person:alexandra kollontaï

  • La révolution sexuelle selon Alexandra Kollontaï

    Octobre 1917 côté femmes : quand Alexandra Kollontaï prônait l’amour verre d’eau et la monogamie successive
    https://information.tv5monde.com/terriennes/octobre-1917-cote-femmes-quand-alexandra-kollontai-pronait-l-a

    A la veille de la révolution d’octobre (novembre dans le calendrier russe grégorien), Vladimir Ilitch Lenine ne pensait pas qu’aux formes de redistribution économique et sociale. Avec sa « vieille » complice Alexandra Kollontaï, ils redessinaient les relations amoureuses entre les femmes et les hommes. Et c’était tout sauf triste.
    ...
    Nikolaï Gavrilievitch Tchernychevski
    ...
    Son calcul reposait sur la conviction que les besoins sexuels des femmes sont bien plus importants que ceux des hommes. Et à ses compagnons de bagne qui lui demandaient, assis en rond autour de lui, comment on y arriverait puisque les femmes étaient aussi nombreuses (sinon légèrement plus) que les hommes, le philosophe mathématicien répondait sereinement et avec évidence, qu’il y aurait aussi relais entre les femmes, indiposées une semaine par mois, sans compter les trop âgées, moins demandantes. Et les gros durs comptaient sur leurs doigts, toujours songeurs...

    Ernst Lubitsch s’est laissé inspirer par Alexandra Kollontaï à un de ses films le plus célèbres avec Greta Garbo dans le rôle d’une émisssaire communiste qui doit rappeller à l’ordre des diplomates soviétiques tombés sous les charmes du capitalisme parisien. C’est une caricature grossière au niveau politique couplé avec l’humour sophistiqué jamais égalé de Lubitsch sur le plan du développement de l’action et des personnages.

    https://www.youtube.com/watch?v=WpfKyhUZtK0

    A nos yeux cette scène évoque des personnages du genre DSK, alors qu’il est question de l’opposé : les serveurs et serveuses sont attiré par le caractère généreux et épicuréen des diplomates soviétiques. Lubitsch dessine une allusion à un communisme idéal où chacun profiterait pleinement des richesses disponibles à l’humanité.

    La trame du film sur Wikipedia
    https://en.wikipedia.org/wiki/Ninotchka#Plot

    La Résurrection d’Alexandra Kollontaï ? | Dissidences : le blog
    https://dissidences.hypotheses.org/6896

    Le discrédit au moins relatif jeté sur le communisme au lendemain du démantèlement du camp « socialiste » a-t-il balayé les réflexions et propositions sexuelles d’Alexandra Kollontaï ? Qu’est-il advenu de l’actualité dont avaient bénéficié, dans le contexte des années 60 et 70 du XXe siècle, ses thèses de l’Opposition ouvrière ? Enfin, sa biographie en tant que telle a-t-elle bénéficié d’un traitement dépassionné, disjoint de la conjoncture historiographique ? Pour tenter de répondre à ces questions, nous embrasserons une documentation relativement large, faite essentiellement d’ouvrages divers et de résultats d’une navigation sur Internet, son développement exponentiel durant ces quinze dernières années permettant de repérer quelques réutilisations emblématiques de la mémoire d’Alexandra Kollontaï.

    #histoire #féminisme #URSS #cinéma #communisme

  • L’Europe des femmes | Lisez !
    https://www.lisez.com/livre-grand-format/leurope-des-femmes/9782262066666

    Il n’existait pas encore de recueil de documents sur l’histoire des femmes du XVIIIe siècle à nos jours, pas plus en France qu’en Europe. Avec cet ouvrage, nous revenons aux sources. Fictions, chansons, discours, essais, correspondances – dans leur langue originale et leur traduction française – mais aussi documents iconographiques se font ici l’écho de trois siècles d’histoire européenne et des aspirations ou, au contraire, des obstacles à une plus grande égalité entre les sexes.
    Qu’il s’agisse de textes devenus classiques, comme ceux d’Olympe de Gouges, d’Alexandra Kollontaï et de Virginia Woolf, ou d’autres moins connus, tous font entendre la diversité des expériences du peuple des femmes, de toutes conditions (#domestiques, #paysannes, #artistes, #ouvrières, #intellectuelles…), aussi bien à Paris qu’à Moscou, Madrid ou Londres. Ce livre interroge l’éducation des #filles, l’influence des religions, le rapport au corps, l’expérience de guerre, les féminismes et les luttes menées au nom de l’égalité civile et #politique, ou encore la reconnaissance conquise dans les arts et les #sciences, offrant ainsi à la riche et passionnante histoire des #femmes une somme unique et essentielle.

    #livre

  • Herbsttag – Rainer Maria Rilke
    https://de.m.wikisource.org/wiki/Herbsttag

    Herr: es ist Zeit. Der Sommer war sehr groß.
    Leg Deinen Schatten auf die Sonnenuhren
    und auf den Fluren laß die Winde los.

    Befiehl den letzten Früchten voll zu sein;
    gieb ihnen noch zwei südlichere Tage
    dränge sie zur Vollendung hin und jage
    die letzte Süße in den schweren Wein.

    Wer jetzt kein Haus hat baut sich keines mehr.
    Wer jetzt allein ist wird es lange bleiben,

    wird wachen, lesen, lange Briefe schreiben

    und wird in den Alleen hin und her
    unruhig wandern wenn die Blätter treiben.

    #poésie #auf_deutsch #automne

    • Commentaire de ma mère : Je ne peux plus l’entendre. On l’a tellement cité, abusé, malcompris que j’en ai ras le bol.

      Elle a raison. Mais qu’est-ce qu’on fait alors de ces oeuvres de Brel, Prévert, Rimbaud et Goethe et des autres poètes qu’on nous impose au lycée et qui servent pour combler le vide des nos idées, de ces grands maudits qui sont les appât pour attirer les dames aux vernissages et get together professionnels ?

      Je les aime bien, certains, quand même.

    • Nous vivons dans des sociétés où il est bien vu de profiter systématiquement au maximum des autres, ou l’expolitation est le principe de toutes les affaires, où ta valeur est définie par la quantité de l’argent ramassé en jouant avec les investissemnts en bourse, dans les industries et dans le « capital humain ». C’est un principe qu’on ne peut mettre en pratique qu’en obligeant la majorité de se contenter de peu et de se so uiumettre au contrôle de l’élite qui l’exploite. C’est la raison d’être et le moteur de tous les agissements sociétals, c’est que tu trouves sous chaque pierre que tu retournes.

      Je ne pense donc pas que ce soit le genre qui sépare les êtres humains. C’est la classe sociale qui fait la différence, qui est à la racine de toutes les dicrimination, des violences et du désir de se situer au dessus de quelqu’un d’autre - peu importe que cette personne soit un homme ou une femme.

      Voilà le résultat des observations, réflexions et analyses que j’ai pu entreprendre. Je ne prétend pas d’avoir fait le tour de la question mais pour le moment c’est une hypothèse de travail qui tient assez bien la route.

      Vu comm ça le féminisme bourgeois est assez joli à regarder à condition que ses protagonistes soient jolies, mais au fond il s’agit d’une lutte entre des repésentants de deux genres d’une même espèce de rapaces qui si disputent la proie, notre travail, notre vie et notre santé.

      Il est pourtant vrai que la domination de l’autre par des moyens plus ou moins violents se propage aussi verticalement à travers les classes et permet ainsi de soutenir la thèse erronnée que ce soit le conflit entre les genres qui se trouve au centre du problème de la liberté humaine.

      Il est facile d’identifier les actes manqués ou expressément violents des hommes mâles envers leurs pôle féminin. Ce sont des choses visibles ou identifiables avec peu d’effort parce qu’elles se superposent et se substituent parfois au conflit de base qui possède un caractère social et matériel.

      Les problèmes entre le sexes étant présents dans toutes les phases du développement humain depuis l’introduction de l’héritage couplé à l’émergence des castes suite au déloppement de sociétés au tâches divisées, on risque d’oublier qu’à chaque époque la place de la femme dans la société reflète des intérêts de classes distinctes pour arriver á son point le plus bas pendant le Moyen Âge quand l’église catholique identifie le diable dans la sexualité féminine. Ceci correspond au développement de la définitition de l’homme qui n’en est un qu’à condition de faire partie des bons chrétiens. Ailleurs on pouvait se réclamer de foie musulmane pour obtenir le statut d’être humain.

      Au début du 20ème siècle l’antagonisme des classes était apparent parce que de grandes organisations le plaçaient au centre de leur identité et les féministes de gauche se battaient contre l’ennemi de classe avec leurs camarades hommes tout en les critiquant autant sur le plan personnel qu’au niveau politique. Les Clara Zetkin, Rosa Luxemburg et Alexandra Kollontai pour ne citer que les plus célèbres nous inspirent toujours dans notre recherche d’une société meilleure et d’une relation entre pareils pour les hommes et les femmes. Ce sont surtout ces luttes qui ont obligé l’Allemagne en 1918 à introduire le droit de vote pour les femmes en même temps avec l’abolition du vote censitaire en vigeur sous le Kaiser.

      Pour revenir au petit texte et au film In A Lonely Place j’insiste sur le caractère mondain et bourgeois du cadre. On dit « les dames » quand on veut expressément parler de bourgeoises qui ne sont pas nos camarades de lutte ou des prolétaires. Malheureusement ce sont des notions qui disparaissent du discours publique et c’est en mentionnnant ce fait que je me rends compte à quel point le discours hégémonial est conçu pour nous éloigner les uns des autres.

      P.S. Je crains que la « poursuite à tout prix d’une relation avec une femme » et vice versa (ou d’un partenaire du même sexe) constitue un élément quasi naturel de notre existence auquel on n’échappe qu’en s’infligeant des rituels douloureux comme les fidèles d’Opus Dei et d’autres détraqués dangereux.

      #sexualité #religion #lutte_des_classes #féminisme

    • @klaus, je ne suis pas très étonnée de ta position avec laquelle je ne suis pas d’accord. Est-ce que le petit exercice de remplacer sexisme par racisme, ou femme par noir te ferait mieux ressentir la distance nécessaire pour éviter de juger à la place des opprimés quel combat est le premier à devoir être mené ?
      Je n’y collerai cependant pas l’étiquette de mecsplication, mais presque :)

      Je ne pense donc pas que ce soit le genre qui sépare les êtres humains. C’est la classe sociale qui fait la différence, qui est à la racine de toutes les discrimination, des violences et du désir de se situer au dessus de quelqu’un d’autre - peu importe que cette personne soit un homme ou une femme.

      tiens, voila traduit …

      Je ne pense donc pas que ce soit la race qui sépare les êtres humains. C’est la classe sociale qui fait la différence, qui est à la racine de toutes les discrimination, des violences et du désir de se situer au dessus de quelqu’un d’autre - peu importe que cette personne soit un blanc ou un noir.

      #diapason_culturel

  • Elles ont déclenché la révolution Le Courrier - Lundi 04 décembre 2017 - Dominique Hartmann
    https://www.lecourrier.ch/154798/elles_ont_declenche_la_revolution

    L’un des rares historiens à s’être penché sur la question montre le rôle des femmes russes dans l’essor de la révolution de 1917. Entretien avec Jean-Jacques Marie.

    C’est à l’occasion de la Journée internationale des femmes, en 1917, que des ouvrières du textile russes se mettent en grève, initiant une série de mouvements de protestation connexes, jusqu’au déclenchement de la Révolution de 1917.

    Exploitant un riche tissu d’archives, l’historien du communisme Jean-Jacques Marie documente l’irruption des femmes sur la scène politique, et les changements sociaux spectaculaires qui en découlent, dont certains ne résisteront pas à l’arrivée au pouvoir de Staline. Les Femmes dans la révolution russe (éditions du Seuil) trace le portrait de quelques figures de femmes révolutionnaires et d’héroïnes populaires de ces années de bouleversements. Son auteur sera présent à Genève vendredi 8 décembre, à l’invitation du parti Solidarités. Entretien.

    Comment les femmes ont-elles influé sur le déclenchement de la révolution russe ?
    Jean-Jacques Marie : Les revendications féminines datent de bien avant 1917. Il faut remonter aux années révolutionnaires de 1905 et 1906. Comme le note la militante féministe Alexandra Kollontaï, qui participa à l’Internationale socialiste des femmes dès 1907 et deviendra aussi la première femme au monde membre d’un gouvernement, « en 1905, il n’eut pas un seul endroit où l’on n’entendait pas la voix d’une femme qui parlait de sa vie et revendiquait de nouveaux droits. » La plupart des grèves d’ouvrières avancent des revendications sociales spécifiques : un congé maternité de dix semaines, un salaire égal à travail égal1 ou l’installation de crèches dans les usines. Le reflux de la révolution interdira la satisfaction de ces revendications.

    Selon Kollontaï encore, les paysannes ne sont pas à la traîne : « Au cours des derniers mois de 1904 et tout au long de l’année 1905, les paysannes menaçaient les troupes armées et la police et, fréquemment, frappaient ceux qui venaient réquisitionner des produits. » Elles étaient armées de râteaux, de fourchettes et de balais. De leur côté, des intellectuelles lancent le projet d’une Union des femmes privilégiant les revendications politiques spécifiques aux femmes, telles le droit de vote. L’Union se développe rapidement, à mesure que la vague révolutionnaire enfle. Mi-décembre 1908, son congrès souligne pourtant l’ampleur des divergences entre les intellectuelles (les trois-quarts sont épouses de hauts fonctionnaires, chefs d’entreprises, marchands, etc) et les ouvrières, employées et servantes. Alexandra Kollontaï explique : « Pour les féministes, la question des femmes est une question de droits et de justice. Pour les prolétaires, celle d’un ‘bout de pain pour manger’ ».

    C’est ce bout de pain qui va déclencher la révolution, dites-vous.
    Le 23 février 1917, à l’occasion de la journée internationale des femmes (ndlr : selon le calendrier julien), des ouvrières du textile de l’arrondissement de Vyborg, lasses de faire la queue dans le froid dès le milieu de la nuit pour tenter d’obtenir un pain de plus en plus cher, se mettent en grève malgré l’opposition du responsable bolchevik de l’arrondissement, entraînent avec elles les ouvriers de l’usine métallurgique Erikson voisine et déclenchent ainsi la révolution qui, en moins de huit jours, balaye le régime. Cette grève marque le début de l’irruption des femmes dans la révolution et d’un mouvement vers leur émancipation politique et sociale. Les femmes sont aussi présentes sur le front de la lutte politique. Le 20 mars 1917, à l’initiative de l’Union des femmes pour l’égalité près de 40 000 ouvrières, lycéennes, étudiantes, veuves de guerre, employées, institutrices, paysannes, défilent jusqu’à la Douma, flanquées d’une milice de femmes à cheval, pour exiger le droit de vote des femmes. Trois jours plus tard, la Ligue des femmes pour l’égalité des droits et une organisation d’étudiantes organisent un meeting à Moscou pour avancer la même revendication. Le vote des femmes sera promulgué en juin 1917.

    En toile de fond de ces revendications, quelle est la place des femmes dans la société russe du début du XXe siècle ?
    A la campagne, les femmes, régulièrement battues par leur mari, n’ont aucun droit. A partir des années 1880, dans les villes, elles forment la moitié du corps des domestiques, avec des journées de travail de 15 heures en moyenne, sans repos dominical et traitées comme des esclaves. Les ouvrières, nombreuses entre autre dans le textile, n’ont elles non plus aucun droit et des conditions de travail déplorables – il suffit de penser au nombre de victimes d’empoisonnement. Elles sont logées dans des conditions dignes du Bangladesh aujourd’hui. Enceinte, une ouvrière doit travailler jusqu’à l’apparition des premières douleurs et reprendre son poste dès le lendemain de l’accouchement sous peine de licenciement. Et ce, alors même qu’il n’y a aucune structure pour s’occuper de son enfant. Elles se heurtent enfin au mépris des ouvriers masculins que les bolcheviks Nicolas Boukharine et Evgueni Preobrajensky dénonceront en 1920 : « Encore à l’heure actuelle les ouvriers considèrent les femmes comme des êtres inférieurs : dans les villages, on rit encore des femmes qui veulent participer aux affaires publiques. »

    Les femmes ont-elles accédé facilement aux nouvelles structures politiques ? Et quel rôle y ont-elles joué ?
    A la première de ces questions, on peut répondre à la fois oui et non. Oui, dans la mesure où certaines femmes ont occupé une place ou des fonctions politiques très importantes, marquant ainsi un changement de statut des femmes. Et pourtant non, car seules quelques dizaines d’entre elles y sont parvenues. En 1917, Alexandra Kollontaï et Maria Spiridonova sont deux des orateurs les plus populaires de Petrograd et resteront deux des agitatrices les plus célèbres de leur parti (communiste pour la première, socialiste-révolutionnaire de gauche pour la seconde, figure de proue de ce parti). Eva Broïdo est membre du comité central des menchéviks, dont elle sera même secrétaire un moment. En avril 1917, Alexandra Kollontaï est la première femme élue au comité exécutif du soviet de Petrograd, puis au comité exécutif panrusse des soviets ; un temps membre du comité central du parti bolchevik, elle est nommée commissaire du peuple à l’Assistance publique dans le premier gouvernement bolchevique. Durant la guerre civile, certaines femmes sont commissaire aux armées (Evguenia Bosch, Rosa Zalkind-Zemliatchk) ou à la marine (Larissa Reisner), d’autres prolongent la tradition terroriste des socialistes-révolutionnaires (avec Dora Kaplan, qui tente de tuer Lénine, par exemple), ou de cheffes de bandes insurgées. Mais rien dans tout cela n’évoque un partage du pouvoir fondé sur la distinction des sexes. La question ne se pose pas pour les révolutionnaires russes.

    L’accession à certains nouveaux droits (tels l’avortement ou le divorce) a-t-elle aussi alimenté l’opposition à la révolution ?
    Ces nouveaux droits ont suscité ou nourri l’opposition de l’Eglise orthodoxe au régime soviétique naissant. Le 2 décembre 1917, le patriarcat présente ainsi au nouveau gouvernement la bagatelle de vingt-quatre exigences. Deux d’entre elles concernent le mariage religieux qui doit être « considéré comme la forme légale du mariage », l’Eglise entendant conserver ses prérogatives dans les affaires de divorce par exemple. Le gouvernement bolchevik n’accorde aucune des 24 revendications. Dans une déclaration publique du 19 janvier 1918, le patriarche Tikhon qualifie les nouveaux gouvernants « d’esprits insensés » engagés dans une « entreprise réellement satanique » et interdit à tous les fidèles, sous peine d’excommunication, « d’entretenir une quelconque relation avec ces rebuts du genre humain ».

    Ces avancées ont-elles modifié durablement les conditions d’existence des femmes ?
    Là encore, on peut répondre à la fois oui et non. Oui, car elles ont modifié la place des femmes dans la société, les libérant de la domination absolue du père puis du mari, leur donnant une certaine liberté de choix. Par l’invitation à s’engager dans le combat politique et par le droit à l’avortement, les femmes sont libérées de leur esclavage domestique. Mais la guerre civile, la soumission de toute la vie sociale à ses besoins, la ruine effroyable qu’elle a engendrée, ont sérieusement limité dans les faits la portée de ces mesures. Un symbole : la question de l’avortement qui doit se pratiquer en hôpital par un médecin. Sauf qu’en ville, les hôpitaux, misérables, manquent de moyens et en particulier d’analgésiques ; le curetage se fait donc à vif. De plus, la majorité des médecins étaient du côté des Russes blancs et beaucoup ont émigré. Pire encore, il n’y a pas d’hôpitaux à la campagne et les paysannes ne peuvent donc se faire avorter que par des faiseuses d’ange aux méthodes archaïques, et des centaines d’entre elles en meurent.

    Le Jenotdel (département du parti chargé des affaires féminines), créé en 1919 par Alexandra Kollontaï et Inès Armand, visait à « éduquer les femmes dans l’esprit du socialisme et les impliquer dans la direction de l’économie et de l’Etat ». Ce but a-t-il été atteint ?
    Non, ce qui ne signifie pas que cet organe n’ait pas eu d’impact. Mais il ne peut guère être question d’ « esprit du socialisme » dans une Russie soviétique dominée par une pénurie permanente puis bientôt soumise au régime totalitaire de la domination bureaucratique qui liquide d’ailleurs le Jenotdel en 1930.
    Que sont devenus ces droits sous Staline ?
    Sous Staline, la femme doit être à la fois bonne épouse, bonne mère et travailleuse ou productrice, car l’industrialisation massive qui commence en 1929 exige une main d’œuvre nouvelle. Comme le réseau des crèches et des jardins d’enfants se développe lentement, cette triple fonction est difficile à réaliser et l’interdiction de l’avortement2 promulguée en juin 1936 par Staline va encore aggraver sa situation. Le droit au divorce se heurte aux conditions dramatiques de logement ; il arrive assez souvent que les époux divorcés soient contraints de continuer à vivre ensemble voire dormir dans le même lit des années durant dans la pièce unique qu’ils peuvent occuper. L’émancipation sociale de la femme se mue en une image d’Epinal (la toujours joyeuse kolkhozienne modèle enivrée par les joies de la collectivisation forcée), qui dissimule mal une existence dominée pour la grande masse des femmes par les banals et très lourds soucis de la vie quotidienne. Un décret du 4 juin 1947 enverra d’ailleurs au goulag des dizaines de milliers de femmes, souvent veuves de guerre, qui chapardent un peu de lait, de sucre ou de pommes de terre pour nourrir leurs enfants, pendant que les membres du bureau politique se pavanent dans des voitures américaines...

    • 1. Les salaires des ouvrières sont inférieurs de 30 à 50% à ceux, déjà fort bas, des ouvriers masculins

    • 2. Il fut dépénalisé en novembre 1920
     

    Jean-Jacques Marie, Les Femmes dans la révolution russe, éditions du Seuil, 2017.

    Conférence-débat, vendredi 8 décembre, 19h, Café Gavroche, 4, bd James- Fazy, Genève.

    #Femmes #Russie #1917 #Luttes #Histoire #Féminisme #travail #inégalité #Alexandra-Kollontaï

  • L’ANARCHISME DANS LA RÉVOLUTION RUSSE
    Daniel Guérin, 1965

    L’anarchisme, après avoir trouvé un deuxième souffle dans le syndicalisme révolutionnaire, en puisa un troisième dans la Révolution russe. Cette affirmation peut, au premier abord, surprendre le lecteur, habitué à considérer la grande mutation révolutionnaire d’Octobre 1917 comme l’œuvre et comme l’apanage des seuls bolcheviks. En réalité, la Révolution russe fut un vaste mouvement de masses, une vague de fond populaire qui dépassa et submergea les formations idéologiques. Elle n’appartint à personne, sinon au peuple. Dans la mesure où elle fut une authentique révolution, impulsée de bas en haut, produisant spontanément des organes de démocratie directe, elle présenta toutes les caractéristiques d’une révolution sociale à tendances libertaires. Toutefois la faiblesse relative des anarchistes russes les empêcha d’exploiter des situations exceptionnellement favorables au triomphe de leurs idées.
    La Révolution fut finalement confisquée et dénaturée par la maîtrise, diront les uns, l’astuce, diront les autres, de l’équipe de révolutionnaires professionnels groupée autour de Lénine. Mais cette défaite, à la fois de l’anarchisme et de l’authentique révolution populaire, ne fut pas entièrement stérile pour l’idée libertaire. Tout d’abord, l’appropriation collective des moyens de production ne fut pas remise en cause et le terrain ainsi sauvegardé sur lequel, un jour peut-être, le socialisme par en bas prévaudra sur l’encasernement étatique ; ensuite, l’expérience de l’U.R.S.S. fournit l’occasion à un certain nombre d’anarchistes russes et non russes de tirer les leçons complexes d’un temporaire échec — leçons dont Lénine lui-même semblait prendre conscience à la veille de mourir —, de repenser, à ce propos, les problèmes d’ensemble de la révolution et de l’anarchisme. En un mot, selon l’expression de Kropotkine, reprise par Voline, elle leur enseigna, si besoin était, comment il ne faut pas faire une révolution. Loin de prouver l’impraticabilité du socialisme libertaire, l’expérience soviétique, dans une large mesure, a confirmé, au contraire, la justesse prophétique des vues exprimées par les fondateurs de l’anarchisme et, notamment, de leur critique du socialisme « autoritaire ».

    UNE RÉVOLUTION LIBERTAIRE

    Le point de départ de la Révolution de 1917 avait été celle de 1905, au cours de laquelle avaient surgi des organes révolutionnaires d’un type nouveau : les soviets. Ils étaient nés dans les usines de Saint-Pétersbourg au cours d’une grève générale spontanée. Vu l’absence à peu près complète d’un mouvement syndical et d’une tradition syndicaliste, ils avaient comblé un vide en coordonnant la lutte des usines en grève. L’anarchiste Voline fut du petit groupe qui, en liaison étroite avec les ouvriers et sur leur suggestion, eut l’idée de créer le premier soviet. Son témoignage rejoint celui de Trotsky qui, quelques mois plus tard, devait devenir le président du Soviet, et qui sans aucune intention péjorative, bien au contraire, écrit, dans son témoignage sur 1905 : « L’activité du soviet signifiait l’organisation de l’anarchie. Son existence et son développement ultérieurs marquaient une consolidation de l’anarchie ».
    Cette expérience s’était gravée pour toujours dans la conscience ouvrière et, quand éclata la Révolution de Février 1917, les dirigeants révolutionnaires n’eurent rien à inventer. Les ouvriers s’emparèrent spontanément des usines. Les soviets resurgirent d’eux-mêmes. Une nouvelle fois, ils prirent à l’improviste les professionnels de la Révolution. De l’aveu même de Lénine, les masses ouvrières et paysannes étaient « cent fois plus à gauche » que les bolcheviks. Le prestige des soviets était tel que l’insurrection d’Octobre ne put être déclenchée qu’au nom et à l’appel de ces derniers.
    Mais, en dépit de leur élan, ils manquaient d’homogénéité, d’expérience révolutionnaire, de préparation idéologique. Ils étaient, de ce fait, la proie facile de partis politiques aux conceptions révolutionnaires vacillantes. Bien qu’organisation minoritaire, le parti bolchevique était la seule force révolutionnaire réellement organisée, et qui savait où elle allait. Il n’avait guère de rivaux à l’extrême-gauche, ni sur le plan politique, ni sur le plan syndical. Il disposait de cadres de premier ordre. Il déploya, comme l’admet Voline, « une activité farouche, fébrile, foudroyante ».
    Cependant l’appareil du Parti — dont Staline était encore à cette époque, un des obscurs fleurons — avait toujours regardé avec une certaine méfiance les soviets, concurrence gênante. Au lendemain de la prise du pouvoir, la tendance spontanée et irrésistible à la socialisation de la production fut d’abord canalisée par le moyen du contrôle ouvrier. Le décret du 14 novembre 1917 légalisa l’ingérence des travailleurs dans la gestion des entreprises, dans le calcul du prix de revient, abolit le secret commercial, obligea les patrons à exhiber leur correspondance et leurs comptes. « Les intentions des dirigeants de la Révolution, rapporte Victor Serge, n’étaient pas d’aller au-delà. » En avril 1918, ils envisageaient encore (...) la constitution de sociétés mixtes par actions, auxquelles eût participé, avec l’État soviétique, le capital russe et étranger ».
    « L’initiative des mesures expropriatrices partit des masses et non du pouvoir. »
    Dès le 20 octobre 1917, au premier congrès des conseils d’usine, fut présentée une motion, d’inspiration anarchiste, qui demandait : « Le contrôle de la production et les commissions de contrôle ne doivent pas être seulement des commissions de vérification, mais (...) les cellules de l’avenir qui, dès maintenant, préparent le transfert de la production aux mains des ouvriers. » « Au lendemain de la Révolution d’Octobre, observe A. Pankratova, ces tendances anarchistes s’affirmèrent avec d’autant plus de facilité et de succès que les capitalistes opposèrent la plus vive résistance à l’application du décret sur le contrôle ouvrier et continuèrent à refuser l’ingérence des travailleurs dans la production. »
    Le contrôle ouvrier, en effet, se révéla vite une demi-mesure, inopérante et boiteuse. Les employeurs sabotaient, dissimulaient leurs stocks, soustrayaient l’outillage, provoquaient ou lock-outaient les ouvriers ; parfois ils se servaient des comités d’usine comme de simples agents ou auxiliaires de la direction, ou bien même ils croyaient profitable d’essayer de se faire nationaliser. Les ouvriers répondirent à ces manœuvres en s’emparant de l’usine et en la remettant en marche pour leur propre compte. « Nous n’écarterons pas nous-mêmes les industriels », disaient les ouvriers dans leurs motions, « mais nous prendrons en main la production s’ils ne veulent pas assurer le fonctionnement des fabriques. » Pankratova ajoute que, dans cette première période de socialisation « chaotique » et « primitive », les conseils d’usine « prenaient fréquemment la direction des usines dont les propriétaires avaient été éliminés ou avaient pris la fuite ».
    Très vite le contrôle ouvrier dut s’effacer devant la socialisation. Lénine violenta littéralement ses lieutenants timorés en les jetant dans le « creuset de la vivante création populaire », en les obligeant à parler un langage authentiquement libertaire. La base de la reconstruction révolutionnaire devait être l’autogestion ouvrière. Elle seule pouvait susciter dans les masses un enthousiasme révolutionnaire tel que l’impossible deviendrait possible. Lorsque le dernier manœuvre, lorsque n’importe quel sans-travail, quelle cuisinière, verrait les usines, la terre, l’administration confiées aux associations d’ouvriers, d’employés, de fonctionnaires, de paysans, aux comités démocratiques du ravitaillement, etc., créés spontanément par le peuple, « quand les pauvres gens verront et sentiront cela, aucune force ne sera en état de vaincre la révolution sociale ». L’avenir s’ouvrait à une république du type de la Commune de 1871, à une république des soviets.
    « Afin de frapper l’esprit des masses, raconte Voline, gagner leur confiance et leurs sympathies, le parti bolchevique lança (...) des mots d’ordre qui, jusqu’alors, caractérisaient (...) l’anarchisme. » Tout le pouvoir aux soviets, ce slogan, les masses, intuitivement, le comprirent dans le sens libertaire. « Les travailleurs, témoigne Archinoff, interprétèrent l’idée du pouvoir soviétique comme celle de leur libre disposition d’eux- mêmes, socialement et économiquement. » Au IIIe congrès des soviets (au début de 1818) Lénine lança : « Les idées anarchistes revêtent maintenant des formes vivantes », et, peu après, au VIIe congrès du Parti (6-8 mars), il fit adopter des thèses où il était question, entre autres, de socialisation de la production administrée par les organisations ouvrières (syndicats, comités d’usines, etc.), d’abolition des fonctionnaires de métier, de la police et de l’armée, d’égalité des salaires et traitements, de participation de tous les membres des soviets à la gestion et à l’administration de l’État, de suppression complète progressive dudit État et du signe monétaire. Au congrès des Syndicats (printemps 1918), Lénine décrivit les usines comme des « communes se gouvernant elles-mêmes de producteurs et de consommateurs ». L’anarcho-syndicaliste Maximoff va jusqu’à soutenir : « Les bolcheviks avaient abandonné non seulement la théorie du dépérissement graduel de l’État, mais l’idéologie marxiste dans son ensemble. Ils étaient devenus des sortes d’anarchistes. »

    UNE RÉVOLUTION « AUTORITAIRE »

    Mais l’alignement audacieux sur l’instinct et sur la température révolutionnaire des masses, s’il réussit à donner aux bolcheviks la direction de la Révolution, ne correspondait pas à leur idéologie traditionnelle ni à leurs intentions véritables. De longue date, ils étaient des « autoritaires », férus des notions d’État, de dictature, de centralisation, de parti dirigeant, de gestion de l’économie par en haut, toutes choses en contradiction flagrante avec une conception réellement libertaire de la démocratie soviétique.
    L’État et la Révolution, écrit à la veille de l’insurrection d’Octobre, est un miroir où se reflète l’ambivalence de la pensée de Lénine. Certaines pages en pourraient être signées d’un libertaire et, comme on l’a vu plus haut, hommage y est rendu, au moins partiellement, aux anarchistes. Mais cet appel à la révolution par en bas se double d’un plaidoyer en faveur de la révolution par en haut. Les conceptions étatiques, centralisatrices, hiérarchiques ne prennent pas la forme d’arrière-pensées, plus ou moins dissimulées ; elles sont, au contraire, franchement étalées : l’État survivra à la conquête du pouvoir par le prolétariat, il ne dépérira qu’après une période transitoire. Combien de temps durera ce purgatoire ? Il ne nous est pas celé — on nous le dit sans regret, mais bien plutôt avec soulagement — que le processus sera « lent », de « longue durée ». Ce que la Révolution enfantera sera, sous l’apparence du pouvoir des soviets, l’« État prolétarien » ou « dictature du prolétariat », « l’État bourgeois sans bourgeoisie », lâche même l’auteur, quand il consent à aller au fond de sa pensée. Cet État omnivore a bien l’intention de tout absorber.
    Lénine se met à l’école de son contemporain, le capitalisme d’État allemand, la Kriegswirtschaft (économie de guerre). L’organisation de la grande industrie moderne par le capitalisme, avec sa « discipline de fer », est un autre de ses modèles. Il se pâme, notamment devant un monopole d’État tel que les P.T.T. et il s’écrie : « Quel mécanisme admirablement perfectionné ! Toute la vie économique organisée comme la Poste, (...) voilà l’État, voilà la base économique qu’il nous faut. » Vouloir se passer d’« autorité » et de « subordination », ce sont là des « rêves anarchistes », tranche-t-il. Tout à l’heure il s’échauffait à l’idée de confier aux associations ouvrières, à l’autogestion, la production et l’échange. Mais il y avait maldonne. Il ne cache pas sa recette magique : tous les citoyens devenus « les employés et les ouvriers d’un seul trust universel d’État », toute la société convertie en « un grand bureau et une grande fabrique ». Les soviets, bien sûr, mais placés sous la coupe du parti ouvrier, d’un parti dont c’est la tâche historique de « diriger » le prolétariat.
    Les plus lucides des anarchistes russes ne s’y trompèrent pas. A l’apogée de la période libertaire de Lénine, ils adjuraient déjà les travailleurs d’être sur leurs gardes :dans leur journal, Golos Truda (La Voix du Travail), on pouvait lire, dès les derniers mois de 1917 et le début de 1918, sous la plume de Voline, ces avertissements prophétiques : « Une fois leur pouvoir consolidé et légalisé, les bolcheviks — qui sont des socialistes, politiciens et étatistes, c’est-à-dire des hommes d’action centralistes et autoritaires — commenceront à arranger la vie du pays et du peuple avec des moyens gouvernementaux et dictatoriaux imposés par le centre (...). Vos soviets (...) deviendront peu à peu de simples organes exécutifs de la volonté du gouvernement central (...). On assistera à la mise en place d’un appareil autoritaire politique et étatique, qui agira par en haut et se mettra à écraser tout avec sa poigne de fer (...) Malheur à celui qui ne sera pas d’accord avec le pouvoir central. » « Tout le pouvoir aux Soviets deviendra, en fait, l’autorité des leaders du Parti. »
    Les tendances de plus en plus anarchisantes des masses obligeaient Lénine, toujours selon Voline, à s’écarter pour un temps de l’ancien chemin. Il ne laissait subsister l’État, l’autorité, la dictature que pour une heure, pour une toute petite minute. Et, après, ce serait « l’anarchisme ». « Mais, grands dieux, ne prévoyez- vous pas (...) ce que dira le citoyen Lénine lorsque le pouvoir actuel sera consolidé et qu’il deviendra possible de ne plus prêter l’oreille à la voix des masses ? » Il reviendra alors aux vieux sentiers battus. Il créera un « État marxiste », du type le plus accompli.
    Bien entendu, il serait hasardeux de soutenir que Lénine et son équipe tendirent consciemment un piège aux masses. Il y avait moins duplicité en eux que dualisme doctrinal. La contradiction était si évidente, si flagrante entre les deux pôles de leur pensée qu’il était à prévoir qu’elle ne tarderait pas à éclater dans les faits. Ou bien la pression anarchisante des masses obligerait les bolcheviks à oublier le versant autoritaire de leurs conceptions, ou, au contraire, la consolidation de leur pouvoir, en même temps que l’essoufflement de la révolution populaire, les amèneraient à ranger au magasin des accessoires leurs velléités anarchisantes.
    Un élément nouveau intervint, qui bouleversa les données du problème : les terribles circonstances de la guerre civile et de l’intervention étrangère, la désorganisation des transports, la pénurie de techniciens. Elles poussèrent les dirigeants bolcheviques à des mesures d’exception, à la dictature, à la centralisation, au recours à la « poigne de fer ». Mais les anarchistes contestèrent que ces difficultés eussent seulement des causes « objectives » et extérieures à la Révolution. Pour une part, elles étaient dues, à leur avis, à la logique interne des conceptions autoritaires du bolchevisme, à l’impuissance d’un pouvoir bureaucratisé et centralisé à l’excès. Selon Voline, c’était, entre autres, l’incompétence de l’État, sa prétention à vouloir tout diriger et contrôler qui le rendirent incapable de réorganiser la vie économique du pays et le conduisirent à une véritable « débâcle », marquée par la paralysie de l’activité industrielle, la ruine de l’agriculture, la destruction de tous liens entre les diverses branches de l’économie.
    Voline raconte, par exemple, que l’ancienne usine de pétrole Nobel, à Petrograd, ayant été abandonnée par ses propriétaires, ses quatre mille ouvriers décidèrent de la faire marcher collectivement. Ils s’adressèrent en vain au gouvernement bolchevique. Ils tentèrent alors de faire rouler l’entreprise par leurs propres moyens. Ils s’étaient répartis en groupes mobiles qui s’efforcèrent de trouver du combustible, des matières premières, des débouchés, des moyens de transport. Au sujet de ces derniers, ils avaient déjà entamé des pourparlers avec leurs camarades cheminots. Le gouvernement se fâcha. Responsable devant l’ensemble du pays il ne pouvait admettre que chaque usine agît à sa guise. S’obstinant, le conseil ouvrier convoqua une assemblée générale des travailleurs. Le commissaire du peuple au Travail se dérangea en personne pour mettre en garde les ouvriers contre « un acte d’indiscipline grave ». Il fustigea leur attitude « anarchiste et égoïste ». Il les menaça de licenciement sans indemnité. Les travailleurs rétorquèrent qu’ils ne sollicitaient aucun privilège : le gouvernement n’avait qu’à laisser les ouvriers et les paysans agir de la même façon dans tout le pays. En vain. Le gouvernement maintint son point de vue, et l’usine fut fermée.
    Le témoignage de Voline est corroboré par celui d’une communiste : Alexandra Kollontaï. Elle devait se plaindre, en 1921, de ce que d’innombrables exemples d’initiatives ouvrières eussent sombré dans la paperasserie et de stériles palabres administratives : « Combien d’amertume parmi les ouvriers (...) quand ils voient et savent [ce] que, si on leur avait donné le droit et la possibilité d’agir, ils auraient pu réaliser eux- mêmes (...) L’initiative s’affaiblit, le désir d’agir meurt. »
    Le pouvoir des soviets ne dura, en fait, que quelques mois, d’octobre 1917 au printemps de 1918. Très vite les conseils d’usine furent dépouillés de leurs attributions. Le prétexte invoqué fut que l’autogestion ne tenait pas compte des besoins « rationnels » de l’économie, qu’elle entretenait un égoïsme d’entreprises se faisant l’une à l’autre concurrence, se disputant de maigres ressources, voulant à tout prix survivre, bien que d’autres usines fussent plus importantes « pour l’État » et mieux équipées. En un mot, l’on aboutissait, selon les termes d’A. Pankratova, à une fragmentation de l’économie en « fédérations autonomes de producteurs du type rêvé par les anarchistes ». Sans aucun doute, la naissante autogestion ouvrière n’était pas sans reproche. Elle avait cherché péniblement, à tâtons, à créer de nouvelles formes de production qui n’avaient eu aucun précédent dans l’histoire humaine. Il lui était arrivé, certes, de se tromper, de faire fausse route. C’était le tribut de l’apprentissage. Comme le soutenait Kollontaï, le communisme ne pouvait naître que dans un processus de recherches pratiques, avec des erreurs peut-être, mais à partir des forces créatrices de la classe ouvrière elle-même ».
    Tel n’était pas le point de vue des dirigeants du Parti. Ils étaient trop heureux de reprendre aux comités d’usine les pouvoirs que, dans leur for intérieur, ils ne s’étaient que résignés à leur abandonner. Lénine, dès 1918, marquait ses préférences pour la « volonté d’un seul » dans la gestion des entreprises. Les travailleurs devaient obéir « inconditionnellement » à la volonté unique des dirigeants du processus de travail. Tous les chefs bolcheviques, nous dit Kollontaï, étaient « méfiants à l’égard des capacités créatrices des collectivités ouvrières ». Au surplus l’administration était envahie par de nombreux éléments petits-bourgeois, résidus de l’ancien capitalisme russe, qui s’étaient adaptés un peu trop vite aux institutions soviétiques, s’étaient fait attribuer des postes responsables dans les divers commissariats et entendaient que la gestion économique fût confiée, non aux organisations ouvrières, mais à eux-mêmes.
    On assista à l’immixtion croissante de la bureaucratie étatique dans l’économie. Dès le 5 décembre 1917, l’industrie fut coiffée par un Conseil Supérieur de l’Économie, chargé de coordonner autoritairement l’action de tous les organes de la production. Le congrès des Conseils de l’Économie (26 mai-4 juin 1918) décida la formation de directions d’entreprise dont les deux tiers des membres seraient nommés par les conseils régionaux ou le Conseil Supérieur de l’Économie et le troisième tiers seulement élu sur place par les ouvriers. Le décret du 28 mai 1918 étendit la collectivisation à l’ensemble de l’industrie, mais, du même coup, transforma les socialisations spontanées des premiers mois de la Révolution en nationalisations. C’était le Conseil Supérieur de l’Économie qui était chargé d’organiser l’administration des entreprises nationalisées.
    Les directeurs et cadres techniques demeuraient en fonctions, en tant qu’appointés de l’État. Au IIe congrès du Conseil Supérieur de l’Économie, à la fin de 1918, les conseils d’usine furent vertement tancés par le rapporteur pour diriger pratiquement l’usine, au lieu et place du conseil d’administration.
    Des élections aux comités d’usine continuèrent, pour la façade, à avoir lieu, mais un membre de la cellule communiste donnait lecture d’une liste de candidats fabriquée à l’avance et l’on procédait au vote à main levée, en présence des « gardes communistes », armés, de l’entreprise. Quiconque se déclarait contre les candidats proposés se voyait infliger des sanctions économiques (déclassement de salaires, etc.). Comme l’expose Archinoff, il n’y eut plus qu’un seul maître omniprésent, l’État. Les rapports entre les ouvriers et ce nouveau patron redevinrent ceux qui avaient existé entre le travail et le capital. Le salariat fut restauré, à la seule différence qu’il prenait désormais le caractère d’un devoir envers l’État.
    Les soviets n’eurent plus qu’une fonction nominale. Ils furent transformés en institutions de pouvoir gouvernemental. « Vous devez devenir les cellules étatiques de base » déclara Lénine, le 27 juin 1918, au congrès des conseils d’usine. Ils furent réduits, selon les termes de Voline, au rôle d’« organes purement administratifs et exécutifs, chargés de petites besognes locales sans importance, entièrement soumis aux “directives” des autorités centrales : gouvernement et organes dirigeants du Parti ». Ils n’eurent même plus « l’ombre d’un pouvoir ». Au IIIe congrès des syndicats (avril 1920), le rapporteur, Lozovsky, avoua : « Nous avons renoncé aux vieilles méthodes de contrôle ouvrier et nous n’en avons gardé que le principe étatique. » Désormais ce « contrôle » était exercé par un organisme de l’État : l’Inspection ouvrière et paysanne.
    Les fédération d’industrie, de structure centraliste, avaient, d’abord, servi aux bolcheviks à encadrer et à subordonner les conseils d’usine, fédéralistes et libertaires par nature. Dès le 1er avril 1918, la fusion entre les deux types d’organisation était un fait accompli. Désormais les syndicats, surveillés par le parti, jouèrent un rôle disciplinaire. Celui des métallurgistes de Petrograd interdit les « initiatives désorganisatrices » des conseils d’usine et blâma leurs tendances des plus dangereuses à faire passer aux mains des travailleurs telle ou telle entreprise. C’était là, disait-on, imiter de la pire façon les coopératives de production « dont l’idée avait, depuis longtemps, fait faillite et qui ne manqueraient pas de se transformer en entreprises capitalistes ».
    « Toute entreprise laissée à l’abandon ou sabotée par un industriel, dont la production était nécessaire à l’économie nationale, devait être placée sous la gestion de l’État. Il était « inadmissible » que les travailleurs prissent en main des entreprises sans l’approbation de l’appareil syndical.
    Après cette première opération d’encadrement, les syndicats ouvriers furent, à leur tour, domestiqués, dépouillés de toute autonomie, épurés, leurs congrès différés, leurs membres arrêtés, leurs organisations dissoutes ou fusionnées en unités plus larges. Au terme de ce processus, toute orientation anarcho- syndicaliste fut anéantie, le mouvement syndical étroitement subordonné à l’État et au parti unique.
    Il en fut de même en ce qui concerne les coopératives de consommation. Au début de la Révolution, elles avaient surgi de partout, s’étaient multipliées, fédérées. Mais elles avaient le tort d’échapper au contrôle du parti et un certain nombre de social-démocrates (mencheviks) s’y étaient infiltrés. On commença par priver les magasins locaux de leurs moyens de ravitaillement et de transport, sous le prétexte de « commerce privé » et de « spéculation », ou même sans le moindre prétexte. Ensuite furent fermées d’un coup toutes les coopératives libres, et, à leur place, installées, bureaucratiquement, des coopératives d’État. Le décret du 20 mars 1919 absorba les coopératives de consommation dans le commissariat au ravitaillement et les coopératives de production industrielle dans le Conseil Supérieur de l’Économie. De nombreux coopérateurs furent jetés en prison.
    La classe ouvrière ne réagit ni assez vite ni assez vigoureusement. Elle était disséminée, isolée dans un immense pays arriéré et en grande majorité rural, épuisée par les privations et les luttes révolutionnaires, plus encore, démoralisée. Ses meilleurs éléments, enfin, l’avaient quittée pour les fronts de la guerre civile ou avaient été absorbés par l’appareil du parti et du gouvernement. Cependant assez nombreux furent les travailleurs qui se sentirent plus ou moins frustrés de leurs conquêtes révolutionnaires, privés de leurs droits, mis en tutelle, humiliés par l’arrogance ou l’arbitraire des nouveaux maîtres, et qui prirent conscience de la véritable nature du prétendu « État prolétarien ». Ainsi, au cours de l’été 1918, des ouvriers mécontents
    élurent, dans les usines de Moscou et de Petrograd, des délégués pris dans leur sein, cherchant ainsi à opposer leurs authentiques « conseils de délégués » aux soviets d’entreprises déjà captés par le pouvoir. Comme en témoigne Kollontaï, l’ouvrier sentait, voyait et comprenait qu’il était mis à l’écart. Il put comparer le mode de vie des fonctionnaires soviétiques avec la façon dont il vivait lui — lui sur lequel reposait, au moins en théorie, la « dictature du prolétariat ».
    Mais quand les travailleurs virent tout à fait clair, il était déjà trop tard. Le pouvoir avait eu le temps de s’organiser solidement et disposait de forces de répression capables de briser toute tentation d’action autonome des masses. Au dire de Voline, une lutte âpre mais inégale, qui dura quelque trois ans et resta à peu près ignorée hors de Russie, opposa une avant-garde ouvrière à un appareil étatique qui s’obstinait à nier le divorce consommé entre lui et les masses. De 1919 à 1921, les grèves se multiplièrent dans les grands centres, à Petrograd, surtout, et même à Moscou. Elles furent, comme on le verra plus loin, durement réprimées.
    A l’intérieur même du Parti dirigeant, une « Opposition ouvrière » surgit qui réclama le retour à la démocratie soviétique et à l’autogestion. Au Xe congrès du Parti, en mars 1921, l’un de ses porte-parole, Alexandra Kollontaï, distribua une brochure qui demandait pour les syndicats la liberté d’initiative et d’organisation ainsi que l’élection par un « congrès de producteurs », d’un organe central d’administration de l’économie nationale. L’opuscule fut confisqué et interdit. Lénine fit adopter par la presque unanimité des congressistes une résolution assimilant les thèses de l’Opposition ouvrière aux déviations petites-bourgeoises et anarchistes : « Le « syndicalisme », le « semi-anarchisme » des oppositionnels était, à ses yeux, un « danger direct » pour le monopole du pouvoir exercé par le Parti au nom du prolétariat.
    La lutte se poursuivit au sein de la direction de la centrale syndicale. Pour avoir soutenu l’indépendance des syndicats par rapport au Parti, Tomsky et Riazanov furent exclus du présidium et envoyés en exil, tandis que le principal dirigeant de l’Opposition ouvrière, Chliapnikov, subissait le même sort, bientôt suivi par l’animateur d’un autre groupe oppositionnel. G. I. Miasnikov. Cet authentique ouvrier, justicier en 1917 du grand-duc Michel, qui comptait quinze années de présence dans le parti et, avant la Révolution, plus de sept ans de prison et soixante-quinze jours de grève de la faim, avait osé, en novembre 1921, imprimer dans une brochure que les travailleurs avaient perdu confiance dans les communistes, parce que le Parti n’avait plus de langage commun avec la base et qu’il tournait maintenant contre la classe ouvrière les moyens de répression mis en œuvre, de 1918 à 1920, contre les bourgeois.

    LE RÔLE DES ANARCHISTES

    Dans ce drame, où une révolution de type libertaire fut transmuée en son contraire, quel rôle jouèrent les anarchistes russes ? La Russie n’avait guère de traditions libertaires. C’était à l’étranger que Bakounine et Kropotkine étaient devenus anarchistes. Ni l’un ni l’autre ne militèrent jamais comme anarchistes en Russie. Quant à leurs œuvres, elles avaient paru, au moins jusqu’à la Révolution de 1917, à l’étranger, souvent même en langue étrangère. Seuls quelques extraits en avaient été introduits clandestinement, difficilement, en Russie, en quantités très restreintes. Toute l’éducation sociale, socialiste et révolutionnaire des Russes n’avait absolument rien d’anarchiste. Tout au contraire, assure Voline, « la jeunesse russe avancée lisait une littérature qui, invariablement, présentait le socialisme sous un jour étatiste ». L’idée gouvernementale habitait les esprits : la social-démocratie allemande les avait contaminés.
    Les anarchistes n’étaient « qu’une petite poignée d’hommes sans influence » ; tout au plus quelques milliers. Leur mouvement, toujours selon Voline, était « encore bien trop faible pour avoir une influence immédiate et concrète sur les événements ». En outre, ils étaient, pour la plupart, des intellectuels, de tendances individualistes, trop peu mêlés au mouvement ouvrier. Nestor Makhno, qui, avec Voline, fit exception et, dans son Ukraine natale, œuvra au cœur des masses, écrit, sévèrement, dans ses Mémoires, que l’anarchisme russe « se trouva en queue des événements et même parfois tout à fait en dehors d’eux ».
    Pourtant il semble y avoir quelque injustice dans ce jugement. Le rôle des anarchistes ne fut nullement négligeable entre la Révolution de Février et la Révolution d’Octobre. Trotsky en convient à plusieurs reprises au cours de son Histoire de la Révolution russe. « Hardis » et « actifs » malgré leur petit nombre, ils furent des adversaires de principe de l’assemblée constituante à un moment où les bolcheviks n’étaient pas encore antiparlementaires. Bien avant le parti de Lénine, ils inscrivirent sur leurs drapeaux le mot d’ordre : Tout le pouvoir aux soviets. Ce furent eux qui animèrent le mouvement de socialisation spontanée du logement, souvent contre le gré des bolcheviks. Ce fut en partie sous l’impulsion de militants anarcho-syndicalistes que les ouvriers s’emparèrent des usines, avant même Octobre.
    Pendant les journées révolutionnaires qui mirent fin à la république bourgeoise de Kerensky, les anarchistes furent à la pointe du combat militaire, notamment au sein du régiment de Dvinsk qui, sous les ordres de vieux libertaires tels que Gratchoff et Fedotoff, délogea les « cadets » contre-révolutionnaires. Ce fut l’anarchiste Anatole Gelezniakoff, avec l’aide de son détachement, qui dispersa l’assemblée constituante : les bolcheviks ne firent que ratifier le fait accompli. De nombreux détachements de partisans, formés par des anarchistes ou conduits par eux (ceux de Mokrooussoff, de Tcherniak et autres), luttèrent sans trêve contre les armées blanches, de 1918 à 1920.
    Il n’y eut guère de ville importante qui ne comptât un groupe anarchiste ou anarcho-syndicaliste diffusant un matériel imprimé relativement considérable : journaux, magazines, tracts, brochures, livres. À Petrograd deux hebdomadaires, à Moscou un quotidien avaient un tirage de 25.000 exemplaires chacun. L’audience des anarchistes s’accrut au fur et à mesure que la Révolution s’approfondit, puis se détacha des masses.
    Le 6 avril 1918, le capitaine français Jacques Sadoul, en mission en Russie, écrivait dans un rapport : « Le parti anarchiste est le plus actif, le plus combatif des groupes de l’opposition et probablement le plus populaire (...). Les bolcheviks sont inquiets. » A la fin de 1918, affirme Voline, « cette influence devint telle que les bolcheviks, qui n’admettaient aucune critique, et encore moins une contradiction, s’inquiétèrent sérieusement ». Pour l’autorité bolchevique, rapporte Voline, « tolérer la propagande anarchiste équivalait (...) au suicide. Elle fit son possible pour empêcher d’abord, interdire ensuite, et supprimer finalement, par la force brutale toute manifestation des idées libertaires ».
    Le gouvernement bolchevique « commença par fermer brutalement les sièges des organisations libertaires, par interdire aux anarchistes toute propagande ou activité ». C’est ainsi que dans la nuit du 12 avril 1918, à Moscou, des détachements de gardes rouges, armés jusqu’aux dents, nettoyèrent, par surprise, vingt-cinq maisons occupées par les anarchistes. Ceux-ci, se croyant attaqués par des gardes blancs, ripostèrent à coups de feu. Puis, toujours selon Voline, le pouvoir passa rapidement « à des mesures plus violentes : la prison, la mise hors la loi, la mise à mort ». « Quatre ans durant, ce conflit tiendra en haleine le pouvoir bolchevique (...) jusqu’à l’écrasement définitif du courant libertaire manu militari (fin 1921). »
    La liquidation des anarchistes put être menée d’autant plus aisément qu’ils s’étaient divisés en deux fractions, l’une qui refusa d’être domestiquée, l’autre qui se laissa apprivoiser. Ces derniers invoquèrent la nécessité historique pour faire acte de loyalisme vis-à-vis du régime et approuver, au moins momentanément, ses actes dictatoriaux. Pour eux, il s’agissait, d’abord, de terminer victorieusement la guerre civile, d’écraser la contre-révolution.
    Tactique à courte vue, estimèrent les anarchistes intransigeants. Car, précisément, c’était l’impuissance bureaucratique de l’appareil gouvernemental, la déception et le mécontentement populaires qui alimentaient les mouvements contre-révolutionnaires. En outre, le pouvoir finissait par ne plus distinguer l’aile marchante de la Révolution libertaire, qui contestait ses moyens de domination, des entreprises criminelles de ses adversaires de droite. Accepter la dictature et la terreur, c’était, pour les anarchistes, qui allaient en être eux- mêmes les victimes, une politique de suicide. Enfin, le ralliement des anarchistes dits « soviétiques » facilita l’écrasement des autres, des irréductibles, qui furent traités de « faux » anarchistes, de rêveurs irresponsables n’ayant pas les pieds sur la terre, de stupides brouillons, de diviseurs, de fous furieux et, finalement, de bandits, de contre-révolutionnaires.
    Le plus brillant, donc le plus écouté, des anarchistes ralliés fut Victor-Serge. Employé du régime, il publia, en français, une brochure qui tentait de le défendre contre la critique anarchiste. Le livre qu’il écrivit plus tard, L’An I de la Révolution russe est pour une large part, une justification de la liquidation des soviets par le bolchevisme. Le parti — ou plutôt son élite dirigeante — y est présenté comme le cerveau de la classe ouvrière. C’est aux chefs dûment sélectionnés de l’avant-garde de découvrir ce que peut et doit faire le prolétariat. Sans eux les masses organisées dans les soviets ne seraient « qu’une poussière d’hommes aux aspirations confuses traversées de lueurs d’intelligence ».
    Victor-Serge était trop lucide, certes, pour se faire la moindre illusion sur la nature véritable du pouvoir soviétique Mais ce pouvoir était encore tout auréolé du prestige de la première révolution prolétarienne victorieuse ; il était honni par la contre-révolution mondiale ; et c’était une des raisons — la plus honorable — pour lesquelles Serge — comme tant d’autres révolutionnaires — crut devoir mettre un bœuf sur sa langue. Au cours de l’été 1921, il confia, dans le privé, à l’anarchiste Gaston Leval, venu à Moscou, dans la délégation espagnole, pour le IIIe congrès de l’Internationale communiste : « Le Parti communiste n’exerce plus la dictature du prolétariat mais sur le prolétariat. » De retour en France, Leval publia dans Le Libertaire des articles, où, s’appuyant sur des faits précis, il mit en parallèle ce que Victor-Serge lui avait glissé à l’oreille et ses propos publics qualifiés de « mensonges conscients ». Dans Living my Life, Emma Goldman, la libertaire américaine qui le vit à l’œuvre à Moscou, n’est pas non plus tendre pour Victor-Serge.

    LA « MAKCHNOVTCHINA »

    Si la liquidation des anarchistes urbains, petits noyaux impuissants, devait être relativement aisée, il n’en fut pas de même dans le sud de l’Ukraine où le paysan Nestor Makhno avait constitué une forte organisation anarchiste rurale, à la fois économique et militaire. Fils de paysans pauvres ukrainiens, Makhno avait vingt ans en 1919. Tout jeune, il avait participé à la Révolution de 1905 et était devenu anarchiste. Condamné à mort par le tsarisme, sa peine avait été commuée et les huit années qu’il passa, presque toujours aux fers, à la prison de Boutirki, avaient été sa seule école. Avec l’aide d’un codétenu, Pierre Archinoff, il combla, au moins en partie, les lacunes de son instruction.
    L’organisation autonome des masses paysannes dont il prit l’initiative, au lendemain d’Octobre, couvrait une région peuplée de 7 millions d’habitants, formant une sorte de cercle de 280 kilomètres de hauteur sur 250 de large. A son extrémité sud elle touchait à la mer d’Azov, où elle atteignait le port de Berdiansk. Son centre était Gulyai-Polyé, un gros bourg de 20 à 30.000 habitants. Cette région était traditionnellement rebelle. Elle avait été, en 1905, le théâtre de troubles violents.
    Tout avait commencé avec l’établissement, en Ukraine, d’un régime de droite, imposé par les armées d’occupation allemande et autrichienne et qui s’était empressé de rendre à leurs anciens propriétaires les terres que les paysans révolutionnaires venaient de leur enlever. Les travailleurs du sol défendirent leurs toutes récentes conquêtes les armes à la main. Ils les défendirent aussi bien contre la réaction que contre l’intrusion intempestive, à la campagne, des commissaires bolcheviques, et leurs trop lourdes réquisitions. Cette gigantesque jacquerie fut animée par un justicier, une sorte de Robin des Bois anarchiste, surnommé par les paysans : « Père Makhno ». Son premier fait d’armes fut la prise de Gulyai-Polyé, à la mi-septembre 1918. Mais l’armistice du 11 novembre amena le retrait des forces d’occupation germano-autrichiennes, en même temps qu’il offrit à Makhno une occasion unique de constituer des réserves d’armes et de stocks.
    Pour la première fois dans l’histoire, les principes du communisme libertaire furent mis en application dans l’Ukraine libérée et, dans la mesure où les circonstances de la guerre civile le permirent, l’autogestion pratiquée. Les terres disputées aux anciens propriétaires fonciers furent cultivées en commun par les paysans, groupés en « communes » ou « soviets de travail libres ». Les principes de fraternité et l’égalité y étaient observés. Tous, hommes, femmes, enfants devaient travailler dans la mesure de leurs forces. Les camarades élus aux fonctions de gestion, à titre temporaire, reprenaient ensuite leur travail habituel aux côtés des autres membres de la commune.
    Chaque soviet n’était que l’exécuteur des volontés des paysans de la localité qui l’avait élu. Les unités de production étaient fédérées en districts et les districts en régions. Les soviets étaient intégrés dans un système économique d’ensemble, basé sur l’égalité sociale. Ils devaient être absolument indépendants de tout parti politique. Aucun politicien ne devait y dicter ses volontés sous le couvert du pouvoir soviétique. Leurs membres devaient être des travailleurs authentiques, au service exclusif des intérêts des masses laborieuses.
    Lorsque les partisans makhnovistes pénétraient dans une localité, ils apposaient des affiches où l’on pouvait lire : « La liberté des paysans et des ouvriers appartient à eux-mêmes et ne saurait souffrir aucune restriction. C’est aux paysans et aux ouvriers eux-mêmes d’agir, de s’organiser, de s’entendre entre eux dans tous les domaines de leur vie, comme ils le conçoivent eux-mêmes et comme ils le veulent (...). Les makhnovistes ne peuvent que les aider, leur donnant tel ou tel avis ou conseil (...). Mais ils ne peuvent ni ne veulent en aucun cas les gouverner. »
    Quand, plus tard, à l’automne de 1920, les hommes de Makhno furent amenés à conclure, d’égal à égal, un accord éphémère avec le pouvoir bolchevique, ils insistèrent pour l’adoption de l’additif suivant : « Dans la région où opérera l’armée makhnoviste, la population ouvrière et paysanne créera ses institutions libres pour l’autoadministration économique et politique ; ces institutions seront autonomes et liées fédérativement — par pactes — avec les organes gouvernementaux des Républiques soviétiques. » Abasourdis, les négociateurs bolcheviques disjoignirent cet additif de l’accord, afin d’en référer à Moscou, où, bien entendu, il fut jugé « absolument inadmissible ».
    Une des faiblesses relatives du mouvement makhnoviste était l’insuffisance d’intellectuels libertaires dans son sein. Mais, au moins par intermittence, il fut aidé, du dehors. Tout d’abord, de Kharkov et de Koursk, par les anarchistes qui, à la fin de 1918, avaient fusionné en un cartel dit Nabat (le Tocsin), animé par Voline. En avril 1919, ils tinrent un congrès où ils se prononcèrent « catégoriquement et définitivement contre toute participation aux soviets, devenus des organismes purement politiques, organisés sur une base autoritaire, centraliste, étatique ». Ce manifeste fut considéré par le gouvernement bolchevique comme une déclaration de guerre et le Nabat dut cesser toute activité. Par la suite, en juillet, Voline réussit à rejoindre le quartier général de Makhno où, de concert avec Pierre Archinoff, il prit en charge la section culturelle et éducative du mouvement. Il présida un de ses congrès, celui tenu en octobre, à Alexandrovsk. Des Thèses générales précisant la doctrine des « soviets libres » y furent adoptées.
    Les congrès groupaient à la fois des délégués des paysans et des délégués des partisans. En effet, l’organisation civile était le prolongement d’une armée insurrectionnelle paysanne, pratiquant la tactique de la guérilla. Elle était remarquablement mobile, capable de parcourir jusqu’à cent kilomètres par jour, non seulement du fait de sa cavalerie, mais grâce aussi à son infanterie qui se déplaçait dans de légères voitures hippomobiles, à ressorts. Cette armée était organisée sur les bases, spécifiquement libertaires du volontariat, du principe électif, en vigueur pour tous les grades, et de la discipline librement consentie : les règles de cette dernière, élaborées par des commissions de partisans, mis validées par des assemblées générales, étaient rigoureusement observées par tous.
    Les corps francs de Makhno donnèrent du fil à retordre aux armées « blanches » interventionnistes. Quant aux unités de gardes-rouges des bolcheviks, elles étaient assez peu efficaces. Elles se battaient seulement le long des voies ferrées sans jamais s’éloigner de leurs trains blindés, se repliant au premier échec, s’abstenant souvent de rembarquer leurs propres combattants. Aussi inspiraient-elles peu de confiance aux paysans qui, isolés dans leurs villages et privés d’armes, eussent été à la merci des contre-révolutionnaires.
    « L’honneur d’avoir anéanti, en automne de l’année 1919, la contre-révolution de Denikine revient principalement aux insurgés anarchistes », écrit Archinoff, le mémorialiste de la makhnovtchina.
    Mais Makhno refusa toujours de placer son armée sous le commandement suprême de Trotsky, chef de l’Armée Rouge, après la fusion dans cette dernière des unités de gardes-rouges. Aussi le grand révolutionnaire crut-il devoir s’acharner contre le mouvement insurrectionnel. Le 4 juin 1919, il rédigea un ordre, par lequel il interdit le prochain congrès des makhnovistes, accusés de se dresser contre le pouvoir des Soviets en Ukraine, stigmatisa toute participation au congrès comme un acte de « haute trahison » et prescrivit l’arrestation de ses délégués. Inaugurant une procédure qu’imiteront, dix-huit ans plus tard, les staliniens espagnols contre les brigades anarchistes, il refusa des armes aux partisans de Makhno, se dérobant au devoir de leur porter assistance, pour ensuite les accuser de trahir et de se laisser battre par les troupes blanches.
    Cependant les deux armées se retrouvèrent d’accord, par deux fois, lorsque la gravité du péril interventionniste exigea leur action commune, ce qui se produisit, d’abord, en mars 1919 contre Denikine, puis au cours de l’été et de l’automne 1920, quand menacèrent les forces blanches de Wrangel que, finalement, Makhno détruisit. Mais, aussitôt le danger extrême conjuré, l’Armée Rouge reprenait les opérations militaires contre les partisans de Makhno, qui lui rendaient coup pour coup.
    A la fin de novembre 1920, le pouvoir n’hésita pas à organiser un guet-apens. Les officiers de l’armée makhnoviste de Crimée furent invités par les bolcheviks à participer à un conseil militaire. Ils y furent aussitôt arrêtés par la police politique, la Tchéka, et fusillés, leurs partisans désarmés. En même temps une offensive en règle était lancée contre Gulyai-Polyé. La lutte — une lutte de plus en plus inégale — entre libertaires et « autoritaires » dura encore neuf mois. Mais, à la fin, mis hors de combat par des forces très supérieures en nombre et mieux équipées, Makhno dut abandonner la partie. Il réussit à se réfugier en Roumanie en août 1921, puis à gagner Paris, où il mourut plus tard, malade et indigent. Ainsi se terminait l’épopée de la makhnovtchina, prototype, selon Pierre Archinoff, d’un mouvement indépendant des masses laborieuses et, de ce fait, source d’inspiration future pour les travailleurs du monde.

    CRONSTADT

    Les aspirations des paysans révolutionnaires makhnovistes étaient assez semblables à celles qui poussèrent conjointement à la révolte, en février-mars 1921, les ouvriers de Petrograd et les matelots de la forteresse de Cronstadt. Les travailleurs urbains souffraient, à la fois, de conditions matérielles devenues intolérables du fait de la pénurie de vivres, de combustibles, de moyens de transport et d’un régime de plus en plus dictatorial et totalitaire, qui écrasait la moindre manifestation de mécontentement. A fin février, des grèves éclatèrent à Petrograd, Moscou et dans quelques autres centres industriels. Les travailleurs, marchant d’une entreprise à l’autre, fermant les usines, attirant dans leurs cortèges de nouveaux contingents d’ouvriers, réclamaient pain et liberté. Le pouvoir répondit par une fusillade, les travailleurs de Petrograd par un meeting de protestation, qui rassembla 10.000 ouvriers.
    Cronstadt était une base navale insulaire, à trente kilomètres de Petrograd, dans le golfe de Finlande, gelé en hiver. Elle était peuplée de matelots et de plusieurs milliers d’ouvriers occupés dans les arsenaux de la marine militaire. Les marins de Cronstadt avaient joué un rôle d’avant-garde dans les péripéties révolutionnaires de 1917. Ils avaient été, selon les termes de Trotsky « l’orgueil et la gloire de la Révolution russe ». Les habitants civils de Cronstadt formaient une commune libre, relativement indépendante du pouvoir. Au centre de la forteresse une immense place publique jouait le rôle d’un forum populaire pouvant contenir 30.000 personnes.
    Certes, les matelots n’avaient plus, en 1921, les mêmes effectifs ni la même composition révolutionnaire qu’en 1917 ; ils étaient, bien plus que leurs prédécesseurs, issus de la paysannerie ; mais ils avaient conservé l’esprit militant et, du fait de leurs performances antérieures, le droit de participer activement aux réunions ouvrières de Petrograd. Aussi envoyèrent-ils aux travailleurs en grève de l’ancienne capitale des émissaires, qui furent refoulés par les forces de l’ordre. Au cours de deux meetings de masses tenus sur le forum, ils reprirent à leur compte les revendications des grévistes. A la seconde réunion, le 1er mars, ils étaient 16.000 présents, marins, travailleurs et soldats, et nonobstant la présence du chef de l’État, le président de l’exécutif central, Kalinine, ils adoptèrent une résolution demandant la convocation, en dehors des partis politiques, dans les dix jours suivants, d’une conférence des ouvriers, soldats rouges et marins de Petrograd, de Cronstadt et de la province de Petrograd. En même temps ils exigeaient l’abolition des « officiers politiques », aucun parti politique ne devant avoir de privilèges, ainsi que la suppression des détachements communistes de choc dans l’armée et de la « garde communiste » dans les usines.
    C’était bel et bien le monopole du parti dirigeant qui était visé. Un monopole que les rebelles de Cronstadt n’hésitaient pas à qualifier d’« usurpation ». Feuilletons, pour le résumer, le journal officiel de cette nouvelle Commune, les Izvestia de Cronstadt. Laissons parler les matelots en colère. Le Parti communiste, après s’être arrogé le pouvoir, n’avait, selon eux, qu’un souci : le conserver par n’importe quel moyen. Il s’était détaché des masses. Il s’était révélé impuissant à tirer le pays d un état de débâcle générale. Il avait perdu la confiance des ouvriers. Il était devenu bureaucratique. Les soviets, dépouillés de leur pouvoir, étaient falsifiés, accaparés et manipulés, les syndicats étatisés. Une machine policière omnipotente pesait sur le peuple, dictant sa loi par des fusillades et la pratique de la terreur. Sur le plan économique régnait, au lieu et place du socialisme annoncé, basé sur le travail libre, un dur capitalisme d’État. Les ouvriers étaient de simples salariés de ce trust national, des exploités, tout comme naguère. Les sacrilèges de Cronstadt allaient jusqu’à contester l’infaillibilité des chefs suprêmes de la Révolution. Ils se gaussaient, avec irrévérence, de Trotsky, et même, de Lénine. Au-delà de leurs revendications immédiates : restauration des libertés, élections libres à tous les organes de la démocratie soviétique, ils visaient un objectif d’une portée plus lointaine et d’un contenu nettement anarchiste : une « troisième Révolution. »
    Les rebelles, en effet, entendaient demeurer sur le terrain révolutionnaire. Ils s’engageaient à veiller sur les conquêtes de la révolution sociale. Ils affirmaient n’avoir rien de commun avec ceux qui auraient voulu « rétablir le knout du tsarisme », et, s’ils ne cachaient pas leur intention de renverser le pouvoir des « communistes », ce n’était pas pour que « les ouvriers et les paysans redeviennent esclaves ». Ils ne coupaient pas non plus tous les ponts entre eux et le régime, avec lequel ils espéraient encore « pouvoir trouver un langage commun ». Enfin, s’ils réclamaient la liberté d’expression, ce n’était pas pour n’importe qui, mais seulement pour des partisans sincères de la Révolution : anarchistes et « socialistes de gauche » (formule qui excluait les social-démocrates ou mencheviks).
    Mais l’audace de Cronstadt allait beaucoup plus loin que ne le pouvaient supporter un Lénine, un Trotsky. Les chefs bolcheviks avaient identifié, une fois pour toutes, la Révolution avec le Parti communiste et tout ce qui allait à l’encontre de ce mythe ne pouvait être, à leurs yeux, que « contre-révolutionnaire ». Ils virent toute l’orthodoxie marxiste-léniniste s’effilocher. Cronstadt leur parut d’autant plus effrayant qu’ils gouvernaient au nom du prolétariat et que, soudain, leur pouvoir était contesté par un mouvement qu’ils savaient authentiquement prolétarien. Au surplus, Lénine s’en tenait à la notion quelque peu simpliste qu’une restauration tsariste était la seule alternative à la dictature de son Parti. Les hommes d’État du Kremlin de 1921 raisonnèrent comme, plus tard, ceux de l’automne 1956 : Cronstadt fut la préfiguration de Budapest.
    Trotsky, l’homme « à la poigne de fer », accepta de prendre personnellement la responsabilité de la répression. « Si vous persistez, on vous canardera comme des perdreaux », fit-il savoir, par la voie des ondes, aux « mutins ». Les matelots furent traités de « blanc-gardistes », de complices des puissances occidentales interventionnistes et de la « Bourse de Paris ». Leur soumission serait obtenue par la force des armes. Ce fut sans succès que les anarchistes Emma Goldman et Alexandre Berkman, qui avaient trouvé asile dans la patrie des travailleurs, après avoir été déportés des États-Unis, firent valoir, dans une lettre pathétique adressée à Zinoviev, que l’usage de la force ferait « un tort incalculable à la Révolution sociale » et adjurèrent les « camarades bolcheviks » de régler le conflit par une négociation fraternelle. Quant aux ouvriers de Petrograd terrorisés, soumis à la loi martiale, ils ne purent se porter au secours de Cronstadt.
    Un ancien officier tsariste, le futur maréchal Toukhatchevsky, fut chargé de commander un corps expéditionnaire composé de troupes qu’il avait fallu trier sur le volet, car nombre de soldats rouges répugnaient à tirer sur leurs frères de classes. Le 7 mars commença le bombardement de la forteresse. Sous le titre : « Que le monde sache ! » les assiégés lancèrent un appel ultime : « Le sang des innocents retombera sur la tête des communistes, fous furieux enivrés par le pouvoir. Vive le pouvoir des Soviets ! » Se déplaçant sur la glace du golfe de Finlande, les assiégeants réduisirent, le 18 mars, la « rébellion », dans une orgie de massacres.
    Les anarchistes n’avaient guère joué de rôle dans l’affaire. Cependant le comité révolutionnaire de Cronstadt avait invité à le rejoindre deux libertaires : Yartchouk (animateur du soviet de Cronstadt en 1917) et Voline ; en vain, car ils étaient, à ce moment, détenus par les bolcheviks. Comme l’observe Ida Mett, historienne de La Révolte de Cronstadt, l’influence anarchiste ne s’y exercera « que dans la mesure où l’anarchisme propageait lui aussi l’idée de la démocratie ouvrière ». Mais, s’ils n’intervinrent pas directement dans l’événement, les anarchistes s’en réclamèrent : « Cronstadt, écrivit plus tard Voline, fut la première tentative populaire entièrement indépendante pour se libérer de tout joug et réaliser la Révolution sociale : tentative faite directement, (...) par les masses laborieuses elles-mêmes, sans « bergers politiques », sans « chefs » ni « tuteurs ». Et Alexandre Berkman : « Cronstadt fit voler en éclats le mythe de l’État prolétarien ; il apporta la preuve qu’il y avait incompatibilité entre la dictature du Parti communiste et la Révolution. »

    L’ANARCHISME MORT ET VIVANT

    Bien que les anarchistes n’aient pas joué un rôle direct dans le soulèvement de Cronstadt, le régime profita de cet écrasement pour en finir avec une idéologie qui continuait à les effrayer. Quelques semaines plus tôt, le 8 février, le vieux Kropotkine était mort sur le sol russe, et sa dépouille avait été l’objet de funérailles imposantes. Elle fut suivie par un immense convoi d’environ cent mille personnes. Mêlés aux drapeaux rouges, les drapeaux noirs des groupes anarchistes flottaient au-dessus de la foule et l’on pouvait y lire en lettres de feu : « Où il y a autorité il n’y a pas de liberté. » Ce fut, racontent les biographes du disparu, « la dernière grande manifestation contre la tyrannie bolchevique et bien des gens y prenaient part autant pour réclamer la liberté que pour rendre hommage au grand anarchiste ».
    Après Cronstadt, des centaines d’anarchistes furent arrêtés. Quelques mois plus tard, une libertaire, Fanny Baron, et huit de ses camarades, devaient être fusillés dans les caves de la prison de la Tchéka, à Moscou.
    L’anarchisme militant avait reçu le coup de grâce. Mais, hors de Russie, les anarchistes qui avaient vécu la Révolution russe entreprirent le vaste travail de critique et de révision doctrinales qui revigora et rendit plus concrète la pensée libertaire. Dès le début de septembre 1920, le congrès du cartel anarchiste d’Ukraine, dit Nabat, avait rejeté catégoriquement l’expression « dictature du prolétariat » qu’il voyait conduire fatalement à la dictature sur la masse d’une fraction du prolétariat, celle retranchée dans le Parti, des fonctionnaires et d’une poignée de chefs. Peu avant de disparaître, dans un Message aux travailleurs d’Occident, Kropotkine avait dénoncé avec angoisse la montée d’une « formidable bureaucratie » : « Pour moi, cette tentative d’édifier une république communiste sur des bases étatistes fortement centralisées, sous la loi de fer de la dictature d’un parti, s’est achevée en un fiasco formidable. La Russie nous enseigne comment ne doit pas s’imposer le communisme. »
    Dans son numéro des 7-14 janvier 1921, le journal français Le Libertaire faisait publier un appel pathétique des anarcho-syndicalistes russes au prolétariat mondial : « Camarades, mettez fin à la domination de votre bourgeoisie tout comme nous l’avons fait ici. Mais ne répétez pas nos erreurs : ne laissez pas le communisme d’État s’établir dans vos pays ! »
    Sur cette lancée, l’anarchiste allemand Rudolf Rocker rédigea, dès 1920, et publia, en 1921, La Banqueroute du Communisme d’État, la première analyse politique qui ait été faite de la dégénérescence de la Révolution russe. A ses yeux, ce n’était pas la volonté d’une classe qui trouvait son expression dans la fameuse « dictature du prolétariat », mais la dictature d’un parti prétendant parler au nom d’une classe et s’appuyant sur la force des baïonnettes. « Sous la dictature du prolétariat s’est développée en Russie une nouvelle classe, la commissarocratie, dont l’oppression est ressentie par les larges masses tout autant que jadis celle des tenants de l’ancien régime. » En subordonnant systématiquement tous les éléments de la vie sociale à la toute-puissance d’un gouvernement doté de toutes les prérogatives, « on ne pouvait qu’aboutir à cette hiérarchie de fonctionnaires qui fut fatale à l’évolution de la Révolution russe. » Les bolcheviks n’ont pas seulement emprunté l’appareil de l’État à l’ancienne société, ils lui ont donné une toute-puissance que ne s’arroge aucun autre gouvernement. »
    En juin 1922, le groupe des anarchistes russes exilés en Allemagne, sous la plume de A. Gorielik, A. Komoff et Voline, publia à Berlin un petit livre révélateur : Répression de l’anarchisme en Russie soviétique. Une traduction française, due à Voline, en parut au début de 1923. On y trouvait, classé alphabétiquement, un martyrologe de l’anarchisme russe. Alexandre Berkman, en 1921 et 1922, Emma Goldman, en 1922 et 1923, publièrent coup sur coup plusieurs brochures sur les drames auxquels ils avaient assisté en Russie. A leur tour, les rescapés du makhnovisme réfugiés en Occident, Pierre Archinoff et Nestor Makhno lui-même, produisirent leurs témoignages. Beaucoup plus tard, au cours de la deuxième guerre mondiale, furent rédigés, avec la maturité d’esprit que conférait le recul des années, les deux grands ouvrages libertaires classiques sur la Révolution russe, celui de G.P. Maximoff, celui de Voline.
    Pour Maximoff, dont le témoignage a paru en langue anglaise, les leçons du passé apportent la certitude d’un avenir meilleur. La nouvelle classe dominante de l’U.R.S.S. ne peut et ne doit vivre éternellement. Le socialisme libertaire lui succédera. Les conditions objectives poussent à cette évolution : « Est-il concevable (.. ) que les travailleurs veuillent le retour des capitalistes dans les entreprises ? Jamais ! Car c’est précisément contre l’exploitation par l’État et ses bureaucrates qu’ils se rebellent. » Ce que les travailleurs veulent, c’est remplacer cette gestion autoritaire de la production par leurs propres conseils d’usine, c’est unir les conseils en une vaste fédération nationale. Ce qu’ils veulent, c’est l’autogestion ouvrière. De même les paysans ont compris qu’il ne saurait être question de revenir à l’économie individuelle. La seule solution, c’est l’agriculture collective, la collaboration des collectivités rurales avec les conseils d’usine et les syndicats : en un mot, l’expansion du programme de la Révolution d’Octobre dans la liberté.
    Toute tentative inspirée de l’exemple russe, affirme hautement Voline, ne pourrait aboutir qu’à un « capitalisme d’État basé sur une odieuse exploitation des masses », le « pire des capitalismes et qui n’a absolument aucun rapport avec la marche de l’humanité vers la société socialiste ». Elle ne pourrait que promouvoir « la dictature d’un parti qui aboutit fatalement à la Répression de toute liberté de parole, de presse, d’organisation et d’action, même pour les courants révolutionnaires, sauf pour le parti au pouvoir », qu’à une « inquisition sociale » qui étouffe « le souffle même de la Révolution ». Et Voline de soutenir que Staline « n’est pas tombé de la lune ». Staline et le stalinisme ne sont, à ses yeux, que la conséquence logique du système autoritaire fondé et établi de 1918 à 1921. « Telle est la leçon mondiale de la formidable et décisive expérience bolchevique : leçon qui fournit un puissant appui à la thèse libertaire et qui sera bientôt, à la lumière des événements, comprise par tous ceux qui peinent, souffrent, pensent et luttent. »

    Extrait de "L’anarchisme" de Daniel Guérin,1965.
    http://inventin.lautre.net/livres.html#Guerin

  • Octobre 1917 côté femmes : quand Alexandra Kollontaï prônait l’amour verre d’eau et la monogamie successive
    http://information.tv5monde.com/terriennes/octobre-1917-cote-femmes-quand-alexandra-kollontai-pronait-l-a

    A la veille de la révolution d’octobre (novembre dans le calendrier russe grégorien), Vladimir Ilitch Lenine ne pensait pas qu’aux formes de redistribution économique et sociale. Avec sa « vieille » complice Alexandra Kollontaï, ils redessinaient les relations amoureuses entre les femmes et les hommes. Et c’était tout sauf triste

    #révolution_russe #1917 #féminisme ?

  • #Octobre_17. Alexandra Kollontaï, l’émancipation des femmes expliquée à Lénine
    https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/170717/octobre-17-alexandra-kollontai-l-emancipation-des-femmes-expliquee-lenine

    Alexandra Kollontaï © (dr) Pour le centenaire de la révolution russe, Mediapart vous propose 14 portraits, 14 destins exceptionnels forgés dans la tourmente révolutionnaire de Petrograd. Premier personnage : Alexandra Kollontaï. Elle fut bien plus que la grande diplomate encore célébrée en Russie. Elle réussit à s’imposer à Lénine et aux cadres bolcheviks par sa fougue militante et ses réflexions sur la liberté sexuelle et le rôle social des femmes.

    #Culture-Idées #Alexandra_Kollontaï

  • J’ai donc donné mon deuxième cours hier soir à l’UPop Montréal, Une histoire populaire en chansons, consacré aux Chansons Historiques et à des héro.ine.s comme Abdel Kader, Rosa Parks, Che Guevara, Angela Davis, Steven Biko, Thomas Sankara, Fares Odeh, Um Nyobe, Amilcar Cabral, Norbert Zongo, Toussaint Louverture, Alexandra Kollontaï ou Cheikh Anta Diop.
    http://www.upopmontreal.com/hiver-2017/une-histoire-populaire-en-chansons

    Moins de discussions qu’au premier cours, mais un public attentif et une bonne ambiance.
    http://entrelesoreilles.blogspot.ca/2017/03/elo270-chansons-historiques.html

    Dans deux demaines, le troisième cours sera consacré aux Chansons révolutionnaires. Pour vous consoler de l’avoir raté, ou pour raviver vos souvenirs, voici donc la playlist d’hier soir :
    https://www.youtube.com/playlist?list=PLkeA_mTMOkTv0pa55INvgpGV0Q4c28azb

    #Musique #Musique_et_politique #Histoire
    #Shameless_autopromo

  • Alexandra Kollontaï : une vie révolutionnaire pour l’émancipation des femmes
    http://www.revolutionpermanente.fr/Alexandra-Kollontai-une-vie-revolutionnaire-pour-l-emancipation

    Ses apports aux débats concernant l’émancipation des femmes sont un héritage important pour le mouvement révolutionnaire. Elle a théorisé les nouvelles formes de relations sexuelles et affectives qui commençaient à émerger au sein de la révolution, dédiant à l’amour et à la morale un grand nombre de ses écrits. Pour autant, son activité militante ne se limitait pas à ce domaine. Du jour où elle s’est engagée comme marxiste-révolutionnaire jusqu’à sa mort, sa trajectoire dans le mouvement socialiste fut longue et intense.

    #féministe #Russie #révolution #féminisme #luttes

  • Glòria Casas Vila : A propos de la prétention de la mairie de Barcelone à réguler « le travail du sexe volontaire »

    https://ressourcesprostitution.wordpress.com/2016/02/05/a-propos-de-la-pretention-de-la-mairie-de-barcelon

    Depuis la création de la Plateforme Catalane pour le Droit à ne pas être Prostituées, dont je suis membre et que j’ai aidé à fonder, nous nous sommes toujours opposées à toutes sortes de politiques prohibitionnistes qui criminalisent les personnes prostituées. Et c’est pour cela que je suis contente de voir que la Mairie de Barcelone a pris l’initiative (enfin !) d’arrêter de pénaliser et mettre des amendes aux femmes en situation de prostitution, comme le prévoyait l’Ordonnance du Civisme en vigueur à Barcelone depuis 2006. Cette ordonnance, ainsi que la Loi 10/2011 qui pénalise les femmes prostituées sur les routes, sont des mesures prohibitionnistes que nous avons toujours énergiquement dénoncé. Depuis une perspective féministe, c’est une honte que des personnes en situation de précarité extrême soient, en plus, punies par l’administration publique. Nous disons NON face à la criminalisation de la pauvreté (qui, comme nous le savons, touche davantage les femmes).

    D’un autre côté, nous sommes aussi farouchement opposées à l’illusion de pouvoir réguler, à n’importe quel niveau (municipal, communauté autonome, État), le “travail sexuel volontaire”, puisque nous nous opposons à la réglementation de la prostitution. C’est précisément l’esprit de la lutte abolitionniste féministe, une lutte que la majorité des gens ne connaît pas ou confond avec le prohibitionnisme. L’abolitionnisme féministe revendique l’abolition de la réglementation de la prostitution . Parce que la réglementation, qui au fil de l’Histoire a été pratiquée via des contrôles sanitaires et policiers humiliants sur les personnes prostituées (et jamais sur ceux appelés à tort “clients”), NE CRÉE PAS d’amélioration concrète dans la vie de ces dernières. Et nous avons des centaines d’exemples, parce qu’autant au XIXème siècle qu’au XXème et au XXIème la prostitution a fait l’objet de diverses réglementations. L’abolitionnisme et les critiques de la prostitution en tant qu’institution patriarcale et capitaliste ont été formulées par des femmes en lutte aussi diverses que Joséphine Butler (Angleterre), Louise Michel (France), Alexandra Kollontaï (Russie), “Mujeres libres” (Femmes Libres) dans notre pays l’Espagne, etc.

    Traduction : Tradfem
    Original (espagnol) : https://acciofeminista26n.wordpress.com/2016/01/28/sobre-la-pretension-del-ayuntamiento-de-barcelona-de-re

    #Glòria_Casas_Vila est sociologue et activiste féministe.

    #prostitution #Barcelone #tradfem #Ressources_Prostitution

  • Pour une histoire du mouvement ouvrier féminin en Russie
    http://revueperiode.net/pour-une-histoire-du-mouvement-ouvrier-feminin-en-russie

    Alexandra Kollontaï (1872-1952) est la plus célèbre théoricienne et militante féministe bolchévique. Dans ce texte, extrait d’une brochure publié en 1920, à l’époque où elle forme avec Alexandre Chliapnikov l’Opposition ouvrière au sein du Parti communiste, Kollontaï retrace une histoire du mouvement ouvrier féminin en Russie depuis le dernier quart du XIXe siècle jusqu’à 1908, année du premier Congrès pan-russe des femmes. Conférant un rôle décisif à la révolution de 1905, elle poursuit à travers cet essai historiographique un objectif théorique et politique clair : montrer que l’émancipation des femmes du prolétariat est inatteignable par les voies du « féminisme » (bourgeois) et qu’émancipation ouvrière et émancipation féminine, sans se confondre, sont organiquement (...)

    #Uncategorized #féminisme #révolution_russe

  • Theses on Communist Morality in the Sphere of Marital Relations, by Alexandra Kollontai, 1921
    http://www.american-buddha.com/NAZIS.thesescommmorality.htm

    As regards sexual relations, communist morality demands first of all an end to all relations based on financial or other economic considerations. The buying and selling of caresses destroys the sense of equality between the sexes, and thus undermines the basis of solidarity without which communist society cannot exist. Moral censure is consequently directed at prostitution in all its forms and at all types of marriage of convenience, even when recognised by Soviet law.

    Ce texte de la grande féministe soviétique Alexandra Kollontaï se trouve dans une collection de livres, texte est images et électroniques pour le moins éclectique pour ne pas l’appeller conspirationniste.

    L’ American Buddha contient des oeuvres remarquables (Brave New World, ...) et bizarrres (The True Men in Black, SECRET RITUALS OF THE MEN IN BLACK, ...).
    A éviter si on cherche des informations cohérentes mais un vrai plaisir si on a l’intention de passer une après midi de libre en plongeant dans un monde de fous raisonnables.

    http://www.american-buddha.com/site.map.htm

    #livres #art

  • Alexandra Kollontaï, la première femme « ambassadeur » | André Pierre
    http://www.monde-diplomatique.fr/1954/05/PIERRE/21163

    Dans le domaine du féminisme la Russie tient deux records. C’est une Russe, Sophie Kovalevski, qui a été la première femme professeur d’université et c’est une Russe encore, Alexandra Kollontaï, qui a pour la première fois gravi les degrés de la carrière diplomatique pour devenir ambassadeur. Par une (...) / #URSS, #Femmes, #Personnalités, #Diplomatie, #Biographie - 1954/05

    #1954/05