Le long hiver impérial français
De fait, l’empire s’étant inscrit en profondeur dans l’identité française, surtout entre les deux guerres mondiales, sa perte (notamment celle de l’Algérie) prend l’allure d’une véritable amputation dans l’imaginaire national, soudain privé de l’une des ressources de sa fierté. La colonisation prenant fin, la peur est que la France n’eut plus, dans les équilibres mondiaux, qu’une place provinciale. L’histoire impériale - dont l’une des fonctions était de chanter la gloire de la nation, de dessiner sa galerie de portraits héroïques, ses images de conquête, ses épopées et ses représentations exotiques - est reléguée à une région périphérique et marginale de la conscience nationale. Grand gâchis, morts et souffrances inutiles pour les uns, honte et culpabilité pour les autres, la colonisation ne préoccupe plus, du moins dans l’esprit public, que les secteurs les plus réactionnaires de la société française qui, depuis la marge, s’efforcent dans la nostalgie et la mélancolie d’en préserver la mémoire.
Beaucoup d’historiens tendent désormais à ne la traiter que comme un moment certes important, mais finalement tardif et "exogène", d’une très longue histoire "indigène". Comme s’il fallait au plus vite s’en déprendre, aucune place centrale ne lui est faite à l’intérieur de la pensée philosophique et politique française au sein de laquelle elle ne joue plus dorénavant qu’une fonction d’extériorité puisqu’elle est relocalisée et située de l’autre coté de la frontière, comme pour bien marquer la disparition de l’Autre qu’aurait, pense-t-on, entraînée la décolonisation.
Plus grave encore, une certaine critique s’efforce d’attribuer à la décolonisation ce qu’elle appelle « la défaite de la pensée » en France. D’une part, cette défaite trouverait son expression la plus éclatante dans la déconstruction des deux signatures de la modernité occidentale que seraient la raison et le sujet et dans la proclamation, au cours des années 1960 en particulier, des différentes morts de « l’homme », du sens et de l’histoire. D’autre part, cette « défaite » serait la conséquence de la réfutation de l’ethnocentrisme occidental rendue légitime par la décolonisation. Cette réfutation - assimilée à une manière de diabolisation et de culpabilisation de l’Occident - aurait abouti à la dissolution de « l’homme ». « Ce concept unitaire de portée universelle », et à sa substitution par « l’homme différent », pierre angulaire d’une diversité culturelle sans hiérarchies. Le relativisme culturel et l’émiettement du sujet humain en une série de singularités irréductibles les unes aux autres auraient, à leur tour, facilité la naissance de projets de transformation radicale de la société qui s’incarneront dans le tiers-mondisme et le gauchisme.
[ Achille Mbembe , Sortir de la grande nuit ]