en place de la #rupture_conventionnelle, en 2008, du barème plafonnant drastiquement l’#indemnisation des salariés licenciés abusivement, depuis 2017, et de la complexification de la procédure de saisine, en 2016, le nombre de saisines est passé de 176 687 en 2009 à 99 147 en 2018, puis à 88 958 en 2021. De 2009 à 2018, le contentieux a donc diminué de 44 % et a continué de diminuer de 10 % de 2018 à 2021. Et les femmes restent toujours minoritaires à faire respecter leurs droits vis-à-vis de leurs employeurs (40,3 % des saisines en 2018).

    Insécurité du chômage

    La baisse du contentieux affecte plus lourdement les #salariés non-cadres. Entre 2017 et 2021, le contentieux devant la section encadrement a diminué de 4 %, contre – 22 % et – 21 % devant les sections commerce et industrie (salariés non-cadres). Le contentieux s’est également concentré devant les conseils de prud’hommes des gros bassins d’emploi, marquant un recul de l’accès au juge dans les zones rurales. Les salariés les plus jeunes recourent également de moins en moins à la justice : les plus de 50 ans représentaient 32,5 % des demandeurs en 2018, contre 25,2 % en 2009.

    L’accès au juge est donc devenu un privilège. A l’égard des plus #pauvres, l’#employeur peut en revanche affirmer sa toute-puissance de manière discrétionnaire, sans contrôle ni sanction. Cette diminution du contentieux n’est pas un indicateur de bonne santé de la société, mais plutôt de la création de zones de non-droit au bénéfice de l’employeur. C’est ce que le gouvernement appelle « simplifier le droit du travail ».

    Le contentieux, en droit du travail, a toujours essentiellement été un contentieux autour de la rupture du contrat . Compte tenu du coût d’une procédure pour le justiciable, le salarié ne peut se permettre de saisir le juge uniquement pour faire respecter les conditions d’exécution de son contrat, d’autant qu’une telle saisine revient, dans la très grande majorité des cas, à provoquer son futur licenciement ou l’arrêt définitif de la relation de travail s’il est en emploi précaire. Pour toutes ces raisons, le salarié ne formule généralement les demandes au titre de l’exécution de son contrat que lorsqu’il conteste également la rupture de celui-ci.

    C’est donc le contentieux de la rupture du contrat de travail qui porte le peu de contentieux restant, et c’est celui que visent la réduction des #prescriptions et la mise en place des #barèmes. La sécurité juridique invoquée pour justifier leur instauration ne concerne que l’employeur : le salarié injustement licencié se voit plongé dans l’insécurité du chômage, son indemnisation à ce titre faisant elle-même l’objet de réductions continues dans le cadre de réformes successives.

    Conforter les intérêts des employeurs

    L’évocation d’une prescription à deux mois est symptomatique des réformes menées. Elle ferait passer le salarié d’espèce en voie de disparition devant les tribunaux à spécimen de la galerie des espèces disparues.

    Des délais réduits pour saisir, alors que les délais de jugement n’ont fait qu’augmenter et constituent un déni de justice. Alors que le salarié a vu ses délais pour agir se raccourcir et que le contentieux a diminué, il doit attendre toujours plus longtemps que son litige soit jugé. En 2021, la durée moyenne d’une affaire au fond devant la juridiction prud’homale était de 18,1 mois, durée portée à 35 mois en cas de départage. La durée moyenne en appel est passée de 13,7 mois en 2009 à 20,4 mois en 2018. Ces délais constituent déjà des dénis de justice, et l’Etat français est régulièrement condamné à ce titre par les juridictions européennes sans qu’il améliore les moyens donnés à la justice sociale.

    « Simplifier » le droit du travail revient, depuis 2008, à conforter les intérêts des employeurs en les mettant un peu plus à l’abri des conséquences de leurs fautes, sans l’ombre d’un souci du droit et de la réparation des injustices. C’est transformer l’accès à la justice en une course effrénée, pour la faire disparaître, et ne plus laisser l’arme du droit à la partie faible du contrat de travail pour pouvoir se défendre. La justice est le troisième pilier de notre démocratie, et l’exécutif s’acharne à le fragiliser par des réformes renforçant toujours l’impunité patronale.

    https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/01/19/sophie-binet-judith-krivine-et-kim-reuflet-les-reformes-du-droit-du-travail-

    #travail #droit

  • « Le macronisme, qui n’a jamais été social, n’est même plus libéral. Il s’agit d’un technocratisme managérial dans lequel la France devient une entreprise ou Emmanuel Macron est le patron, l’administration ses cadres et les citoyens ses salariés. Cela démontre aussi l’imposture d’un prétendu ’’cercle de la raison’’. Le droit n’est jamais que l’expression d’une souveraineté et sa primauté ne peut que découler de la puissance politique, pas d’une supposée ’’rationalité’’ qui n’est elle même le plus souvent qu’un instrument de pouvoir au service des occidentaux et des puissants (il suffit de voir comme il est nié quand ils gênent leurs intérêts, comme en ce moment en #Palestine). »

    https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/01/18/le-social-liberalisme-d-emmanuel-macron-etait-davantage-une-posture-qu-une-c

    En reprochant à mots couverts au président de la République, Emmanuel Macron, de manquer de déférence à l’égard de l’Etat de droit lors de la cérémonie des vœux au Conseil constitutionnel, Laurent Fabius a adressé le 8 janvier au chef de l’Etat une mise en garde qui nous fait prendre la mesure de toute la distance séparant désormais le macronisme de son socle idéologique originel.

    Un retour sur les conditions de l’adoption, le 19 décembre 2023, de la loi relative à l’immigration est nécessaire pour saisir cette allusion faite par le président du Conseil constitutionnel, qui n’a guère apprécié qu’une majorité politique assume le risque d’adopter des dispositions contraires à la Constitution pour obtenir le vote d’un texte au Parlement.
    L’encre à peine sèche, les responsables de la majorité avaient aussitôt reconnu qu’elle était entachée de dispositions susceptibles d’être retoquées par le Conseil constitutionnel. Qu’il s’agisse de l’article qui supprime l’automaticité du droit du sol pour acquérir la nationalité française ou des mesures qui introduisent la préférence nationale en matière de versement de certaines prestations sociales, de nombreux aspects de la réforme ont été tolérés, sous la pression des députés et sénateurs du parti Les Républicains de la commission mixte paritaire du Parlement, par un exécutif prêt à tout concéder pour arracher le vote d’un texte.

    Le chef de l’Etat a aussitôt déféré le texte aux neuf sages sans ignorer les vices d’inconstitutionnalité dont il est potentiellement souillé. C’est donc en toute conscience qu’il a demandé à sa majorité d’accepter de prendre le risque de méconnaître la Constitution.
    La situation est inédite sous la Ve République : pour en mesurer l’ampleur, il suffit de comparer la stratégie empruntée par Emmanuel Macron à l’ascèse républicaine que s’imposait Michel Rocard (1930-2016) lorsqu’il était premier ministre entre 1988 et 1991, durant le second septennat de François Mitterrand (1916-1996).

    « Deuxième gauche »

    Pourquoi cette mise en perspective ? Michel Rocard était d’abord un responsable politique qui incarnait ce fameux courant, la « deuxième gauche », dont les spécialistes s’accordent à dire qu’il constitue l’une des sources d’inspiration du macronisme des origines, le social-libéralisme, dont l’actuel chef de l’Etat, désormais l’otage d’une opposition de droite sur laquelle déteignent les idées de l’extrême droite, s’éloigne d’année en année.
    Michel Rocard dut assumer ses responsabilités de premier ministre de la France dans un contexte analogue à celui dans lequel se trouve aujourd’hui l’exécutif depuis les élections législatives de juin 2022, à savoir celui d’une majorité relative à l’Assemblée nationale, qui empêche de légiférer sereinement sans dépendre d’accords de circonstance avec des députés plus ou moins hostiles.

    https://twitter.com/Aurelientache/status/1747915766597402643

  • « Incompétence des “juges”, absence d’indépendance réelle : les entorses du Conseil constitutionnel à la démocratie »
    https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/01/17/incompetence-des-juges-absence-d-independance-reelle-les-entorses-du-conseil

    Le fait que nous nous soyons habitués à vivre au rythme des décisions du Conseil constitutionnel (un rythme qui s’est pris avec les lois adoptées pendant la pandémie de Covid-19, prolongé par l’épisode des retraites, et aujourd’hui la #loi_sur_l’immigration) ne signifie pas que celui-ci soit digne de la mission qui lui est confiée : protéger les #droits et #libertés garantis par la #Constitution.

    Avant qu’il rende sa décision sur le projet de loi « contrôler l’immigration, améliorer l’intégration » adopté par le Parlement le 19 décembre 2023, il importe de rappeler que des entorses de principe à la démocratie résultent de la composition et du fonctionnement du Conseil constitutionnel : partialité et incompétences des « juges », absence d’indépendance réelle vis-à-vis des pouvoirs qu’il contrôle, graves insuffisances dans la rédaction de ses décisions.

    Ces critiques ont déjà été portées, mais le constat demeure. Une affaire nous en donne l’occasion. La situation du Conseil se trouve actuellement examinée par un comité des Nations unies, le comité d’Aarhus, dont la mission est de suivre l’application de la convention du même nom. Cette convention porte notamment sur la question de l’accès à la justice à des fins de protection de l’environnement. Ce sont les trois associations France Nature Environnement, La Sphinx et Greenpeace France qui ont porté l’incurie du Conseil constitutionnel devant cette instance.

    Celui-ci avait en effet rendu une décision le 1er avril 2022 à propos de la loi portant évolution du logement, de l’aménagement et du numérique (loi ELAN) sur une question prioritaire de constitutionnalité posée par l’association La Sphinx (décision n° 2022-986 #QPC). Le Conseil confirma alors la constitutionnalité de la disposition qui privait les associations de la possibilité d’exercer un recours contre les permis de construire, dès lors qu’elles étaient constituées depuis moins d’un an.

    Règles de procédure inadéquates

    Parmi les griefs adressés par les trois associations au Conseil constitutionnel devant le comité onusien figurent les conditions dans lesquelles il a rendu sa décision du 1er avril 2022 : est ainsi mise en avant l’absence d’impartialité de la cour, une absence aggravée par des règles de procédure inadéquates et une forme de dépendance aux pouvoirs contrôlés.

    A ce sujet, nous avons formulé des observations devant le comité onusien, car nous sommes conscients de l’impérieuse nécessité démocratique de mettre un terme aux pratiques du Conseil constitutionnel, contraires aux standards d’une justice équitable, indépendante et impartiale. Cette occasion est importante, il ne faut pas la manquer.

    Nous avons d’abord fait observer que la plupart des neuf membres qui composent cette cour constitutionnelle sont d’anciennes personnalités politiques (premiers ministres, ministres ou parlementaires). Cette situation est quasiment inédite dans le monde. Le plus souvent, ces personnalités ont été concernées comme politiques par les textes législatifs qu’ils « jugent » ensuite au Conseil constitutionnel. C’était le cas dans l’affaire « La Sphinx », puisque deux anciens ministres, Jacques Mézard et Jacqueline Gourault, étaient concernés par la loi en cause et ont participé au jugement.

    Dans le cadre de ses fonctions antérieures, Jacques Mézard a été chargé de la déclaration relative à la loi contestée (une loi dont le gouvernement avait pris l’initiative) devant l’Assemblée nationale le 3 octobre 2018, déclaration à l’issue de laquelle il indique que « la loi ELAN va pouvoir devenir une réalité et je le crois améliorer le quotidien des Français, de tous les Français sur l’ensemble du territoire de la République ».

    Dans le cadre de ses fonctions gouvernementales, Jacqueline Gourault a eu la charge toute spécifique de rédiger la circulaire d’application de la loi contestée (circulaire du 21 décembre 2018), dont le contenu ne laisse pas de doute sur l’accord de son auteur avec le dispositif contesté : l’article 80 de la loi, indique la circulaire, « vise à sécuriser les autorisations de construire, accélérer les délais de jugement et mieux sanctionner les recours abusifs ».

    Jacques Mézard et Jacqueline Gourault ont ainsi tous deux exprimé une pensée en accord avec la loi contestée, mais, surtout, en ont défendu le principe dans le cadre de l’exercice de leurs fonctions antérieures à celles de juges, et alors qu’ils n’étaient ni l’un ni l’autre soumis à des exigences d’indépendance et d’impartialité : l’un a défendu la loi devant l’Assemblée nationale qui devait voter la loi, et l’autre l’a défendue auprès des administrations qui devaient l’appliquer.

    Il s’agit là d’une situation de #partialité incompatible avec les standards de l’organisation de la justice en pays démocratique. Ces standards sont le fruit de l’histoire de la justice et de la démocratie et ont été également formulés par la Cour européenne des droits de l’homme. Pourtant, il existe un mécanisme destiné à l’éviter, celui du #déport, par lequel quelqu’un ne participe pas au jugement parce qu’il se trouve dans une situation « objective » de partialité. Mais la pratique du déport au sein du Conseil reste insuffisante, et cette affaire le rappelle.

    Obligation de quorum

    Nous avons également fait valoir que la composition problématique du Conseil constitutionnel était aggravée par certaines règles de procédure à suivre. Est d’abord visée l’obligation de quorum, une règle applicable à toute juridiction : pour juger valablement, sept au moins des neuf membres doivent être présents. Mais le nombre de personnalités susceptibles d’être en situation objective de conflit d’intérêts vis-à-vis de la loi jugée est fréquemment supérieur à deux.
    Cela fait que le Conseil est conduit à juger à six ou à cinq, ce qui n’est pas souhaitable pour un pays tel que le nôtre. Dans cette situation par exemple, la cour constitutionnelle d’Allemagne n’a tout simplement pas le droit de juger. Le Conseil français, lui, invoque l’idée de « force majeure », la vidant complètement de son sens puisque, en droit, la force majeure correspond à un événement imprévisible et irrésistible .
    Une autre règle de procédure, enfin, a spécifiquement posé problème dans cette affaire. Jacqueline Gourault est entrée en Conseil constitutionnel, et a participé à la décision du 1er avril 2022, après que le délai dont disposait La Sphinx pour demander la récusation de l’un des membres du Conseil constitutionnel avait expiré.

    Autrement dit, il n’était plus possible de demander que Jacqueline Gourault ne participe pas au jugement pour cause de situation de partialité, tout simplement parce qu’elle a intégré le Conseil alors que l’affaire était déjà en cours. Là encore, il y a une contrariété aux principes élémentaires de la justice, et la situation est systémique au Conseil constitutionnel.
    Tout le long de nos observations, nous avons donc essayé de montrer que ces manquements aux standards du fonctionnement des juridictions ne sont pas, hélas, le fait de la décision du 1er avril 2022, mais participent de la structure même de notre Conseil constitutionnel, une situation qui ne fait pas honneur à la prétention française à être leader dans le domaine des institutions démocratiques et de l’Etat de droit.

    Lauréline Fontaine est professeure de droit public à l’université Sorbonne-Nouvelle, autrice de La Constitution maltraitée (Ed. Amsterdam, 2023) ; Thomas Perroud est professeur de droit public à l’université Paris-II Panthéon-Assas (Cersa CNRS) ; Dominique Rousseau est professeur émérite de droit public à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne.

    https://seenthis.net/messages/1036314

  • « Avec la plainte de l’Afrique du Sud contre Israël pour génocide, le Sud conteste une mémoire dominée par la Shoah et lui oppose celle de la colonisation » par Sylvie Kaufmann
    https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/01/17/avec-la-plainte-de-l-afrique-du-sud-contre-israel-pour-genocide-le-sud-conte

    Cette double qualification et le fait qu’elle soit évoquée illustrent la dimension très particulière de la plainte déposée contre Israël devant la plus haute juridiction des Nations unies. Fondé sur le caractère massif et le bilan humain de la riposte militaire israélienne aux massacres commis par le Hamas le 7 octobre, le recours sud-africain dépasse la simple procédure judiciaire. Il est la plainte du Sud global contre les critères occidentaux de la supériorité morale. Il est la remise en cause d’un ordre international installé par le plus puissant allié de l’accusé, les Etats-Unis. Il est aussi la contestation d’une mémoire dominée par la Shoah, à laquelle s’oppose ouvertement celle de la colonisation.
    [si on lit vite cette phrase, on pourrait croire que l’Afrique du Sud conteste la Shoah. C’est fort de café pour déconsidérer la létimité de la plainte sud-africaine, surtout que un peu plus loin, voir plus bas
    ...
    pas ce passage là, qui je rapporte qu’il est intéressant]

    Mais comment ne pas voir derrière cet affrontement l’émergence du Sud global comme force politique et la perte d’hégémonie du monde occidental ? « Ce changement de perspective, dans l’optique du Sud, serait d’autant plus fort si Israël venait à être perçu comme génocidaire par la CIJ et plus largement par l’opinion publique », relève Pierre Hazan, expert de la médiation des conflits et auteur de plusieurs ouvrages sur la justice et la guerre, dont Négocier avec le diable (Textuel, 2022).

    En 1948, l’écrivain martiniquais Aimé Césaire « faisait remarquer que l’Occident reconnaissait Auschwitz parce que les victimes étaient blanches, mais pas Gorée parce que les victimes étaient africaines, souligne Pierre Hazan. Le Sud global considère – largement à raison – que l’Occident n’a jamais fait le travail de mémoire qui s’imposait pour les crimes de la colonisation et de l’esclavage, alors qu’il l’a fait pour les crimes nazis ».
    [... mais cette phrase là, avant même je jugement de la CIJ, ... ]

    Au mépris de sa définition juridique, le mot « génocide » est devenu courant à propos des Palestiniens de Gaza.

    #génocide #Gaza #colonialisme #Afrique_du_Sud