• Des #mines pour sauver la planète ?

    Pour réaliser la #transition_énergétique, il faudrait extraire en vingt ans autant de métaux qu’au cours de toute l’histoire de l’humanité. C’est « l’un des grands #paradoxes de notre temps », constate #Celia_Izoard.

    Journaliste, traductrice et philosophe, Celia Izoard examine depuis plusieurs années les impacts sociaux et écologiques du développement des nouvelles technologies. Ce nouvel ouvrage s’intègre dans cette veine en explorant les effets délétères de la transition énergétique et numérique.

    La #transition verte nécessite d’extraire du #sous-sol des quantités colossales de #métaux. Ils seront ensuite destinés à la production des énergies bas carbone qui sauveront la planète. Cette course aux métaux supposée sauver la planète du dérèglement climatique n’aggrave-t-elle pas le chaos écologique, les dégâts environnementaux et les inégalités sociales ?

    Celia Izoard mène une vaste enquête sur ce phénomène mondial, inédit et invisible. Si d’autres ouvrages ont également mis en avant l’insoutenabilité physique d’une telle transition, la force de ce livre est d’élaborer un panorama de cette question grâce à des enquêtes de terrain et une analyse fournie sur les aspects culturels, politiques, économiques et sociaux des mines et des métaux.

    Le #mythe de la #mine_verte

    Au début du livre, Celia Izoard part à la recherche des mines du XXIe siècle, « responsables », « relocalisées », « 4.0 », ou encore « décarbonées, digitales et automatisées ». Par un argumentaire détaillé et une plongée dans des mines en #Espagne ou au #Maroc, l’autrice démontre que derrière ce discours promu par les institutions internationales, les dirigeants politiques et les milieux d’affaires se cache un autre visage. Celui de la mine prédatrice, énergivore et destructrice. Celui qui dévore l’habitat terrestre et le vivant.

    De façon locale, le processus de « radicalisation » de la mine industrielle est détaillé par le prisme de ses ravages sociaux. La mine est avant tout « une gigantesque machine de #déracinement » (p. 54), qui vide des espaces en expropriant les derniers peuples de la planète. En outre, la mine contemporaine expose les populations à diverses maladies et à l’intoxication. Dans la mine de #Bou-Azzer au Maroc, on extrait du « #cobalt_responsable » pour les #voitures_électriques ; mineurs et riverains souffrent de cancers et de maladies neurologiques et cardiovasculaires.

    L’ampleur globale de la #prédation du #secteur_minier au XXIe siècle est aussi esquissée à travers la production grandissante de #déchets et de #pollutions. Le secteur minier est l’industrie la plus polluante au monde. Par exemple, une mine industrielle de #cuivre produit 99,6% de déchets. Stockés à proximité des #fosses_minières, les stériles, de gigantesques volumes de roches extraits, génèrent des dégagements sulfurés qui drainent les #métaux_lourds contenus dans les roches et les font migrer vers les cours d’#eau. Les tuyaux des usines crachent en permanence les #résidus_toxiques qui peuvent, en fonction du #minerai traité, se composer de #cyanure, #acides, #hydrocarbures, #soude, ou des #poisons connus comme le #plomb, l’#arsenic, le #mercure, etc. Enfin, les #mines_zéro_carbone sont des #chimères car elles sont toutes très énergivores. La quantité nécessaire pour extraire, broyer, traiter et raffiner les métaux représentent environ 8 à 10% de l’#énergie totale consommée dans le monde, faisant de l’#industrie_minière un principal responsable du dérèglement climatique.

    La face sombre de la transition énergétique

    Dans la seconde partie, Celia Izoard montre que les élites sont « en train d’enfouir la crise climatique et énergétique au fond des mines » (p. 62). Cet impératif d’extraire des métaux pour la transition coïncide avec le retour de la question des #matières_premières sur la scène publique, dans un contexte où les puissances occidentales ont perdu leur hégémonie face à la Chine et la Russie.

    Depuis quand la transition implique-t-elle une relance minière et donc le passage des #énergies_fossiles aux métaux ? Cet argument se diffuse clairement à la suite de la publication d’un rapport de la Banque mondiale en 2017. En collaboration avec le plus gros lobby minier du monde (l’ICMM, International Council on Mining and Metals), le rapport stipule que l’industrie minière est appelée à jouer un rôle majeur dans la lutte contre le changement climatique – en fournissant des technologies bas carbones. #Batteries électriques, rotors d’éoliennes, électrolyseurs, cellules photovoltaïques, câbles pour la vague d’électrification mondiale, toutes ces infrastructures et technologies requièrent néanmoins des quantités faramineuses de métaux. La transition énergétique des sociétés nécessiterait d’avoir recours à de nombreux métaux de base (cuivre, #nickel, #chrome ou #zinc) mais aussi de #métaux_rares (#lithium, #cobalt, #lanthanide). L’#électrification du parc automobile français exige toute la production annuelle de cobalt dans le monde et deux fois plus que la production annuelle de lithium.

    Au XXIe siècle, la matière se rappelle donc brusquement aux puissances occidentales alors qu’elles s’en rêvaient affranchies dans les années 1980. Pourtant, les sociétés occidentales n’avaient évidemment jamais cessé de se fournir en matières premières en s’approvisionnant dans les mines et les industries délocalisées des pays du Sud. Ce processus de déplacement avait d’ailleurs contribué à rendre invisible la mine et ses pollutions du paysage et de l’imaginaire collectif.

    Sous l’étendard de la transition qui permet d’anticiper les contestations environnementales et de faire adhérer les populations à cette inédite course mondiale aux métaux se cache le projet d’une poursuite de la croissance et des modes de vie aux besoins énergétiques et métalliques démesurés. Cette nouvelle légende de l’Occident capitaliste justifie une extraction de métaux qui seront également destinés aux entreprises européennes du numérique, de l’automobile, l’aérospatial, l’armement, la chimie, le nucléaire et toutes les technologies de pointe.

    « Déminer le #capitalisme »

    Ce #livre explore ensuite dans une troisième partie l’histoire du capitalisme à travers celle de la mine et des métaux. Elle montre comment s’est fondé un modèle extractiviste reposant sur des idéologies : le Salut, le Progrès, le Développement – et désormais la Transition ? L’extractivisme est permis par l’élaboration et le développement d’un ensemble de croyances et d’imaginaires qui lui donnent une toute puissance. C’est ce que Celia Izoard nomme : la « #cosmologie_extractiviste » (p. 211). Accompagnée par une législation favorable et des politiques coloniales menées par l’État et la bourgeoisie, puis par l’industrialisation au XIXe siècle, cette matrice a favorisé notre dépendance à un régime minier. Aux yeux du peuple amazonien des Yanomamis, les Blancs sont des « mangeurs de terre » (p. 215).

    Comment sortir de cette vision du monde occidental structuré autour de la mine dont l’objectif est l’accumulation de capital et de puissance. La solution minière, comme technologique, à la crise climatique est un piège, affirme Celia Izoard. Le mouvement climat doit passer par la #décroissance_minérale, par un « sevrage métallique autant qu’un sevrage énergétique » (p. 291). La réduction des consommations énergétiques et matérielles est une solution réaliste. Le quotidien des occidentaux est surminéralisé à l’instar de l’objet emblématique de notre surconsommation quotidienne de métaux : le smartphone. Il contient à lui seul, sous la forme d’alliage complexe, plus de 50 métaux. Les métaux ne devraient-ils pas être réservés aux usages déterminés comme essentiels à la vie humaine ?

    Pour sortir du #régime_minier, il est d’abord urgent de rendre visible la surconsommation de métaux dans le débat public. D’une part, cela doit passer par des mesures politiques. Instaurer un bilan métaux au même titre que le bilan carbone car l’idéologie de la transition a créé une séparation illusoire entre les ressources fossiles toxiques (charbon, pétrole et gaz) et l’extraction métallique, considérée comme salutaire et indispensable. Ou encore cibler la surconsommation minérale des plus riches en distinguant émissions de luxe et émissions de subsistance, comme le propose déjà Andreas Malm. D’autre part, pour « déminer le capitalisme » (p. 281), cela devra passer par un processus de réflexions et de débats collectifs et démocratiques, de mouvements sociaux et de prises de consciences individuelles, en particulier dans les pays hyperindustrialisés dont la surconsommation de métaux est aberrante.

    Non content de contourner l’obstacle de la « transition énergétique », l’extractivisme pousse les frontières toujours plus loin, justifiant la conquête de nouveaux eldorados : le Groenland, les fonds océaniques, voire les minerais extraterrestres. Face au processus de contamination et de dégradation de la planète mené par le secteur minier et industriel, les luttes contre les projets s’intensifient. Récemment, ce sont les Collas, peuple indigène du Chili, qui s’opposent aux géants miniers. Ces derniers ont pour projet d’extraire du lithium dans le salar de Maricunga ; cela entraînera le pompage de millions de mètres cubes d’eau dans les profondeurs des déserts de sel, ces emblèmes de la cordillère des Andes. La communauté colla en sera d’autant plus affaiblie d’autant plus qu’elle souffre déjà de l’exode urbain et de l’assèchement de la région. Les éleveurs devront aussi abandonner leurs élevages et s’engager vers les immenses cités minières de la région. En outre, la transhumance, la biodiversité, une quarantaine d’espèces sauvages locales (le flamant rose chilien, les vigognes ou les guanacos, etc.), sont menacées. Appuyés par leur porte-parole Elena Rivera, ils ne comptent pas se laisser faire et ont fait un recours au Tribunal environnemental de Santiago, qui traite des nombreuses controverses écologiques dans le pays. Au XXIe siècle, les débats et luttes organisés autour de l’extraction au Chili, deuxième pays concentrant le plus de lithium sur la planète, prouvent que les pauvres et les derniers peuples de la planète sont en première ligne face aux effets délétères sous-jacents à la « transition verte ».

    https://laviedesidees.fr/Des-mines-pour-sauver-la-planete
    #changement_climatique #climat #extractivisme

  • La dimension existentielle du cinéma d’Agnieszka Holland
    https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/signes-des-temps/la-dimension-existentielle-du-cinema-d-agnieszka-holland-8875568

    La première expérience politique d’Agnieszka Holland a été le Printemps de Prague ; en 2014 elle signe la série Sacrifice qui a pour cadre la Tchécoslovaquie en 1969.

    Green border est un cri d’alarme sur la situation tragique aux frontières. Les #migrants syriens et afghans se retrouvent bloqués dans une zone frontière entre la Biélorussie et la Pologne, et se font renvoyer d’un pays à l’autre, par les polices respectives avec la plus grande des brutalités. La cinéaste #Agnieszka_Holland utilise le noir et blanc et suggère des rapprochements historiques. Elle évoque le travail d’investigation avant le tournage auprès des gardes-frontières et des activistes ; c’est un film choral ancré dans l’action. Le film a été l’objet d’une campagne de haine par le gouvernement polonais au moment de sa sortie à Varsovie.
    Agnieszka Holland énonce : « aujourd’hui, la référence et l’imaginaire selon laquelle on peut mener une lutte idéologique ou politique, est celle de la Seconde Guerre mondiale. »
    La réalisatrice rappelle : « je prends les risques, mais j’en suis consciente, et je traite cette expérience surtout comme cinématographique pour garder l’équilibre et de me concentrer surtout sur les êtres humains dans une perspective existentielle ; les problèmes géopolitiques sont dans le fond. »

    Une enfant de la (les) persécution(s) et du Printemps de Prague qui a contribué au renouvellement de l’imaginaire américain (The wire, _Treme)

    https://fr.wikipedia.org/wiki/Agnieszka_Holland

    Je ne savais pas si j’allais aller le voir. Entendre d’une oreille le bobino avec ce sionard de Weitzmann m’a décidé. Drôle de l’entendre éluder le fait que A.H. fut qualifiée d’antisémite par des ministres MSM après la sortie de Europa, Europa en 1990.

    édit et j’aime aussi la manière dont elle gifle verbalement ce type de france cul qui voudrait insister sur l’extraction bourgeoise des polonais qui agissent en solidarité avec les migrants. #mdr

    https://seenthis.net/messages/1041323

    #Green_border #cosmopolitisme #frontières #cinéma

    • Je l’ai vu la semaine dernière en avant-première avec en plus elle qui était là à la fin pour discuter, et c’était dur et bouleversant, en sachant comme on le suit nous ici sur Seenthis que ce qui est montré est multi-documenté, aussi bien les actes horribles que les paroles et la déshumanisation ("ce ne sont pas des êtres humains mais des balles de l’Est"). D’ailleurs il me semblait que des paroles quasi identiques étaient sortis sur les palestiniens mais je ne retrouve plus de source.

    • https://fr.wikipedia.org/wiki/Fond_diffus_cosmologique

      Le fond diffus cosmologique (FDC, ou CMB pour l’anglais cosmic microwave background, « fond cosmique de micro-ondes ») est un rayonnement électromagnétique très homogène observé dans toutes les directions du ciel et dont le pic d’émission est situé dans le domaine des micro-ondes. On le qualifie de diffus parce qu’il ne provient pas d’une ou plusieurs sources localisées, et de cosmologique parce que, selon l’interprétation qu’on en fait, il est présent dans tout l’Univers (le cosmos).

      Prévu dès 1948 et découvert par hasard en 1964, le fond diffus permet à la communauté scientifique de départager les différents modèles cosmologiques, notamment en abandonnant les modèles fondés sur le principe cosmologique parfait et en donnant la priorité aux modèles basés sur l’idée de Big Bang, qui prédisent l’émission d’un tel rayonnement thermique à l’époque de l’Univers primordial.

      Selon le modèle standard de la cosmologie, ce rayonnement a été émis environ 380 000 ansa après le Big Bang (ce qui fait qu’on l’appelle aussi rayonnement fossile), alors que l’Univers observable était encore beaucoup plus petit, dense et chaud (de l’ordre de 3 000 K) qu’aujourd’hui. Dilué et refroidi par l’expansion de l’Univers, il possède désormais une température moyenne très basse, de l’ordre de 3 K. Le fond diffus cosmologique est très étudié depuis sa découverte pour deux raisons : il correspond à la plus vieille image électromagnétique qu’il est possible d’obtenir de l’Univers et il présente d’infimes variations de température et d’intensité selon la direction observée, des anisotropies détaillées depuis le début des années 1990 qui permettent de recueillir quantité d’informations sur la structure, l’âge et l’évolution de l’Univers.

      #cosmologie #CMB #fond_diffus_cosmologique #rayonnement_fossile #Big_Bang #white_noise

      A noter qu’il existe une quarantaine d’occurrences pour décrire le concept de « fond diffus cosmologique » :
      https://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_de_synonymes_de_%C2%AB_fond_diffus_cosmologique_%C2%BB

  • Enzo Traverso : la guerre à Gaza « brouille la mémoire de l’Holocauste » | Mediapart
    https://www.mediapart.fr/journal/international/051123/enzo-traverso-la-guerre-gaza-brouille-la-memoire-de-l-holocauste

    une guerre génocidaire menée au nom de la mémoire de l’Holocauste ne peut qu’offenser et discréditer cette mémoire, avec le résultat de légitimer l’#antisémitisme. Si on n’arrive pas à stopper cette campagne, plus personne ne pourra parler de l’#Holocauste sans susciter la méfiance et l’incrédulité ; beaucoup finiront par croire que l’Holocauste est un mythe inventé pour défendre les intérêts d’#Israël et de l’#Occident. La mémoire de la Shoah comme « religion civile » des droits humains, de l’#antiracisme et de la démocratie, serait réduite à néant. Cette mémoire a servi de paradigme pour construire le souvenir d’autres violences de masse, des dictatures militaires en Amérique latine à l’Holodomor en Ukraine, jusqu’au génocide des Tutsis au Rwanda… Si cette mémoire s’identifie à l’étoile de David portée par une armée qui accomplit un #génocide à #Gaza, cela aurait des conséquences dévastatrices. Tous nos repères seraient brouillés, tant sur le plan épistémologique que sur le plan politique.
    On entrerait dans un monde où tout s’équivaut et où les mots n’ont plus aucune valeur. Toute une série de repères constitutifs de notre conscience morale et politique – la distinction entre le bien et le mal, la défense et l’offense, l’oppresseur et l’opprimé, l’exécuteur et la victime – risqueraient d’être sérieusement abîmés. Notre conception de la démocratie, qui n’est pas seulement un système de lois et un dispositif institutionnel mais aussi une culture, une mémoire et un ensemble d’expériences, en sortirait affaiblie. L’antisémitisme, historiquement en déclin, connaîtrait une remontée spectaculaire.

    • Engagés, après l’émancipation, dans la sécularisation du monde moderne, les #juifs se sont retrouvés, au tournant du XXe siècle, dans une situation paradoxale : d’une part, ils s’éloignaient progressivement de la religion, en épousant avec enthousiasme les idées héritées des Lumières ; de l’autre, ils étaient confrontés à l’hostilité d’un environnement antisémite. C’est ainsi qu’ils sont devenus un foyer de #cosmopolitisme, d’universalisme et d’#internationalisme. Ils adhéraient à tous les courants d’avant-garde et incarnaient la pensée critique. Dans mon livre, je fais de Trotski, révolutionnaire russe qui vécut la plupart de sa vie en exil, la figure emblématique de cette judéité diasporique, anticonformiste et opposée au pouvoir.

      Le paysage change après la Seconde Guerre mondiale, après l’Holocauste et la naissance d’Israël. Certes, le cosmopolitisme et la pensée critique ne disparaissent pas, ils demeurent des traits de la judéité. Pendant la deuxième moitié du XXe siècle, cependant, un autre paradigme juif s’impose, dont la figure emblématique est celle de Henry Kissinger : un juif allemand exilé aux États-Unis qui devient le principal stratège de l’impérialisme américain.
      Avec #Israël, le peuple qui était par définition cosmopolite, diasporique et universaliste est devenu la source de l’État le plus ethnocentrique et territorial que l’on puisse imaginer. Un État qui s’est bâti au fil des guerres contre ses voisins, en se concevant comme un État juif exclusif – c’est inscrit depuis 2018 dans sa Loi fondamentale – et qui planifie l’élargissement de son territoire aux dépens des Palestiniens. Je vois là une mutation historique majeure, qui indique deux pôles antinomiques de la judéité moderne. La guerre à #Gaza confirme que le nationalisme le plus étriqué, xénophobe et raciste, dirige aujourd’hui le gouvernement israélien.

    • Certes, le 7 octobre a été un massacre épouvantable, mais le qualifier de plus grand pogrom de l’histoire après l’Holocauste signifie suggérer une continuité entre les deux. Cela induit une interprétation assez simple : ce qui s’est passé le 7 octobre n’est pas l’expression d’une haine engendrée par des décennies de violences systématiques et de spoliations subies par les Palestiniens […]

    • Pour éviter de croire qu’une certaine façon d’opposer « deux » « devoirs de mémoire » dits « antagonistes » serait légitime, on songera simplement aux réflexions de Frantz Fanon à propos des similitudes (incluant certes des mécanismes différents) entre le racisme colonial et l’antisémitisme modernes. Il écrit, dans le chapitre 4 de Peau noire masques blancs : « L’antisémitisme me touche en pleine chair, je m’émeus, une contestation effroyable m’anémie, on me refuse la possibilité d’être homme. Je ne puis me désolidariser du sort réservé à mon frère. Chacun de mes actes engage l’homme. Chacune de mes réticences chacune de mes lâchetés manifeste l’homme ». Et Fanon évoque alors, dans la foulée, la « culpabilité métaphysique » de Jaspers, l’allemand. Culpabilité qui évoque à la fois celle de celui qui porte une « identité » de colon, et celle de celui qui porte une « identité nationale » qui a soutenu le « projet » d’extermination des juifs : « Il existe entre les hommes, du fait qu’ils sont des hommes, une solidarité en vertu de laquelle chacun se trouve co-responsable de toute injustice et de tout mal commis dans le monde, et en particulier de crimes commis en sa présence, ou sans qu’il les ignore. Si je n’ai pas risqué ma vie pour empêcher l’assassinat d’autres hommes, si je me suis tenu coi, je me sens coupable en un sens qui ne peut être compris de façon adéquate ni juridiquement, ni politiquement, ni moralement… Que je vive encore après que de telles choses se soient passées pèse sur moi comme une culpabilité inexpiable ». (Jaspers, La culpabilité allemande,)

      Avec ces remarques de Fanon, un homme ayant lutté contre le racisme colonial, on comprend à nouveau, aujourd’hui, que les « devoirs de mémoire » tendent à ne plus être mutuellement exclusifs : au contraire, occulter l’un, c’est mutiler l’autre, et toutes les victimes de ces génocides, finalement, subissent la même occultation désastreuse. Avec ces remarques, les manières dont les idéologies racistes, antisémites, ou identitaires européennes instrumentalisent les conflits au Moyen-Orient pour traiter de sujets « nationaux » « européens », tendent à perdre toute légitimité. Et les situations conflictuelles peuvent apparaître à nouveau dans leurs dimensions structurelles, complexes, mais aussi spécifiques.

      Par-delà sionisme et antisionisme. Pour une critique globale de l’idéologie nationale-étatique moderne.❞

      http://benoitbohybunel.over-blog.com/2016/12/israel-palestine-penser-une-critique-globale-de-l-ideolog

    • sous la plume de l’historien Enzo Traverso dans La Fin de la modernité juive[16]. On est étonné, en effet, de se retrouver face à certains raccourcis politiques hâtifs qui, s’ils ne s’abaissent pas au niveau des thèses de Bouteldja, encouragent néanmoins une relativisation de l’antisémitisme contemporain. On peut suivre Traverso dans son argumentation générale. La modernité juive, portée par les composantes progressistes des juifs européens, reposait en partie sur la situation sociale et/ou politique précaire de ces derniers, qui tendait à les rapprocher des idéaux avant-gardistes, anti-nationalistes et communistes. La situation d’un grand nombre de juifs européens aujourd’hui qui en font, pour ce qui est de la France, l’une des populations minoritaires les plus socialement acceptées, porte certains d’entre eux à des alliances bien plus marquées à droite. Mis à part la nos­talgie parfois quelque peu essentialisante pour la bonne vieille « modernité juive », la dimension problématique de l’ouvrage apparaît quand Traverso avance la thèse selon laquelle l’antisémitisme aurait été remplacé en Europe par l’islamophobie. Il semblerait que cette thèse soit à prendre dans des termes fonctionnels. L’islamophobie occuperait aujourd’hui la fonction jadis remplie par l’anti­sémitisme. Paradoxalement, cette tentative d’his­toriciser les racismes, en les concevant en termes de vases communicants — l’un baisse, l’autre prend le relais —, produit en fait une conception anhistorique. Tout se passe comme si l’islamophobie pouvait faire ce que fit l’antisémitisme au XIXe et XXe siècles, à savoir contribuer à la formation sanglante des États-nations européens. Mais le racisme n’est pas une matrice vide et indéterminée, qui resterait en quelque sorte indifférente à qui y fait quoi. Bien entendu, le racisme se polarise aujourd’hui autour d’un rejet de la présence même des minoritaires liés à l’immigration (nord -)africaine et moyen-orientale, stigmatisés parce que musulmans. Or, conclure de cela que l’antisémitisme en Europe n’aurait plus aucune efficace idéologique ni la moindre force de mobilisation pratique, c’est faire preuve d’une conception unilatérale du racisme, ne laissant aucune place à la possible coexistence et coordination de l’antisémitisme et de l’islamophobie. Quid, alors, par exemple, des délires paranoïaques sur le « grand remplacement » des Européens chrétiens par les musulmans et la « submer­sion démographique organisée » qui trouvent souvent, justement, leur « explication » dans un complot juif visant à un nouvel ordre mondial ? D’abord, le fait que le terme d’« antisémitisme » soit instrumentalisé, notamment par des juifs réactionnaires, pour faire taire toute critique d’Israël et pour nourrir le racisme anti-arabe et anti-noir, n’est pas en soi un argument pour abandonner ce concept. Cette instrumentalisation nous dit quelque chose de l’amalgame qu’ils en font mais ne préjuge en rien quant à la possibilité d’une conception historique de l’antisémitisme[17]. Le travail théorique consiste à se battre sur le terrain des concepts pour leur redonner un sens juste, et non à opter pour un nouveau mot de manière purement nominaliste. Ensuite, l’affirmation suivant laquelle l’antisémitisme serait nécessairement porté à sa disparition du fait de son déclin notable durant la seconde moitié du XXe siècle[18] est tout de même ahu­rissante lorsqu’elle vient d’un historien. Appliquée à toute autre forme de racisme, cette pseudo-argumentation ne passerait pas. Que dirait-on, par exemple, de l’idée qui voudrait que la fin de la colonisation et de l’esclavage suffise pour faire du racisme anti-arabe et anti-noir des phénomènes marginaux, sinon qu’elle s’inscrit dans une vision apologétique de l’État de droit occidental où le Progrès nous porte inéluctablement vers la disparition de la barbarie ? (...)
      Il est significatif, à cet égard, que les quelques analyses que propose Traverso des actes antisémites contemporains contredisent ses thèses générales sur les relations entre antisémitisme et islamophobie. En effet, lorsque l’historien s’attarde sur le rapt et le meurtre d’Ilan Halimi, il ne manque pas de constater que l’as­sociation idéologique des juifs à l’argent fut un mobile essentiel dans le ciblage et la stratégie de Fofana et ses compagnons[20]. Or, cette association entre juifs et pouvoir économique, politique et médiatique s’est cristallisée précisément au moment de la formation des États-nations européens et de la consolidation de la société bourgeoise[21]. Si cet élément de l’antisémitisme historique a pu être réactivé dans ces actes commis en 2006, pourquoi produire une telle rupture historique entre antisémitisme et « judéophobie[22] » ? Pourquoi concevoir les relations actuelles entre antisémitisme et islamophobie uniquement dans les termes de la « transmigration[23] » du premier dans le second, étant donné que de tels éléments de l’antisémitisme histo­rique transmigrent, eux aussi, dans certaines idées et pratiques contemporaines des prolétaires racisés ? En outre, Traverso propose de comprendre ce qu’il veut appeler la « nouvelle judéophobie » dans le cadre du rapport entre des prolétaires racisés et une population juive moins précaire. Plus précisément, cette « nouvelle judéophobie » est saisie dans le « retournement histo­rique[24] », le « chassé-croisé[25] » qui tend à faire des juifs le symbole d’une intégration contrastant avec la dégra­dation des vies des prolétaires racisés. Bref, Traverso veut comprendre l’acharnement sur les juifs en tant que juifs dans les transformations historiques des rapports entre minoritaires. Or, dans cette perspective, un concept unifié d’antisémitisme serait bien plus à même d’articuler la sédimentation historique de l’acharnement sur les juifs avec ses réactivations dans le présent. À moins de considérer, évidemment, qu’il y ait quelque chose comme un antisémitisme propre aux prolétaires racisés et qui, pour cette raison, « surgit d’une révolte légitime[26] ». Soyons clairs : leur révolte est plus que « légitime », elle est nécessaire en tant qu’expression des antagonismes de classe. Seulement, encore une fois, le langage de la lutte n’est pas séparable de son « orientation ». Si la lutte prend les formes d’une personnalisation racialisante, elle contribue à la polarisation des segments de classes, à leur construction en groupes aux caractéristiques hérédi­taires et inchangeables et donc, in fine, à la perpétuation de la société capitaliste.

      Plus blanc que blanc ? Révolte et antisémitisme, stoff, août 2019
      https://www.stoff.fr/article/plus-blanc-que-blanc

  • Philippe Descola : « Les lieux alternatifs expérimentent une cosmopolitique inédite »
    https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/09/26/philippe-descola-les-lieux-alternatifs-experimentent-une-cosmopolitique-ined

    L’anthropologue détaille, dans un entretien au « Monde », la manière dont il a travaillé avec l’auteur de BD Alessandro Pignocchi sur les nouvelles façons de faire de la politique, de l’Amazonie à Notre-Dame-des-Landes.

    Professeur émérite au Collège de France, Philippe Descola estime que les différentes manières de vivre observées par les ethnologues sur le terrain peuvent être « des tremplins pour imaginer des futurs différents ».

    Pourquoi l’anthropologie apporte-t-elle la preuve que d’autres voies, que d’autres « mondes à venir » sont possibles ?

    Parce que, conjointement avec l’histoire, elle nous offre le témoignage que d’autres façons d’être au monde sont possibles, radicalement différentes de celles que la modernité a inventées. Si l’on se débarrasse de l’illusion évolutionniste, à savoir que les Indiens d’Amazonie, les Inuits ou les tribus des hautes terres de Birmanie représentent notre passé et qu’il leur reste un long chemin à parcourir pour devenir comme nous, si l’on admet plutôt qu’ils représentent des alternatives originales à ce que nous sommes devenus, alors ces autres manières de vivre la condition humaine représentent non des modèles immédiatement transposables, mais des tremplins pour imaginer des futurs différents.

    En quoi est-elle « une science intrinsèquement subversive » ?

    Le « regard éloigné », pour reprendre l’expression de Lévi-Strauss, c’est celui que l’ethnologue acquiert lorsqu’il ou elle partage pendant plusieurs années l’existence d’un peuple dont les mœurs et les institutions sont très différentes de celles dans lesquelles il ou elle a été élevé. Au retour, l’ethnologue ne peut manquer d’appréhender le monde d’où il est issu avec les yeux de ceux dont il a appris à apprécier le style de vie. Apparaissent alors avec une crudité effrayante tous les défauts et toutes les iniquités de nos propres sociétés, les inégalités, l’adoration de la marchandise et de l’argent, la séparation d’avec les autres espèces, etc.
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    Pour quelles raisons avez-vous noué ce dialogue avec l’auteur de BD Alessandro Pignocchi ?

    Nous nous sommes rapprochés au départ parce qu’Alessandro avait voulu partager la vie des Achuar de l’Amazonie équatorienne quelques années après que j’y suis allé moi-même, non pas par curiosité touristique, mais parce qu’il pressentait après m’avoir lu que ce peuple aurait beaucoup à lui apprendre. J’ai trouvé que le compte rendu graphique qu’il a fait de son expérience chez les Achuar était à la fois très juste et plein d’humour (Anent. Nouvelles des Indiens Jivaros, Steinkis, 2016), et j’ai retrouvé le même genre d’ironie dans ses BD ultérieures, notamment ses trois petits traités « d’écologie sauvage ». C’est une autre façon de pratiquer le « regard éloigné ».

    Qu’est-ce qui vous séduit et vous réconforte à Notre-Dame-des-Landes ? Et faut-il rapprocher les ZAD de Sciences Po, où vous avez donné, en cette rentrée, la conférence inaugurale ?

    Je ne suis pas sûr que les ZAD et Sciences Po aient envie d’être appariés. En revanche, j’invite les élèves de cette vénérable institution, et plus encore ceux qui se préparent à devenir de hauts fonctionnaires de l’Etat, à aller se rendre compte par eux-mêmes à Notre-Dame-des-Landes, ou dans des lieux alternatifs du même genre, de ce que peut être une expérience cosmopolitique inédite, une forme de vie commune récusant le productivisme, le consumérisme et l’accumulation, attentive à laisser chacun s’exprimer dans des structures égalitaires et fondée sur une identification profonde entre les habitants humains et non humains d’un territoire autonome.

    Pourquoi vous lancez-vous à présent dans l’élaboration d’une nouvelle cosmopolitique ?

    La plupart des concepts aux moyens desquels nous décrivons notre condition moderne et les institutions au sein desquelles nous la vivons – « société », « nature », « culture », « économie », « politique », « histoire », « progrès », etc. – sont le produit d’une trajectoire historique tout à fait singulière, celle de l’Europe s’émancipant de l’Ancien Régime. Ces concepts décrivent très mal la façon dont d’autres civilisations se représentent leurs modes d’assemblage, leurs rapports aux non-humains et les valeurs qu’elles estiment. Pourtant, ce sont ces concepts que nous employons, depuis la naissance des sciences sociales, pour parler des peuples en marge du front de la modernisation : nous les habillons de nos propres vêtements, en faisant comme s’ils les avaient toujours portés.

    Or, non seulement le vocabulaire des sciences sociales est impropre à parler des autres, il est aussi devenu pathétiquement inadéquat pour parler de l’anthropocène, un régime dans lequel on serait bien en peine de déceler une séparation nette entre humains et non-humains, entre institutions politiques et systèmes techniques, entre récits émancipateurs et évolution des espèces. Un énorme effort de reconceptualisation de ce nouveau monde émergent est donc nécessaire pour que nous puissions disposer des catégories permettant, au minimum, de mieux le décrire.

    De quelle manière êtes-vous affecté par la catastrophe écologique ? Et quelles sont les pistes pour y remédier ?

    C’est la perte de la diversité qui me fait mesurer l’ampleur de la catastrophe, puisque je fais partie des privilégiés qui résident une partie de l’année à la campagne. Qui veut d’un monde vide, totalement anthropisé, où toutes les formes de vie auraient disparu, hormis celles qui nous sont utiles ? Quant à la catastrophe écologique, elle est le symptôme d’un mal plutôt que le mal principal ; elle rend tangible la dévastation que la frénésie d’accumulation capitaliste a répandue sur la planète, et c’est en confrontant ce mal-là que quelque chose pourra enfin changer.

    #Descola #anthropologie #Pignocchi #cosmopolitique

  • ” Le complotisme est d’abord une cosmogonie, une parole mythique sur la naissance du monde”, entretien avec Sylvie Taussig - Lignes de crêtes
    https://www.lignes-de-cretes.org/le-complotisme-est-dabord-une-cosmogonie-une-parole-mythique-sur-l

    Nadia Meziane : L’une des marques du conspirationnisme, héritée d’une sorte de marxisme revisité par le soupçon permanent consiste à toujours supposer une position coupable à celui qui s’exprime contre leurs thèses. Le contradicteur n’est jamais Personne mais toujours Quelqu’un qui se cache. Il n’est jamais là où il dit qu’il est mais dans un quelconque repaire où s’élaborent les complots. Commençons donc par te situer et situer l’endroit du monde où tu as écrit ton essai. Tu es chercheuse , pas spécialement experte en conspirationnisme et, au cœur de la pandémie, tu étais au Pérou, où tu as vécu au quotidien avec le voisinage d’une communauté pratiquant la médecine spirituelle et fortement complotiste.

    Peux-tu nous raconter cette aventure pandémique et comment elle s’est mêlée à tes sujets de recherche pour aboutir à ton essai  ?

    Sylvie Taussig : l’aventure n’en a pas été une. Ne pas avoir le droit de sortir de chez soi sauf strictement pour faire les courses en laissant seuls, car interdits de mettre le nez dehors, deux enfants de 5 et 7 ans pendant plus d’une heure tous les deux jours… donc marcher vite malgré le poids des courses et surtout ne parler à personne et fuir l’aventure en espérant que de leur côté ils n’en tenteraient aucune, surtout pas sur la petite montagne qui finit par un abîme. Le contraire même de l’aventure, puisqu’une aventure a toujours un goût de la matière de Bretagne et la forme d’une initiation. Qu’en reste-t-il quand il n’y a plus temps ni espace ? Il restait à travailler, installée en partie dans ce curieux lieu d’observation – pour moi qui ai été un pilier de bistrot, c’est au bistrot que cela ressemble le plus – qu’est le réseau social. Évidemment cela n’aurait sans doute pas fonctionné si je ne connaissais pas les gens – mes voisins – en chair et en os, précisément comme adeptes de toutes les formes de néo-chamanisme et libertariens. Ils étaient déjà au nombre de mes sujets de recherche1, et au début cela a été un jeu : prévoir leur réactions.

    Mais, comme la prévision devenait dans ce cas une science exacte, ce n’était plus du jeu, mais l’occasion de faire un article, que j’ai terminé quand il a pris les proportions d’un petit livre. Le complotisme m’a paru comme un cas particulier de cette récidive gnostique que j’explore par tous les bouts depuis un paquet d’années, dans l’idée de faire un petit livre, très simple, élémentaire en fait. L’hypothèse de la récidive gnostique, qui constitue le point culminant de l’essai qui, pour moi, a quelque chose du roman policier, m’a aussi forcée à lire des quantités astronomiques de sites internet. Cette fréquentation assidue m’a permis de sentir le radical désir de la peur des adeptes de ces théories et d’entrevoir l’impressionnante cohérence de leur pensée.

    N.M. : Un philosophe est omniprésent dans ta réflexion sur le conspirationnisme contemporain. Descartes et son dévoiement . Le portrait que tu dresses des conspirationnistes est original, car il n’en fait pas des « anti-Lumières  » et des « contre-révolutionnaires  » par essence, pas forcément les héritiers de Barruel ou de Joseph de Maistre, à te lire, on a le sentiment qu’en partie les conspirationnistes seraient les Lumières qui auraient perdu le Nord, en jetant la boussole. En quoi l’ultra-doute conspirationniste se distingue-t-il du doute méthodique de Descartes et de ses héritiers des Lumières ? Et surtout qu’aurait répondu Descartes à un adepte de la pensée conspirationniste qui se serait revendiqué de lui  ?

    J’ai voulu prendre au sérieux leur revendication d’une filiation cartésienne. Comme j’ai consacré ma thèse et un certain nombre de travaux au 17e siècle, à travers ses penseurs moins connus que Descartes, je sais que le début des temps modernes est d’une diabolique complexité. Et c’est dans ce 17e siècle que j’avais déjà repéré des éléments gnostiques subversifs sans pouvoir les nommer. En fait je n’ai commencé à nommer cette interprétation religieuse qu’avec les séminaires de Heinz Wismann sur Heidegger – la matrice m’est apparue en pleine lumière, ou du moins il a nommé une matrice que je voyais bien à l’œuvre, et dont je voyais aussi des traces certaines dans une certaine interprétation catholique. Rien n’est monolithique, et je ne dis pas que l’Église catholique serait monolithique, bien au contraire. Et je m’intéresse aux petites choses, aux miettes. L’idée que le conspirationnisme serait une signature catholique se retrouve dans un article phénoménal d’Alain de Benoist, qui semble ainsi conspuer cette religion qu’il rejette de fond en comble ; elle se trouve aussi dans l’affirmation que Barruel serait le complotiste par excellence, ou bien ce jésuite grandiose que je cite, pour qui tous les pères de l’Église seraient une forgerie. Mais cela, les catholiques orthodoxes ne le disent pas, non plus qu’ils rejettent la bible hébraïque. C’est cette anguille sous roche là qui m’intéresse.

    Quant à Descartes, il ferait la tête que Musil donne à Aristote l’imaginant surgir du profond du sol au milieu d’une rue de Vienne au tournant du siècle. Je ne cite pas Musil par hasard, plus que tout autre il orchestre la rencontre des savoirs modernes et de la matière romanesque. Reste que le complotisme transpose sur la science actuelle la méfiance que les modernes posaient sur la scolastique

    – et cet anachronisme est fort intéressant.

    N.M : Tu places le conspirationnisme dans un univers néo-religieux plus que politique. Ton travail tourne autour de la notion de gnose. Or cette notion peut être perçue de manière extrêmement positive, le gnostique étant un être en quête de libération par la recherche de la vérité et du savoir . Si au départ, cette quête de vérité est réservée à une élite et à des sociétés secrètes, le conspirationnisme au fond propose en apparence, au moins, un dévoilement ultra-démocratique du monde. La proposition conspirationniste, le « informez vous par vous même  » est profondément séduisant et égalitaire. (...)

    #cosmogonie #désinstitutionnalisation #initiation #dualisme #conspirationnisme #complotisme #gnose #catastrophe #nihilisme_radical #croyance #savoir

  • Esquisse d’une doctrine de politique communiste

    Préface de Junius Frey pour le livre de Yuk Hui,
    « La question de la technique en Chine »
    Divergences, 2021.

    Si la course économique et technologique actuelle va droit dans le mur, alors il faut admettre que faire un pas en arrière pourrait signifier prendre plusieurs coups d’avance. Déserter le jeu toujours-déjà condamné des puissances pourrait inaugurer une nouvelle partie

    https://communaux.cc/contributions/esquisse-dune-doctrine-de-politique-communiste

    • Le contexte

      Posons, pour commencer, le décor. Le décor historique, sinon historial. La Chine, donc, s’est réveillée. Et comme prévu, le monde tremble. La cellule prospective de la Deutsche Bank, avisant ses traders de clients, anticipe pour les décennies à venir une « guerre froide entre les États-Unis et la Chine » au terme de laquelle « vont émerger deux blocs à demi gelés » séparés par un « Tech Wall » (The age of disorder, septembre 2020). Le monde se partagerait ainsi : d’un côté le cadre hérité de la globalisation, sous hégémonie américaine à tous points de vue, tant monétaire que militaire, technologique que culturel, de l’autre les « nouvelles routes de la soie » — la « belt and road initiative » — qui va de la mise au pas définitive du Xinjiang au rachat du Pirée ou de fleurons de la technologie allemande, de la diplomatie du masque en Algérie à l’établissement d’une base militaire chinoise à Djibouti, du soutien aux régimes menacés par la rue (Syrie, Thaïlande ou Birmanie) à une politique d’influence omnilatérale ne boudant ni l’Amérique du Sud ni l’Afrique ou le Moyen Orient. Entre les deux, des stratégies de containment et de provocation, de débauchage et de pressions de toutes natures, mille micro-batailles sans apparence et une fixation progressive des allégeances pays par pays, parti par parti, entreprise par entreprise. Deng Xiaoping recommandait de « cacher son éclat et attendre son heure ». L’heure est manifestement venue ; elle est même largement dépassée. En témoigne suffisamment le degré d’explicitation intellectuelle de la proposition géopolitique chinoise. Jiang Shigong, interprète officiel de la « pensée
      Xi Jinping », commentateur et apôtre de l’œuvre de Carl Schmitt en Chine, théoricien de l’annexion de Hong Kong, ne se contente pas de poser que « l’ordre mondial a toujours fonctionné d’après une logique d’empire » malgré la parenthèse de l’ordre westphalien ou d’interpréter l’Histoire comme histoire de la lutte entre empires maritimes et empires continentaux. Il constate surtout que le modèle du présent « empire mondial 1.0 » — que la dénomination est cruelle ! — formé par la civilisation chrétienne occidentale et accompli par les États-Unis se trouve face à trois problèmes insolubles : « l’accroissement sans fin des inégalités dues à l’économie libérale ; la faillite des États, le déclin politique et la gouvernance inefficace causée par le libéralisme politique ; et la décadence et le nihilisme créés par le libéralisme culturel ». Il conclut ainsi son Empire et ordre mondial (2020) : « Nous vivons un âge de chaos, de conflit, de changement massif où l’empire mondial 1.0 est sur le déclin et va vers l’effondrement, alors que nous ne parvenons pas encore à imaginer l’empire mondial 2.0 [...] La civilisation qui sera apte à procurer de véritables solutions aux trois grands problèmes auxquels fait face l’empire mondial 1.0 fournira aussi le programme de l’empire mondial 2.0. En tant que grande puissance qui doit regarder au-delà de ses propres frontières, la Chine doit réfléchir à son propre futur, car l’important de sa mission n’est pas seulement de faire revivre sa culture traditionnelle. La Chine doit aussi absorber patiemment les capacités et les réalisations de l’humanité tout entière, et en particulier celles employées par la civilisation occidentale pour construire l’empire mondial. C’est seulement sur cette base que nous pouvons envisager la reconstruction de la civilisation chinoise et la reconstruction de l’ordre mondial comme un tout se renforçant mutuellement ». Voilà qui a le mérite d’être dit sans trop de détours.

      Bien évidemment, quiconque s’est un peu renseigné auprès de camarades chinois sur la réalité de la Chine contemporaine sait que la mise en scène d’un État pyramidal parfaitement unifié autour d’un Parti étendant ses tentacules de la cellule de quartier jusqu’à son organe consultatif suprême, où un contrôle absolu des communications et un système technologique de surveillance généralisée alliés à une répression impitoyable auraient fini par abolir jusqu’à l’idée même de dissidence n’est qu’un article de propagande. Le succès de ce cliché tient seulement à ce qu’il met opportunément d’accord l’État chinois avec ses détracteurs « libéraux », tous deux ayant intérêt à exagérer son degré de perfection — qui en vue de dissuader toute rébellion chez ses citoyens, qui en vue d’en susciter une défiance horrifiée. La réalité du pouvoir chinois est bien plus fragmentée, bien plus bricolée, bien plus défaillante que cela. Le rapport entre verticalité bureaucratique et horizontalité « sociale », entre centralité et localité, bien plus opaque, informel, archaïque qu’affiché. La technologie dysfonctionne comme partout ailleurs, et les habitants du pays, même pris dans un processus de modernisation aussi grisant qu’absurde, aussi puissant qu’anomique, même engagés dans une mobilisation
      totale qui a les moyens de ses ambitions, ne sont pas plus dupes que le premier Européen venu des manœuvres du pouvoir, de la dévastation environnementale et de la rapacité capitaliste. Rien n’est plus précaire que le « mandat du Ciel ». Aussi, rien ne se défend plus férocement.

      Mais ce qui nous importe à nous et qui constitue la nouveauté des quarante dernières années, c’est plutôt qu’au terme d’une confrontation dialectique de la pensée traditionnelle chinoise avec la pensée « occidentale » une génération de penseurs chinois a fini par nourrir un projet impérial pour le monde qui outrepasse largement le « socialisme à caractéristique chinoise » ou la « fusion du marxisme avec la culture chinoise traditionnelle » chers à Jiang Shigong. Tianxia — « Tout sous le même ciel » — est le nom de code commun pour ce projet. Le Tianxia est devenu une telle banalité que le Conseil d’information d’État peut proclamer tranquillement, dans un récent document, « l’initiative chinoise de développement de la coopération internationale trouve son origine dans la philosophie chinoise de la Grande Harmonie de “Tout Sous le Ciel [...] avec comme valeur traditionnelle que « tout ce qui est sous le ciel est une grande famille et partage le même destin” ». En 2017, la dernière section du rapport du XIXe congrès du Parti communiste chinois commençait déjà par : « quand la Voie prévaut, le monde est partagé par tous » — « un idéal ultime qui encourage l’entièreté du Parti et le peuple de toute la nation », selon le commentaire légèrement enthousiaste de Jiang Shigong. Le Tianxia a ainsi une version martiale, schmittienne, et une autre plus mielleuse, plus consensuelle, quasi-sociale-démocrate — celle de Zhao Tingyang, par exemple. Et ces deux formulations s’opposent à peu près autant que les deux mâchoires d’une tenaille. Le mérite de Zhao Tingyang est, en l’assaisonnant suavement, de développer la proposition impériale jusqu’au bout. S’opposant à une histoire mondiale centrée sur celle du colonisateur européen, il avance le modèle du Tianxia élaboré par l’antique et mythique dynastie des Zhou comme idéal régulateur pour le monde contemporain. « Le concept de Tianxia a pour perspective l’avènement d’un système mondial dont le sujet politique serait le monde lui-même, un ordre de coexistence dont l’unité politique serait le monde dans sa totalité. [...] Prendre le monde comme échelle de mesure pour l’interpréter comme un existant politique global, n’est autre que le principe selon lequel « il n’y a rien au-delà de Tianxia » [...] Le système Tianxia n’est qu’inclusif et non exclusif. Il supprime l’idée même d’étranger et d’ennemi [...] Tout pays ou zone qui n’a pas encore adhéré à l’ordre de coexistence propre au système Tianxia sera invité à le faire [...] Tianxia, c’est un monde qui fusionne le monde naturel, psycho-social et politique. [...] Le système d’[inféodation] dans le Tianxia de la dynastie des Zhou a instauré un « réseau terrestre » qui reliait le territoire du monde en un système réticulé avec une structure hiérarchisée [...] Aussi, même si la hiérarchie contrevient aux valeurs d’égalité, elle reste tout de même nécessaire au bon fonctionnement des sociétés. Le
      système des valeurs a ses raisons, la réalité a les siennes. Concrètement, en tant que « réseau terrestre », le système Tianxia des Zhou possédait un royaume suzerain qui supervisait le monde [...] L’État suzerain assurait la responsabilité du maintien de l’ordre public de l’ensemble du système [...] La Chine est un pays qui possède en lui-même une structure de type Tianxia, soit l’idée du Tianxia réalisée dans un seul pays [...] La globalisation créée par le développement à l’extrême de la modernité a en effet aspiré tous les hommes dans un jeu omniprésent et inextricable [...] c’est un monde qui a échoué. La globalisation est apparemment le fossoyeur engendré par la modernité elle-même [...] c’est un désastre certes, mais c’est aussi une opportunité pour créer de nouvelles règles du jeu. [...] D’ailleurs, Dieu n’a pas dit que le Messie est la démocratie. [...] les histoires de prophètes appartiennent aux prophètes et les histoires de la démocratie à la démocratie [...] la vraie histoire du monde n’a pas encore commencé [...] Ce qui connaîtra une fin, c’est l’ère moderne, non pas l’histoire. »

      La question n’est pas de savoir quand le sceptre du monde passera effectivement entre les mains de la Chine. Ce qui importe, c’est de bien voir que la gouvernementalité chinoise sert d’ores et déjà de modèle aux formes occidentales d’exercice de la puissance. Elle a déjà gagné. (...)

      #Chine #technnique #Yuk_Hui #cosmotechnique #Empire #gouvernementalité

  • Dialectique, approches et questionnements

    Louis de Colmar

    https://lavoiedujaguar.net/Dialectique-approches-et-questionnements

    Qu’est-ce que la dialectique ? Je ne dirais pas que c’est la capacité de penser deux choses opposées et de décider : ce serait, au contraire, décider que la façon particulière qui permet d’appréhender une problématique, une réalité, etc. à travers une opposition donnée et historiquement constituée est devenu une impasse. Précisément donc, la question dialectique se pose lorsque les termes d’une opposition qui permettaient jusqu’alors de comprendre une problématique, une réalité, etc. deviennent non significatifs, non opérationnels, non manipulables, et conduisent à des impasses, quelles que soient les manières de tricoter et détricoter les éléments contradictoires.

    La question dialectique intervient lorsque qu’une logique donnée, construite, établie, instituée, ne rend plus compte du réel (alors qu’elle a effectivement été en mesure de le faire jusque-là), et qu’il faille changer de logique pour rétablir un lien avec une réalité reconstruite sur des bases nouvelles (bases nouvelles qui ne sont pas visibles, pas perceptibles, pas rationalisables, etc., dans le contexte de cette première logique, rationalité, etc.). Cette question dialectique est ainsi relativement bien illustrée par le concept de changement de paradigme dans l’approche de Kuhn, ou encore à travers la problématique des structures dissipatives de Prigogine.

    Il ne peut pas y avoir de dialectique dans un processus si ce dernier ne comporte pas un imprévu, une non-linéarité, un non-nécessaire, un illogisme, une non-continuité, etc. (...)

    #dialectique #question #Hegel #Marx #langues #cosmogonies #modernité #civilisations

  • L’épiphanie cosmopolitique
    https://laviedesidees.fr/L-epiphanie-cosmopolitique.html

    À propos de : Jean-Marc Ferry, Comment peut-on être européen ? Éléments pour une philosophie de l’Europe. Calmann-Lévy. Jean-Marc Ferry poursuit les conditions de mise en œuvre du principe philosophique de l’Europe : la réalisation de l’hypothèse cosmopolitique. Mais la co-souveraineté bien ordonnée qui en découle peine à convaincre de sa capacité à résoudre les contraires et faire advenir le politique européen.

    #International #Europe #cosmopolitisme
    https://laviedesidees.fr/IMG/docx/20210225_ferry.docx
    https://laviedesidees.fr/IMG/pdf/20210225_ferry.pdf

  • La Grande Transformation (XI)

    Georges Lapierre

    https://lavoiedujaguar.net/La-Grande-Transformation-XI

    Aperçus critiques sur le livre de Karl Polanyi
    La Grande Transformation
    (à suivre)

    Notre vision du monde étant le fruit d’un mode de vie, une cosmovision n’est évidente que pour ceux qui appartiennent à une même civilisation. L’opposition entre culture et nature est-elle en passe de devenir une vision du monde partagée par tous ceux qui vivent dans une civilisation marchande ou bien est-elle toujours une idéologie que l’avant-garde intellectuelle s’efforce de propager, avec les résultats remarquables que nous connaissons ? Nous pouvons constater qu’une telle cosmovision s’étend comme une tache d’huile en suivant le mouvement de pénétration du marché. Il y aurait d’un côté l’humain, le monde de la culture, de l’esprit, de la pensée et de l’être et, de l’autre, la nature, l’apparence, l’absence de pensée, tout ce qui n’est pas humain. Cet univers réduit au paraître s’oppose à l’être, l’être serait en quelque sorte l’envers du décor. Non seulement l’apparence occulte l’être (l’esprit, la pensée) mais rend l’être (l’esprit, la pensée) inaccessible. Je dirai que l’apparence (ce que nous appelons la nature) est seulement l’apparence de la pensée, en fait la pensée comme aliénation de la pensée. La nature n’est pas opposée à la culture, elle est toute notre culture. On dit en général que la nature est toute la réalité, je dirai que la nature est toute notre réalité, ou bien encore que l’aliénation est toute notre réalité. (...)

    #Karl_Polanyi #civilisation #cosmovision #échange #marché #aliénation #économie #État #religion #Mésoamérique #Quetzalcóatl #Mexique

  • La spiritualité wixárika à notre époque

    Eduardo Guzmán Chávez

    https://lavoiedujaguar.net/La-spiritualite-wixarika-a-notre-epoque

    Le peuple wixárika vient de très loin dans le temps. Les chercheurs travaillent sur les archives coloniales des missionnaires qui les ont rencontrés au XVIIe siècle et sauvegardent les témoignages onomatopéiques qui rôdent dans la parole wixárika pour décrire un peuple qui, pendant la conquête de la Sierra Madre occidentale, n’était pas remarquable par sa force politique ou sa puissance militaire à côté des Coras et des Tepehuanos voisins, mais qui se distinguait déjà à l’époque comme un bastion spirituel d’une lignée lointaine.

    Leur conquête par les Espagnols a été relativement facile et a imprimé certains traits catholiques que les Wixaritari ou Huicholes ont su honorer sans que cela perturbe la résonance originelle de leur propre cosmovision.

    De nos jours, si nous avions la chance d’assister à la célébration catholique du chemin de croix pendant la Semaine sainte dans l’une des communautés nucléaires, nous serions frappés de constater une profondeur et une dévotion dignes du christianisme primitif.

    Mais le peuple wixárika vient de bien plus loin dans le temps. C’est un lieu commun, quand on parle d’eux, de leur attribuer la qualité supérieure d’être l’une des cultures indigènes les plus pures du monde. (...)

    #Mexique #Huichol #spiritualité #cosmovision #fidélité #solaire #calendrier #pèlerinage #guérisseurs #sagesse #mégaprojets #déforestation

  • Être écoféministe | Jeanne Burgart Goutal
    Les Éditions L’échappée
    https://www.lechappee.org/collections/versus/etre-ecofeministe

    Je souhaitais en savoir plus sur l’#écoféminisme, Aude (#merci) m’a recommandé ce #livre. En plus de l’avoir trouvé très intéressant, j’ai appris des choses, l’approche et les arguments avancés résonnent bien avec mes propres ressentis.

    #Oppression des #femmes et #destruction de la #nature seraient deux facettes indissociables d’un modèle de #civilisation qu’il faudrait dépasser : telle est la perspective centrale de l’écoféminisme. Mais derrière ce terme se déploie une grande variété de #pensées et de #pratiques_militantes.
    Rompant avec une approche chic et apolitique aujourd’hui en vogue, ce livre restitue la richesse et la diversité des théories développées par cette mouvance née il y a plus de 40 ans : critique radicale du #capitalisme et de la #technoscience, redécouverte des sagesses et #savoir-faire traditionnels, réappropriation par les femmes de leur #corps, #apprentissage d’un rapport intime au #cosmos
    Dans ce road trip philosophique alternant reportage et analyse, l’auteure nous emmène sur les pas des écoféministes, depuis les Cévennes où certaines tentent l’aventure de la vie en autonomie, jusqu’au nord de l’Inde, chez la star du mouvement #Vandana_Shiva. Elle révèle aussi les ambiguïtés de ce courant, où se croisent Occidentaux en quête d’alternatives sociales et de transformations personnelles, ONG poursuivant leurs propres stratégies commerciales et #politiques, et #luttes concrètes de femmes et de communautés indigènes dans les pays du Sud.

    #colonialisme #agriculture #intersectionnalité

  • La Grande Transformation (VII)

    Georges Lapierre

    https://lavoiedujaguar.net/La-Grande-Transformation-VII

    Aperçus critiques sur le livre de Karl Polanyi
    La Grande Transformation
    (à suivre)

    Au sujet de l’idéologie des trois fonctions mise en exergue par Georges Dumézil, nous ne savons pas si cette cosmovision vient de la réalité ou si elle est une vision idéologique de la réalité qui serait suggérée et imposée par les conquérants indo-européens faisant en sorte que la réalité (sociale) issue de leur conquête ne puisse plus être contestée et s’impose comme incritiquable. Nous pouvons nous poser la même question au sujet de l’existence de la nature. Est-ce une idéologie ou une cosmovision ? Quand l’idéologie est partagée par tous, alors elle est en voie de devenir une cosmovision, c’est ce qui se passe avec la nature. La nature n’est pas un concept donné, c’est un concept laborieusement acquis par le plus grand nombre dans une société qui s’adonne entièrement au commerce, c’est alors qu’il devient une cosmovision. Pourtant le concept même d’un virus pénétrant l’intimité du sujet devrait nous conduire à percevoir avec plus de subtilité l’interaction entre notre environnement et nous, nous et notre environnement, entre « culture » et « nature », pour reprendre les concepts généralement utilisés de nos jours par les anthropologues. Nous nous apercevrions alors que la frontière est désormais plus floue que nous ne le pensions, qu’elle est plus un acte de volonté de notre part qu’une réalité. (...)

    #Karl_Polanyi #Georges_Dumézil #Maurice_Godelier #cosmovision #culture #asservissement #aliénation #État #État

  • Considérations sur les temps qui courent (IV)

    Georges Lapierre

    https://lavoiedujaguar.net/Considerations-sur-les-temps-qui-courent-IV

    Après tout ce temps, le coronavirus reste d’actualité, nous pouvons y voir le prétexte pour l’État de garder la haute main sur la société en dictant des mesures d’autorité assez vaines mais qui ont cependant le consentement d’une grande partie de la population, maintenue dans un climat de peur par la propagande gouvernementale. Nous nous rendons compte aussi que le virus persiste et continue à mettre en échec le monde scientifique convoqué à grand renfort de tambours et de trompettes pour l’étudier et mettre fin à sa nocivité. Le désarroi de la haute autorité scientifique, visible à travers les points de vue contradictoires qu’elle a l’occasion d’exprimer, remet en question sa toute-puissance et sa position de juge suprême dans la société que l’opinion publique lui avait données de bonne foi. Nous nous rendons compte que l’avis des scientifiques varie selon leur attachement à tel ou tel laboratoire (ou de leur attachement à l’État contre la société) et que la fameuse objectivité scientifique, planant au-dessus des intérêts privés, n’est qu’un leurre. Ce virus inattendu aura eu le mérite de mettre en lumière certaines zones d’ombre soigneusement camouflées et des intérêts inavouables qui s’opposent à l’intérêt général, cette notion d’intérêt général n’ayant été mise en avant que pour imposer des mesures arbitraires dont le bien-fondé était loin d’être acquis comme le port du masque ou l’interdiction des parcs et des plages. (...)

    #sorcellerie #cosmovision #nature #culture #cosmovision #coronavirus #État #science #désarroi #intériorité #apparence #refoulé #impuissance

  • La Grande Transformation (IV)

    Georges Lapierre

    https://lavoiedujaguar.net/La-Grande-Transformation-IV

    Aperçus critiques sur le livre de Karl Polanyi
    La Grande Transformation
    (à suivre)

    Dans la représentation indo-européenne de la société, la troisième fonction ne comprend au tout début que les éleveurs et les agriculteurs, ce n’est qu’au cours du temps que les marchands vont s’infiltrer et s’immiscer dans cette dernière catégorie de la population, qui comprendra alors les marchands, les paysans et les artisans. L’importance des marchands est alors pleinement reconnue. Leur fonction sociale s’ajoute à celle des prêtres et à celle des guerriers. Les marchands forment désormais une classe sociale comme les brahmanes et comme les ksatriya (les guerriers et les princes). C’est intéressant car cette dernière fonction, productrice de richesses, comprend les marchands chargés de l’échange de biens et ceux qui produisent les biens à échanger. La production de biens (la richesse) par les paysans et les artisans passe chez les nobles par l’intermédiaire des marchands, et les nobles se chargent d’offrir ces biens à d’autres nobles de manière ostentatoire. Cette représentation de la réalité ne cherche pas à être une critique de la réalité, elle dit seulement ce qui est, elle est une représentation mentale qui se veut conforme à la réalité et qui donne la clé du réel ; c’est bien, ainsi que le signale Georges Dumézil : une idéologie offrant les cadres mentaux et catégoriels qui permettent de saisir et de comprendre la réalité, d’appréhender le monde tel qu’il s’est constitué suite à la domination indo-européenne et tel qu’il s’impose à la conscience des sages, qui sont les « intellectuels » de ces temps. (...)

    #Karl_Polanyi #Georges_Dumézil #échanges #cosmovision #domestication #Cangaceiros #aliénation #Mexique #exploitation #festins #ripaille #Grèce #Renaissance #Bruegel #ivresse #coronavirus

  • Idées pour retarder la fin du monde

    Ernest London

    https://lavoiedujaguar.net/Idees-pour-retarder-la-fin-du-monde

    Ailton Krenak
    Idées pour retarder la fin du monde
    postface d’Eduardo Viveiros de Castro

    Ailton Krenak appartient au peuple krenak, dont le territoire se situe dans la vallée du rio Doce, dans l’État du Minas Gerais, au sud-est du Brésil, et dont l’environnement est affecté par les extractions minières. À la fin des années 1980, il participe à la création de l’Union des nations indigènes, milite et organise l’Alliance des peuples de la Forêt. Il interroge ici l’« idée d’humanité » construite au long de « ces deux ou trois mille ans » : « La colonisation du monde par l’homme blanc européen a largement été guidée par le principe qu’une humanité éclairée devait aller à la rencontre d’une humanité, restée dans l’obscurité sauvage, pour l’irradier de ses lumières. Cette aspiration au cœur de la civilisation européenne a toujours été justifiée par le postulat qu’il n’existe qu’une manière d’être ici sur la Terre, une certaine vérité, ou une conception de la vérité, censée guider la plupart des choix effectués à différentes périodes de l’histoire. »

    « Si nous sommes une seule humanité, comment justifier que, selon de savants calculs, près de la moitié de celles et ceux qui la composent soient totalement dépossédés des conditions minimales qui leur permettraient de subvenir à leurs besoins ? La modernisation a poussé ces gens hors des campagnes et des forêts pour en faire de la main-d’œuvre, et aujourd’hui ils s’entassent dans des favelas en périphérie des métropoles. Ces gens ont été arrachés à leurs collectifs, à leurs lieux d’origine, et ont été jetés dans ce broyeur appelé “humanité”. » (...)

    #Viveiros_de_Castro #Brésil #nations_indigènes #humanité #forêt #peuples #Eduardo_Galeano #Bolsonaro #colonialismes #mondialisation #cosmovision

  • Covid-19, la #frontiérisation aboutie du #monde

    Alors que le virus nous a rappelé la condition de commune humanité, les frontières interdisent plus que jamais de penser les conditions du cosmopolitisme, d’une société comme un long tissu vivant sans couture à même de faire face aux aléas, aux menaces à même d’hypothéquer le futur. La réponse frontalière n’a ouvert aucun horizon nouveau, sinon celui du repli. Par Adrien Delmas, historien et David Goeury, géographe.

    La #chronologie ci-dessus représente cartographiquement la fermeture des frontières nationales entre le 20 janvier et le 30 avril 2020 consécutive de la pandémie de Covid-19, phénomène inédit dans sa célérité et son ampleur. Les données ont été extraites des déclarations gouvernementales concernant les restrictions aux voyages, les fermetures des frontières terrestres, maritimes et aériennes et des informations diffusées par les ambassades à travers le monde. En plus d’omissions ou d’imprécisions, certains biais peuvent apparaitre notamment le décalage entre les mesures de restriction et leur application.

    https://www.youtube.com/watch?time_continue=64&v=mv-OFB4WfBg&feature=emb_logo

    En quelques semaines, le nouveau coronavirus dont l’humanité est devenue le principal hôte, s’est propagé aux quatre coins de la planète à une vitesse sans précédent, attestant de la densité des relations et des circulations humaines. Rapidement deux stratégies politiques se sont imposées : fermer les frontières nationales et confiner les populations.

    Par un processus de #mimétisme_politique global, les gouvernements ont basculé en quelques jours d’une position minimisant le risque à des politiques publiques de plus en plus drastiques de contrôle puis de suspension des mobilités. Le recours systématique à la fermeture d’une limite administrative interroge : n’y a-t-il pas, comme répété dans un premier temps, un décalage entre la nature même de l’#épidémie et des frontières qui sont des productions politiques ? Le suivi de la diffusion virale ne nécessite-t-il un emboîtement d’échelles (famille, proches, réseaux de sociabilité et professionnels…) en deçà du cadre national ?

    Nous nous proposons ici de revenir sur le phénomène sans précédent d’activation et de généralisation de l’appareil frontalier mondial, en commençant par retrouver la chronologie précise des fermetures successives. Bien que resserrée sur quelques jours, des phases se dessinent, pour aboutir à la situation présente de fermeture complète.

    Il serait vain de vouloir donner une lecture uniforme de ce phénomène soudain mais nous partirons du constat que le phénomène de « frontiérisation du monde », pour parler comme Achille Mbembe, était déjà à l’œuvre au moment de l’irruption épidémique, avant de nous interroger sur son accélération, son aboutissement et sa réversibilité.

    L’argument sanitaire

    Alors que la présence du virus était attestée, à partir de février 2020, dans les différentes parties du monde, la fermeture des frontières nationales s’est imposée selon un principe de cohérence sanitaire, le risque d’importation du virus par des voyageurs était avéré. Le transport aérien a permis au virus de faire des sauts territoriaux révélant un premier archipel économique liant le Hubei au reste du monde avant de se diffuser au gré de mobilités multiples.

    Pour autant, les réponses des premiers pays touchés, en l’occurrence la Chine et la Corée du Sud, se sont organisées autour de l’élévation de barrières non-nationales : personnes infectées mises en quarantaine, foyers, ilots, ville, province etc. L’articulation raisonnée de multiples échelles, l’identification et le ciblage des clusters, ont permis de contrôler la propagation du virus et d’en réduire fortement la létalité. A toutes ces échelles d’intervention s’ajoute l’échelle mondiale où s‘est organisée la réponse médicale par la recherche collective des traitements et des vaccins.

    Face à la multiplication des foyers de contamination, la plupart des gouvernements ont fait le choix d’un repli national. La fermeture des frontières est apparue comme une modalité de reprise de contrôle politique et le retour aux sources de l’État souverain. Bien que nul dirigeant ne peut nier avoir agi « en retard », puisque aucun pays n’est exempt de cas de Covid-19, beaucoup d’États se réjouissent d’avoir fermé « à temps », avant que la vague n’engendre une catastrophe.

    L’orchestration d’une réponse commune concertée notamment dans le cadre de l’OMS est abandonnée au profit d’initiatives unilatérales. La fermeture des frontières a transformé la pandémie en autant d’épidémies nationales, devenant par là un exemple paradigmatique du nationalisme méthodologique, pour reprendre les termes d’analyse d’Ulrich Beck.

    S’impose alors la logique résidentielle : les citoyens présents sur un territoire deviennent comptables de la diffusion de l’épidémie et du maintien des capacités de prise en charge par le système médical. La dialectique entre gouvernants et gouvernés s’articule alors autour des décomptes quotidiens, de chiffres immédiatement comparés, bien que pas toujours commensurables, à ceux des pays voisins.

    La frontiérisation du monde consécutive de la pandémie de coronavirus ne peut se résumer à la seule somme des fermetures particulières, pays par pays. Bien au contraire, des logiques collectives se laissent entrevoir. A défaut de concertation, les gouvernants ont fait l’expérience du dilemme du prisonnier.

    Face à une opinion publique inquiète, un chef de gouvernement prenait le risque d’être considéré comme laxiste ou irresponsable en maintenant ses frontières ouvertes alors que les autres fermaient les leurs. Ces phénomènes mimétiques entre États se sont démultipliés en quelques jours face à la pandémie : les États ont redécouvert leur maîtrise biopolitique via les mesures barrières, ils ont défendu leur rationalité en suivant les avis de conseils scientifiques et en discréditant les approches émotionnelles ou religieuses ; ils ont privilégié la suspension des droits à grand renfort de mesures d’exception. Le risque global a alors légitimé la réaffirmation d’une autorité nationale dans un unanimisme relatif.

    Chronologie de la soudaineté

    La séquence vécue depuis la fin du mois janvier de l’année 2020 s’est traduite par une série d’accélérations venant renforcer les principes de fermeture des frontières. Le développement de l’épidémie en Chine alarme assez rapidement la communauté internationale et tout particulièrement les pays limitrophes.

    La Corée du Nord prend les devants dès le 21 janvier en fermant sa frontière avec la Chine et interdit tout voyage touristique sur son sol. Alors que la Chine développe une stratégie de confinement ciblé dès le 23 janvier, les autres pays frontaliers ferment leurs frontières terrestres ou n’ouvrent pas leurs frontières saisonnières d’altitude comme le Pakistan.

    Parallèlement, les pays non frontaliers entament une politique de fermeture des routes aériennes qui constituent autant de points potentiels d’entrée du virus. Cette procédure prend des formes différentes qui relèvent d’un gradient de diplomatie. Certains se contentent de demander aux compagnies aériennes nationales de suspendre leurs vols, fermant leur frontière de facto (Algérie, Égypte, Maroc, Rwanda, France, Canada, entre autres), d’autres privilégient l’approche plus frontale comme les États-Unis qui, le 2 février, interdisent leur territoire au voyageurs ayant séjournés en Chine.

    La propagation très rapide de l’épidémie en Iran amène à une deuxième tentative de mise en quarantaine d’un pays dès le 20 février. Le rôle de l’Iran dans les circulations terrestres de l’Afghanistan à la Turquie pousse les gouvernements frontaliers à fermer les points de passage. De même, le gouvernement irakien étroitement lié à Téhéran finit par fermer la frontière le 20 février. Puis les voyageurs ayant séjourné en Iran sont à leur tour progressivement considérés comme indésirables. Les gouvernements décident alors de politiques d’interdiction de séjour ciblées ou de mises en quarantaine forcées par la création de listes de territoires à risques.

    Le développement de l’épidémie en Italie amène à un changement de paradigme dans la gestion de la crise sanitaire. L’épidémie est dès lors considérée comme effectivement mondiale mais surtout elle est désormais perçue comme incontrôlable tant les foyers de contamination potentiels sont nombreux.

    La densité des relations intra-européennes et l’intensité des mobilités extra-européennes génèrent un sentiment d’anxiété face au risque de la submersion, le concept de « vague » est constamment mobilisé. Certains y ont lu une inversion de l’ordre migratoire planétaire. Les pays aux revenus faibles ou limités décident de fermer leurs frontières aux individus issus des pays aux plus hauts revenus.

    Les derniers jours du mois de février voient des gouvernements comme le Liban créer des listes de nationalités indésirables, tandis que d’autres comme Fiji décident d’un seuil de cas identifiés de Covid-19. Les interdictions progressent avec le Qatar et l’Arabie Saoudite qui ferment leur territoire aux Européens dès le 9 mars avant de connaître une accélération le 10 mars.

    Les frontières sont alors emportées dans le tourbillon des fermetures.

    La Slovénie débute la suspension de la libre circulation au sein de l’espace Schengen en fermant sa frontière avec l’Italie. Elle est suivie par les pays d’Europe centrale (Tchéquie, Slovaquie). En Afrique et en Amérique, les relations avec l’Union européenne sont suspendues unilatéralement. Le Maroc ferme ses frontières avec l’Espagne dès le 12 mars. Ce même jour, les États-Unis annonce la restriction de l’accès à son territoire aux voyageurs issu de l’Union européenne. La décision américaine est rapidement élargie au monde entier, faisant apparaitre l’Union européenne au cœur des mobilités planétaires.

    En quelques jours, la majorité des frontières nationales se ferment à l’ensemble du monde. Les liaisons aériennes sont suspendues, les frontières terrestres sont closes pour éviter les stratégies de contournements.

    Les pays qui échappent à cette logique apparaissent comme très minoritaires à l’image du Mexique, du Nicaragua, du Laos, du Cambodge ou de la Corée du Sud. Parmi eux, certains sont finalement totalement dépendants de leurs voisins comme le Laos et le Cambodge prisonniers des politiques restrictives du Vietnam et de la Thaïlande.

    Au-delà de ces gouvernements qui résistent à la pression, des réalités localisées renseignent sur l’impossible fermeture des frontières aux mobilités quotidiennes. Ainsi, malgré des discours de fermeté, exception faite de la Malaisie, des États ont maintenus la circulation des travailleurs transfrontaliers.

    Au sein de l’espace Schengen, la Slovénie maintient ses relations avec l’Autriche, malgré sa fermeté vis-à-vis de l’Italie. Le 16 mars, la Suisse garantit l’accès à son territoire aux salariés du Nord de l’Italie et du Grand Est de la France, pourtant les plus régions touchées par la pandémie en Europe. Allemagne, Belgique, Norvège, Finlande, Espagne font de même.

    De l’autre côté de l’Atlantique, malgré la multiplication des discours autoritaires, un accord est trouvé le 18 mars avec le Canada et surtout le 20 mars avec le Mexique pour maintenir la circulation des travailleurs. Des déclarations conjointes sont publiées le 21 mars. Partout, la question transfrontalière oblige au bilatéralisme. Uruguay et Brésil renoncent finalement à fermer leur frontière commune tant les habitants ont développé un « mode de vie binational » pour reprendre les termes de deux gouvernements. La décision unilatérale du 18 mars prise par la Malaisie d’interdire à partir du 20 mars tout franchissement de sa frontière prend Singapour de court qui doit organiser des modalités d’hébergement pour plusieurs dizaines de milliers de travailleurs considérés comme indispensables.

    Ces fermetures font apparaitre au grand jour la qualité des coopérations bilatérales.

    Certains États ferment d’autant plus facilement leur frontière avec un pays lorsque préexistent d’importantes rivalités à l’image de la Papouasie Nouvelle Guinée qui ferme immédiatement sa frontière avec l’Indonésie pourtant très faiblement touchée par la pandémie. D’autres en revanche, comme la Tanzanie refusent de fermer leurs frontières terrestres pour maintenir aux États voisins un accès direct à la mer.

    Certains observateurs se sont plu à imaginer des basculements dans les rapports de pouvoirs entre l’Afrique et l’Europe notamment. Après ces fermetures soudaines, le bal mondial des rapatriements a commencé, non sans de nombreuses fausses notes.

    L’accélération de la frontiérisation du monde

    La fermeture extrêmement rapide des frontières mondiales nous rappelle ensuite combien les dispositifs nationaux étaient prêts pour la suspension complète des circulations. Comme dans bien des domaines, la pandémie s’est présentée comme un révélateur puissant, grossissant les traits d’un monde qu’il est plus aisé de diagnostiquer, à présent qu’il est suspendu.

    Ces dernières années, l’augmentation des mobilités internationales par le trafic aérien s’est accompagnée de dispositifs de filtrage de plus en plus drastiques notamment dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. Les multiples étapes de contrôle articulant dispositifs administratifs dématérialisés pour les visas et dispositifs de plus en plus intrusifs de contrôle physique ont doté les frontières aéroportuaires d’une épaisseur croissante, partageant l’humanité en deux catégories : les mobiles et les astreints à résidence.

    En parallèle, les routes terrestres et maritimes internationales sont restées actives et se sont même réinventées dans le cadre des mobilités dites illégales. Or là encore, l’obsession du contrôle a favorisé un étalement de la frontière par la création de multiples marches frontalières faisant de pays entiers des lieux de surveillance et d’assignation à résidence avec un investissement continu dans les dispositifs sécuritaires.

    L’épaisseur des frontières se mesure désormais par la hauteur des murs mais aussi par l’exploitation des obstacles géophysiques : les fleuves, les cols, les déserts et les mers, où circulent armées et agences frontalières. À cela s’est ajouté le pistage et la surveillance digitale doublés d’un appareil administratif aux démarches labyrinthiques faites pour ne jamais aboutir.

    Pour décrire ce phénomène, Achille Mbembe parlait de « frontiérisation du monde » et de la mise en place d’un « nouveau régime sécuritaire mondial où le droit des ressortissants étrangers de franchir les frontières d’un autre pays et d’entrer sur son territoire devient de plus en plus procédural et peut être suspendu ou révoqué à tout instant et sous n’importe quel prétexte. »

    La passion contemporaine pour les murs relève de l’iconographie territoriale qui permet d’appuyer les représentations sociales d’un contrôle parfait des circulations humaines, et ce alors que les frontières n’ont jamais été aussi polymorphes.

    Suite à la pandémie, la plupart des gouvernements ont pu mobiliser sans difficulté l’ingénierie et l’imaginaire frontaliers, en s’appuyant d’abord sur les compagnies aériennes pour fermer leur pays et suspendre les voyages, puis en fermant les aéroports avant de bloquer les frontières terrestres.

    Les réalités frontalières sont rendues visibles : la Norvège fait appel aux réservistes et retraités pour assurer une présence à sa frontière avec la Suède et la Finlande. Seuls les pays effondrés, en guerre, ne ferment pas leurs frontières comme au sud de la Libye où circulent armes et combattants.

    Beaucoup entretiennent des fictions géographiques décrétant des frontières fermées sans avoir les moyens de les surveiller comme la France en Guyane ou à Mayotte. Plus que jamais, les frontières sont devenues un rapport de pouvoir réel venant attester des dépendances économiques, notamment à travers la question migratoire, mais aussi symboliques, dans le principe de la souveraineté et son autre, à travers la figure de l’étranger. Classe politique et opinion publique adhèrent largement à une vision segmentée du monde.

    Le piège de l’assignation à résidence

    Aujourd’hui, cet appareil frontalier mondial activé localement, à qui l’on a demandé de jouer une nouvelle partition sanitaire, semble pris à son propre piège. Sa vocation même qui consistait à décider qui peut se déplacer, où et dans quelles conditions, semble égarée tant les restrictions sont devenues, en quelques jours, absolues.

    Le régime universel d’assignation à résidence dans lequel le monde est plongé n’est pas tant le résultat d’une décision d’ordre sanitaire face à une maladie inconnue, que la simple activation des dispositifs multiples qui préexistaient à cette maladie. En l’absence d’autres réponses disponibles, ces fermetures se sont imposées. L’humanité a fait ce qu’elle savait faire de mieux en ce début du XXIe siècle, sinon la seule chose qu’elle savait faire collectivement sans concertation préalable, fermer le monde.

    L’activation de la frontière a abouti à sa consécration. Les dispositifs n’ont pas seulement été activés, ils ont été renforcés et généralisés. Le constat d’une entrave des mobilités est désormais valable pour tous, et la circulation est devenue impossible, de fait, comme de droit. Pauvres et riches, touristes et hommes d’affaires, sportifs ou diplomates, tout le monde, sans exception aucune, fait l’expérience de la fermeture et de cette condition dans laquelle le monde est plongé.

    Seuls les rapatriés, nouveau statut des mobilités en temps de pandémie, sont encore autorisés à rentrer chez eux, dans les limites des moyens financiers des États qu’ils souhaitent rejoindre. Cette entrave à la circulation est d’ailleurs valable pour ceux qui la décident. Elle est aussi pour ceux qui l’analysent : le témoin de ce phénomène n’existe pas ou plus, lui-même pris, complice ou victime, de cet emballement de la frontiérisation.

    C’est bien là une caractéristique centrale du processus en cours, il n’y a plus de point de vue en surplomb, il n’y a plus d’extérieur, plus d’étranger, plus de pensée du dehors. La pensée est elle-même confinée. Face à la mobilisation et l’emballement d’une gouvernementalité de la mobilité fondée sur l’entrave, l’abolition pure et simple du droit de circuler, du droit d’être étranger, du droit de franchir les frontières d’un autre pays et d’entrer sur son territoire n’est plus une simple fiction.

    Les dispositifs de veille de ces droits, bien que mis à nus, ne semblent plus contrôlables et c’est en ce sens que l’on peut douter de la réversibilité de ces processus de fermeture.

    Réversibilité

    C’est à l’aune de ce constat selon lequel le processus de frontiérisation du monde était à déjà l’œuvre au moment de l’irruption épidémique que l’on peut interroger le caractère provisoire de la fermeture des frontières opérée au cours du mois de mars 2020.

    Pourquoi un processus déjà enclenché ferait machine arrière au moment même où il accélère ? Comme si l’accélération était une condition du renversement. Tout se passe plutôt comme si le processus de frontiérisation s’était cristallisé.

    La circulation internationale des marchandises, maintenue au pic même de la crise sanitaire, n’a pas seulement permis l’approvisionnement des populations, elle a également rappelé que, contrairement à ce que défendent les théories libérales, le modèle économique mondial fonctionne sur l’axiome suivant : les biens circulent de plus en plus indépendamment des individus.

    Nous venons bien de faire l’épreuve du caractère superflu de la circulation des hommes et des femmes, aussi longtemps que les marchandises, elles, circulent. Combien de personnes bloquées de l’autre côté d’une frontière, dans l’impossibilité de la traverser, quand le moindre colis ou autre produit traverse ?

    Le réseau numérique mondial a lui aussi démontré qu’il était largement à même de pallier à une immobilité généralisée. Pas de pannes de l’Internet à l’horizon, à l’heure où tout le monde est venu y puiser son travail, ses informations, ses loisirs et ses sentiments.

    De là à penser que les flux de data peuvent remplacer les flux migratoires, il n’y qu’un pas que certains ont déjà franchi. La pandémie a vite fait de devenir l’alliée des adeptes de l’inimitié entre les nations, des partisans de destins et de développement séparés, des projets d’autarcie et de démobilité.

    Alors que le virus nous a rappelé la condition de commune humanité, les frontières interdisent plus que jamais de penser les conditions du cosmopolitisme, d’une société comme un long tissu vivant sans couture à même de faire face aux aléas, aux zoonoses émergentes, au réchauffement climatique, aux menaces à même d’hypothéquer le futur.

    La réponse frontalière n’a ouvert aucun horizon nouveau, sinon celui du repli sur des communautés locales, plus petites encore, formant autant de petites hétérotopies localisées. Si les étrangers que nous sommes ou que nous connaissons se sont inquiétés ces dernières semaines de la possibilité d’un retour au pays, le drame qui se jouait aussi, et qui continue de se jouer, c’est bien l’impossibilité d’un aller.

    https://blogs.mediapart.fr/adrien-delmas/blog/280520/covid-19-la-frontierisation-aboutie-du-monde
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    ping @mobileborders @karine4 @isskein @thomas_lacroix @reka

    • Épisode 1 : Liberté de circulation : le retour des frontières

      Premier temps d’une semaine consacrée aux #restrictions de libertés pendant la pandémie de coronavirus. Arrêtons-nous aujourd’hui sur une liberté entravée que nous avons tous largement expérimentée au cours des deux derniers mois : celle de circuler, incarnée par le retour des frontières.

      https://www.franceculture.fr/emissions/cultures-monde/droits-et-libertes-au-temps-du-corona-14-liberte-de-circulation-le-ret

    • #Anne-Laure_Amilhat-Szary (@mobileborders) : « Nous avons eu l’impression que nous pouvions effectivement fermer les frontières »

      En Europe, les frontières rouvrent en ordre dispersé, avec souvent le 15 juin pour date butoir. Alors que la Covid-19 a atteint plus de 150 pays, la géographe Anne-Laure Amilhat-Szary analyse les nouveaux enjeux autour de ces séparations, nationales mais aussi continentales ou sanitaires.

      https://www.franceculture.fr/geopolitique/anne-laure-amilhat-szary-nous-avons-eu-limpression-que-nous-pouvions-e

    • « Nous sommes très loin d’aller vers un #repli à l’intérieur de #frontières_nationales »
      Interview avec Anne-Laure Amilhat-Szary (@mobileborders)

      Face à la pandémie de Covid-19, un grand nombre de pays ont fait le choix de fermer leurs frontières. Alors que certains célèbrent leurs vertus prophylactiques et protectrices, et appellent à leur renforcement dans une perspective de démondialisation, nous avons interrogé la géographe Anne-Laure Amilhat Szary, auteure notamment du livre Qu’est-ce qu’une frontière aujourd’hui ? (PUF, 2015), sur cette notion loin d’être univoque.

      Usbek & Rica : Avec la crise sanitaire en cours, le monde s’est soudainement refermé. Chaque pays s’est retranché derrière ses frontières. Cette situation est-elle inédite ? À quel précédent historique peut-elle nous faire penser ?

      Anne-Laure Amilhat Szary : On peut, semble-t-il, trouver trace d’un dernier grand épisode de confinement en 1972 en Yougoslavie, pendant une épidémie de variole ramenée par des pèlerins de La Mecque. 10 millions de personnes avaient alors été confinées, mais au sein des frontières nationales… On pense forcément aux grands confinements historiques contre la peste ou le choléra (dont l’efficacité est vraiment questionnée). Mais ces derniers eurent lieu avant que l’État n’ait la puissance régulatrice qu’on lui connaît aujourd’hui. Ce qui change profondément désormais, c’est que, même confinés, nous restons connectés. Que signifie une frontière fermée si l’information et la richesse continuent de circuler ? Cela pointe du doigt des frontières aux effets très différenciés selon le statut des personnes, un monde de « frontiérités » multiples plutôt que de frontières établissant les fondements d’un régime universel du droit international.

      Les conséquences juridiques de la fermeture des frontières sont inédites : en supprimant la possibilité de les traverser officiellement, on nie l’urgence pour certains de les traverser au péril de leur vie. Le moment actuel consacre en effet la suspension du droit d’asile mis en place par la convention de Genève de 1951. La situation de l’autre côté de nos frontières, en Méditerranée par exemple, s’est détériorée de manière aiguë depuis début mars.

      Certes, les populistes de tous bords se servent de la menace que représenteraient des frontières ouvertes comme d’un ressort politique, et ça marche bien… jusqu’à ce que ces mêmes personnes prennent un vol low-cost pour leurs vacances dans le pays voisin et pestent tant et plus sur la durée des files d’attentes à l’aéroport. Il y a d’une part une peur des migrants, qui pourraient « profiter » de Schengen, et d’autre part, une volonté pratique de déplacements facilités, à la fois professionnels et de loisirs, de courte durée. Il faut absolument rappeler que si le coronavirus est chez nous, comme sur le reste de la planète, c’est que les frontières n’ont pas pu l’arrêter ! Pas plus qu’elles n’avaient pu quelque chose contre le nuage de Tchernobyl. L’utilité de fermer les frontières aujourd’hui repose sur le fait de pouvoir soumettre, en même temps, les populations de différents pays à un confinement parallèle.

      Ne se leurre-t-on pas en croyant assister, à la faveur de la crise sanitaire, à un « retour des frontières » ? N’est-il pas déjà à l’œuvre depuis de nombreuses années ?

      Cela, je l’ai dit et écrit de nombreuses fois : les frontières n’ont jamais disparu, on a juste voulu croire à « la fin de la géographie », à l’espace plat et lisse de la mondialisation, en même temps qu’à la fin de l’histoire, qui n’était que celle de la Guerre Froide.

      Deux choses nouvelles illustrent toutefois la matérialité inédite des frontières dans un monde qui se prétend de plus en plus « dématérialisé » : 1) la possibilité, grâce aux GPS, de positionner la ligne précisément sur le terrain, de borner et démarquer, même en terrain difficile, ce qui était impossible jusqu’ici. De ce fait, on a pu régler des différends frontaliers anciens, mais on peut aussi démarquer des espaces inaccessibles de manière régulière, notamment maritimes. 2) Le retour des murs et barrières, spectacle de la sécurité et nouvel avatar de la frontière. Mais attention, toute frontière n’est pas un mur, faire cette assimilation c’est tomber dans le panneau idéologique qui nous est tendu par le cadre dominant de la pensée contemporaine.

      La frontière n’est pas une notion univoque. Elle peut, comme vous le dites, se transformer en mur, en clôture et empêcher le passage. Elle peut être ouverte ou entrouverte. Elle peut aussi faire office de filtre et avoir une fonction prophylactique, ou bien encore poser des limites, à une mondialisation débridée par exemple. De votre point de vue, de quel type de frontières avons-nous besoin ?

      Nous avons besoin de frontières filtres, non fermées, mais qui soient véritablement symétriques. Le problème des murs, c’est qu’ils sont le symptôme d’un fonctionnement dévoyé du principe de droit international d’égalité des États. À l’origine des relations internationales, la définition d’une frontière est celle d’un lieu d’interface entre deux souverainetés également indépendantes vis-à-vis du reste du monde.

      Les frontières sont nécessaires pour ne pas soumettre le monde à un seul pouvoir totalisant. Il se trouve que depuis l’époque moderne, ce sont les États qui sont les principaux détenteurs du pouvoir de les fixer. Ils ont réussi à imposer un principe d’allégeance hiérarchique qui pose la dimension nationale comme supérieure et exclusive des autres pans constitutifs de nos identités.

      Mais les frontières étatiques sont bien moins stables qu’on ne l’imagine, et il faut aujourd’hui ouvrir un véritable débat sur les formes de frontières souhaitables pour organiser les collectifs humains dans l’avenir. Des frontières qui se défassent enfin du récit sédentaire du monde, pour prendre véritablement en compte la possibilité pour les hommes et les femmes d’avoir accès à des droits là où ils vivent.

      Rejoignez-vous ceux qui, comme le philosophe Régis Debray ou l’ancien ministre socialiste Arnaud Montebourg, font l’éloge des frontières et appellent à leur réaffirmation ? Régis Débray écrit notamment : « L’indécence de l’époque ne provient pas d’un excès mais d’un déficit de frontières »…

      Nous avons toujours eu des frontières, et nous avons toujours été mondialisés, cette mondialisation se réalisant à l’échelle de nos mondes, selon les époques : Mer de Chine et Océan Indien pour certains, Méditerranée pour d’autres. À partir des XII-XIIIe siècle, le lien entre Europe et Asie, abandonné depuis Alexandre le Grand, se développe à nouveau. À partir du XV-XVIe siècle, c’est l’âge des traversées transatlantiques et le bouclage du monde par un retour via le Pacifique…

      Je ne suis pas de ces nostalgiques à tendance nationaliste que sont devenus, pour des raisons différentes et dans des trajectoires propres tout à fait distinctes, Régis Debray ou Arnaud Montebourg. Nous avons toujours eu des frontières, elles sont anthropologiquement nécessaires à notre constitution psychologique et sociale. Il y en a même de plus en plus dans nos vies, au fur et à mesure que les critères d’identification se multiplient : frontières de race, de classe, de genre, de religion, etc.

      Nos existences sont striées de frontières visibles et invisibles. Pensons par exemple à celles que les digicodes fabriquent au pied des immeubles ou à l’entrée des communautés fermées, aux systèmes de surveillance qui régulent l’entrée aux bureaux ou des écoles. Mais pensons aussi aux frontières sociales, celles d’un patronyme étranger et racialisé, qui handicape durablement un CV entre les mains d’un.e recruteur.e, celles des différences salariales entre femmes et hommes, dont le fameux « plafond de verre » qui bloque l’accès aux femmes aux fonctions directoriales. Mais n’oublions pas les frontières communautaires de tous types sont complexes car mêlant à la fois la marginalité choisie, revendiquée, brandie comme dans les « marches des fiertés » et la marginalité subie du rejet des minorités, dont témoigne par exemple la persistance de l’antisémitisme.

      La seule chose qui se transforme en profondeur depuis trente ans et la chute du mur de Berlin, c’est la frontière étatique, car les États ont renoncé à certaines des prérogatives qu’ils exerçaient aux frontières, au profit d’institutions supranationales ou d’acteurs privés. D’un côté l’Union Européenne et les formes de subsidiarité qu’elle permet, de l’autre côté les GAFAM et autres géants du web, qui échappent à la fiscalité, l’une des raisons d’être des frontières. Ce qui apparaît aussi de manière plus évidente, c’est que les États puissants exercent leur souveraineté bien au-delà de leurs frontières, à travers un « droit d’ingérence » politique et militaire, mais aussi à travers des prérogatives commerciales, comme quand l’Arabie Saoudite négocie avec l’Éthiopie pour s’accaparer ses terres en toute légalité, dans le cadre du land grabbing.

      Peut-on croire à l’hypothèse d’une démondialisation ? La frontière peut-elle être précisément un instrument pour protéger les plus humbles, ceux que l’on qualifie de « perdants de la mondialisation » ? Comment faire en sorte qu’elle soit justement un instrument de protection, de défense de certaines valeurs (sociales notamment) et non synonyme de repli et de rejet de l’autre ?

      Il faut replacer la compréhension de la frontière dans une approche intersectionnelle : comprendre toutes les limites qui strient nos existences et font des frontières de véritables révélateurs de nos inégalités. Conçues comme des instruments de protection des individus vivant en leur sein, dans des périmètres où l’Etat détenteur du monopole exclusif de la violence est censé garantir des conditions de vie équitables, les frontières sont désormais des lieux qui propulsent au contraire les personnes au contact direct de la violence de la mondialisation.

      S’il s’agit de la fin d’une phase de la mondialisation, celle de la mondialisation financière échevelée, qui se traduit par une mise à profit maximalisée des différenciations locales dans une mise en concurrence généralisée des territoires et des personnes, je suis pour ! Mais au vu de nos technologies de communication et de transports, nous sommes très loin d’aller vers un repli à l’intérieur de frontières nationales. Regardez ce que, en période de confinement, tous ceux qui sont reliés consomment comme contenus globalisés (travail, culture, achats, sport) à travers leur bande passante… Regardez qui consomme les produits mondialisés, du jean à quelques euros à la farine ou la viande produite à l’autre bout du monde arrivant dans nos assiettes moins chères que celle qui aurait été produite par des paysans proches de nous… Posons-nous la question des conditions dans lesquelles ces consommateurs pourraient renoncer à ce que la mondialisation leur offre !

      Il faut une approche plus fine des effets de la mondialisation, notamment concernant la façon dont de nombreux phénomènes, notamment climatiques, sont désormais établis comme étant partagés - et ce, sans retour possible en arrière. Nous avons ainsi besoin de propositions politiques supranationales pour gérer ces crises sanitaires et environnementales (ce qui a manqué singulièrement pour la crise du Cocid-19, notamment l’absence de coordination européenne).

      Les frontières sont des inventions humaines, depuis toujours. Nous avons besoin de frontières comme repères dans notre rapport au monde, mais de frontières synapses, qui font lien en même temps qu’elles nous distinguent. De plus en plus de personnes refusent l’assignation à une identité nationale qui l’emporterait sur tous les autres pans de leur identité : il faut donc remettre les frontières à leur place, celle d’un élément de gouvernementalité parmi d’autres, au service des gouvernants, mais aussi des gouvernés. Ne pas oublier que les frontières devraient être d’abord et avant tout des périmètres de redevabilité. Des espaces à l’intérieur desquels on a des droits et des devoirs que l’on peut faire valoir à travers des mécanismes de justice ouverts.

      https://usbeketrica.com/article/on-ne-va-pas-vers-repli-a-interieur-frontieres-nationales

  • Contextualizing Coronavirus Geographically

    Contextualizing Coronavirus Geographically

    Knowing Birds and Viruses – from Biopolitics to Cosmopolitics (Pages: 192-213)

    Mapping microbial stories: Creative microbial aesthetic and cross‐disciplinary intervention in understanding nurses’ infection prevention practices

    Biosecurity and the topologies of infected life: from borderlines to borderlands

    Mapping careful epidemiology: Spatialities, materialities, and subjectivities in the management of animal disease

    The tactile topologies of Contagion

    The spatial anatomy of an epidemic: #influenza in London and the county boroughs of England and Wales, 1918–1919

    The tyranny of empty shelves: Scarcity and the political manufacture of antiretroviral stock‐outs in South Kivu, the Democratic Republic of the Congo

    The strange geography of health inequalities

    Maintaining the sanitary border: air transport liberalisation and health security practices at UK regional airports

    For the sake of the child: The economization of reproduction in the #Zika public health emergency

    The avian flu: some lessons learned from the 2003 #SARS outbreak in Toronto

    Airline networks and the international diffusion of severe acute respiratory syndrome (SARS)

    Indeterminacy in‐decisions – science, policy and politics in the BSE (#Bovine_Spongiform_Encephalopathy) crisis

    Biosecure citizenship: politicising symbiotic associations and the construction of biological threat

    The Spatial Dynamics of Epidemic Diseases in War and Peace: #Cuba and the Insurrection against Spain, 1895–98

    Pandemic cities: biopolitical effects of changing infection control in post‐SARS #Hong_Kong

    Biosecurity and the international response to HIV/AIDS: governmentality, globalisation and security

    Portable sequencing, genomic data, and scale in global emerging infectious disease #surveillance

    Disease, Social Identity, and Risk: Rethinking the Geography of AIDS

    Who lives, who dies, who cares? Valuing life through the disability‐adjusted life year measurement

    (Global) health geography and the post‐2015 development agenda

    When places come first: suffering, archetypal space and the problematic production of global health

    After neoliberalisation? Monetary indiscipline, crisis and the state

    Humanitarianism as liberal diagnostic: humanitarian reason and the political rationalities of the liberal will‐to‐care

    In the wake: Interpreting care and global health through #Black_geographies

    Avian influenza and events in political biogeography

    ‘We are managing our own lives . . . ’: Life transitions and care in sibling‐headed households affected by AIDS in Tanzania and Uganda

    https://rgs-ibg.onlinelibrary.wiley.com/doi/toc/10.1111/(ISSN)1475-4959.contextualizing-coronavirus-geographica

    #géographie #coronavirus #covid-19 #pandémie #épidémie #biopolitique #cosmopolitique #contagion #histoire #inégalités #frontières #aéroports #aviaire #Hong-Kong #HIV #AIDS #SIDA #Tanzanie #Ouganda #revue

    ping @reka @simplicissimus

  • Affaire Gabriel #Matzneff : l’ancienne ministre de la santé Michèle Barzach entendue par la police
    Selon nos informations, l’ex-ministre de la santé de Jacques Chirac a été auditionnée en tant que gynécologue ayant prescrit la pilule aux jeunes filles que l’écrivain lui amenait dans son cabinet.

    https://www.lemonde.fr/m-le-mag/article/2020/04/27/affaire-matzneff-l-ancienne-ministre-de-la-sante-michele-barzach-entendue-pa

    Le scandale a éclaté en janvier, lors de la parution du livre de Vanessa Springora, Le Consentement (Grasset). La quadragénaire, devenue éditrice, y raconte dans le détail sa relation avec Matzneff, en 1986, alors qu’elle avait 14 ans et lui 49. Encouragée par ce premier témoignage et l’­ouverture d’une enquête, à la demande du parquet, une autre ancienne victime présumée de l’écrivain, Francesca Gee, a, à son tour, décidé de rompre le silence dans le New York Times, dénonçant l’emprise que Matzneff a exercée sur elle pendant trois ans à partir de 1973, lorsqu’elle avait 15 ans, et lui 37… C’est cette dernière, aujourd’hui âgée de 62 ans, qui a confirmé aux enquêteurs, le 20 février, le rôle que jouait Michèle Barzach, alors gynécologue avenue Félix-Faure, à Paris, dans le 15e arrondissement : au début des années 1970, la doctoresse, en toute connaissance de cause, prescrivait la pilule à des jeunes filles mineures que Matzneff mettait dans son lit.

    Beaucoup, en réalité, avait déjà été dévoilé par Gabriel Matzneff lui-même dans plusieurs de ses récits. Dès 1991, dans Élie et Phaéton, la partie de son « journal intime » qui couvre la période 1970 à 1973, il racontait son inquiétude, au bout de trois mois de relation avec la très jeune Francesca : « J’achète un truc à la pharmacie pour savoir si on attend un bébé ou non. Francesca sèche l’école, vient chez moi faire le test. Ouf ! c’est négatif. Toutefois, il faut que nous trouvions un gynécologue qui accepte de lui prescrire la pilule sans prévenir sa mère. Si nous tombons sur un médecin réac, hyper-catho, c’est fichu. » L’écrivain est un mondain, connecté au Tout-Paris. À l’automne 1973, après quelques coups de fil, Matzneff emmène Francesca prendre un café près des Champs-Élysées avec une connaissance, la journaliste Juliette Boisriveaud.

    Alors âgée de 41 ans, cette ancienne voix de RTL, militante féministe revendiquée, est débordée : elle s’apprête à lancer le magazine Cosmopolitan, qu’elle pilotera pendant des années. « Je garde le souvenir d’une femme très sympathique, se souvient Francesca Gee. Elle a chaleureusement recommandé Michèle Barzach en expliquant que c’était… la nouvelle petite amie de son ex-mari ! Mes propres parents étaient en train de divorcer et ça se passait plutôt mal, j’étais donc stupéfaite. » En ce début des années 1970, Michèle Barzach, gynécologue férue de psychologie, a organisé des colloques avec le psychologue Bruno Bettelheim, participé à des séances de thérapie de groupe, suivi une psychanalyse et même fondé une consultation de gynécologie à Aubervilliers avec Joëlle Kauffmann, militante historique du Groupe Information Santé (GIS)… « Matzneff a pris rendez-vous avec Michèle Barzach et m’a conduite à son cabinet, rapporte Francesca Gee. La conversation entre eux a commencé sur un ton assez mondain, puis il est allé s’asseoir dans la salle d’attente et est revenu dans le cabinet pour régler la consultation. »

    À l’issue du premier rendez-vous, le 13 novembre 1973, Matzneff s’extasie : « Nous y sommes allés avec la crainte d’être critiqués, sermonnés, aussi avons-nous été très agréablement surpris. Michèle Barzach est une jeune femme douce, jolie, attentive, qui à aucun moment n’a cru devoir faire la morale à ce monsieur de 37 ans et à sa maîtresse de 15. Elle a, je pense, tout de suite compris que nous formons un vrai couple, que nous nous aimons. » Francesca Gee affirme avoir consulté la gynécologue « 5 ou 6 fois en trois ans », toujours en compagnie de Matzneff : « Il m’a toujours accompagnée chez elle, j’ai la vague impression qu’il était content d’entretenir des relations avec elle. En tout cas, il ne se plaignait jamais de devoir y aller. »

    Francesca Gee a gardé trace de ces visites : une ancienne prescription pour une prise de sang, signée en février 1974 par la gynécologue, sur laquelle ne figure pas le nom de la patiente. En ce temps, la loi Neuwirth permettait la vente de produits contraceptifs aux mineures, mais elle était soumise à autorisation parentale jusqu’à la loi Veil de décembre 1974… Qu’importe, Michèle Barzach, comme bien des médecins progressistes à l’époque, assumait de violer la loi. Pourtant, Matzneff ne cache pas ses penchants. À l’automne 1974, il publie même Les moins de seize ans, une apologie de la pédophilie, où il reproduit des lettres de Francesca. « Elle ne m’a jamais posé de questions, mais à l’époque personne ne trouvait à redire à ma relation avec Matzneff, observe Francesca Gee. Alors que j’étais juste une gamine dont les parents ne s’occupaient pas, sous l’emprise d’un prédateur expérimenté. »

    #pedocriminalite

    • je cite pour tagger les noms... ça fait un joli paquet de fils entrecroisés tout ça...

      À l’automne 1973, après quelques coups de fil, Matzneff emmène Francesca prendre un café près des Champs-Élysées avec une connaissance, la journaliste #Juliette_Boisriveaud.

      Alors âgée de 41 ans, cette ancienne voix de #RTL, militante féministe revendiquée, est débordée : elle s’apprête à lancer le magazine #Cosmopolitan, qu’elle pilotera pendant des années. « Je garde le souvenir d’une femme très sympathique, se souvient #Francesca_Gee. Elle a chaleureusement recommandé Michèle Barzach en expliquant que c’était… la nouvelle petite amie de son ex-mari !

      @touti

    • La majorité sexuelle était déjà à 15 ans en 1970 et ce, depuis 1945 (ou elle était à 13 ans…), donc, stricto senso Barzach a correctement fait son job de gynéco en commençant par protéger sa patiente du risque d’une grossesse à une époque où ce n’était hélas pas encore une priorité.

      La question de l’attentat à la pudeur se posait, mais pas forcément pour la gynéco.

    • il n’y pas un truc légal qui reconnaisse l’ascendant, ou la différence de... « pouvoir » entre quelqu’un de 15 ans et un autre de 37 ? ça lance peut-être un débat trop long... chai pas... c’est quand même juste une évidence...

    • @monolecte, je me disais cela aussi hier, mais entre une fille de 15 ans qu’une gynéco souhaite aider en lui donnant la pilule parce que c’est SA demande et un homme de 37 ans qui accompagne et paye pour cela… y’a un gap. Dans ce cas là, ce n’est pas une question de légalité mais d’humanité, la gynéco elle doit bien pouvoir s’entretenir avec la jeune fille pour savoir si elle est en âge (peut importe ici l’âge légal) de comprendre la situation ?
      Il faudrait que je retrouve (mézoù ?) un témoignage d’une de ses jeunes victimes qui avait du avorter et pour laquelle il y a eu des répercussions.

  • Notes anthropologiques (L)

    Georges Lapierre

    https://lavoiedujaguar.net/Notes-anthropologiques-L

    Traité sur l’apparence (V)
    La science comme idéologie : le naturalisme

    Je constate qu’il existe deux sortes d’idéologie, une idéologie tapageuse et qui attire l’attention et une idéologie bien plus insidieuse, moins visible et dont le domaine et la sphère d’influence échappent le plus souvent à la conscience. Je pourrai presque dire qu’il s’agit d’une idéologie subliminale. Alors que la première idéologie ou propagande se trouve directement liée au politique et, dans une large mesure, à l’État, la seconde idéologie suinte du mode de vie que nous connaissons et de l’importance qu’il est en passe d’acquérir. La première idéologie ne conduit pas à une cosmovision, la seconde par contre, qui épouse et travaille l’être en profondeur, finit par déboucher sur l’évidence d’une cosmovision. L’idéologie est trompeuse, comme un train peut en cacher un autre, l’idéologie sous son aspect fracassant et tambourinant en cache une autre plus insidieuse.

    L’idéologie bourgeoise faisant l’éloge de l’activité capitaliste et marchande cache une idéologie plus sournoise, celle de la nature opposée à la culture, faisant l’éloge de la pensée dite objective opposée à l’émotion ou pensée subjective. (...)

    #anthropologie #naturalisme #apparence #idéologie #cosmovision #religion #magie #Asie_Mineure #Mexique #zapatistes #marxisme

  • Notes anthropologiques (XLIX)

    Georges Lapierre

    https://lavoiedujaguar.net/Notes-anthropologiques-XLIX

    Traité sur l’apparence (IV)
    Idéologie et cosmovision

    Le pouvoir se conçoit comme l’exercice contraignant d’une volonté, celle d’une minorité sur le plus grand nombre, en fin de compte, sur la société ; l’État est la forme prise par cette séparation à l’intérieur d’une société entre une classe sociale (que j’ai définie comme la classe de la pensée) et la population saisie dans sa dimension sociale, réduite le plus souvent à produire des biens (une richesse) qui seront ensuite échangés par ceux qui se trouvent au centre de l’activité sociale (les marchands). L’activité marchande a envahi à un tel point notre vie qu’elle constitue la seule expérience que nous ayons de l’échange. Le commerce de marchandises (le marché) en étant l’unique expérience que nous avons de la vie sociale a profondément modifié et modelé notre vision du monde. Déjà avec Karl Polanyi, l’idée de l’échange n’avait plus qu’une seule signification, celle d’échange marchand. De nos jours, pour les historiens et les anthropologues (comme Testart), le mot échange n’a plus qu’un sens unique. Les autres formes d’échange se trouvent à tel point subordonnées à l’échange marchand qu’elles sont reléguées dans les marges de la conscience pour y disparaître comme un bateau faisant naufrage. La victoire du point de vue du marchand sur d’autres points de vue ? La victoire du marché sur la société est totale. (...)

    #anthropologie #échanges #apparence #non-être #cosmovision #idéologie #Polanyi #van_Gogh #Artaud #Descola #Castaneda #Mexique #Oaxaca #Dumézil

  • Cartographie et subjectivité chez Alexander von Humboldt
    https://visionscarto.net/humboldt-carto-subjective

    En scrutant minutieusement les différentes cartes réalisées par Alexander von Humboldt, on remarque certaines particularités, des mentions qui, à priori, n’auraient pas lieu de s’y trouver tant elles témoignent de la subjectivité de l’auteur. Ce sont pourtant ces précisions mêmes qui, à ses yeux, faisaient office de preuve de véracité. Elles permettent également de comprendre que le géographe assumait pleinement la relativité du savoir scientifique. par Laura Péaud Maîtresse de conférences en géographie à (...) #Billets

  • Notes anthropologiques (XLVII)

    Georges Lapierre

    https://lavoiedujaguar.net/Notes-anthropologiques-XLVII

    Traité sur l’apparence (III)
    Cosmovision et réalité

    Percevoir le monde comme purement naturel et dire que la nature est toute la réalité, que celle-ci n’a rien d’humain, qu’elle est constituée de phénomènes physiques, qu’elle n’est qu’une pure apparence dont le fondement ne nous est pas accessible, ou alors qu’il fuit toujours devant nous, devant tous les instruments de la science qui le poursuivent et le traquent sans relâche, qui poursuivent et traquent la matière, telle serait notre façon de voir les choses. Et cette façon de concevoir le réel, nous est propre, elle est propre à notre civilisation, elle a émergé peu à peu au cours des temps, elle est un aboutissement et elle n’est partagée que par l’avant-garde de notre civilisation, par son élite, par tous ceux qui travaillent d’arrache-pied à son accomplissement. C’est à la fois une idéologie et une cosmovision. C’est une vue de la réalité qui a pu apparaître chez quelques penseurs grecs, il y a très, très longtemps sur la côte égéenne de l’Asie mineure. Elle est apparue, d’une manière encore bien floue, chez ces penseurs grecs alors que leur société était devenue (ou était en train de devenir) une société fondamentalement esclavagiste, mais cette vision du monde n’était partagée ni par la population grecque dans son ensemble ni même par les esclaves. Ce n’est que tout dernièrement qu’elle a fini par s’imposer au plus grand nombre, en opposition auxdites « superstitions » qui ont toujours cours dans certaines couches de plus en plus marginalisées de la société. Que signifie, ou que peut bien signifier, cette adhésion pour ainsi dire unanime de la société à une telle cosmovision ? (...)

    #apparence #réalité #cosmovision #genre #être #société #loup-garou #jaguar #alchimie #Marshall_Sahlins #La_Ciotat