person:bernard cerquiglini

  • Qui a peur de la langue française ? | AOC media - Analyse Opinion Critique
    https://aoc.media/opinion/2019/06/04/qui-a-peur-de-la-langue-francaise

    Si l’on peut comprendre les mécanismes affectifs des sujets parlants, le problème est différent lorsque certaines personnes entretiennent ou légitiment ces affects en se posant comme des experts ou des professionnels de la langue. C’est le cas de l’Académie française, dont les compétences en linguistique relèvent du mythe. Mais c’est aussi le problème des publications à succès qui déplorent la mort imminente de la langue, sans s’embarrasser de la moindre justification scientifique. Certaines stratégies éditoriales mettent systématiquement en avant ces contributions. Tout ouvrage démagogique sur le français, émaillé de métaphores dramatiques de la langue martyrisée, à la chair rongée, malmenée, violée (employées par exemple aussi bien par Michael Edwards, Jean-Michel Delacomptée, Alain Borer, etc) a de fortes chances de bénéficier d’un retour élogieux dans le Figaro.

    Pour Bernard Cerquiglini, excédé par la rengaine servie par Alain Finkielkraut sur la mort de la langue française, non seulement ce discours décliniste et réactionnaire n’est pas nouveau (il existe depuis au moins le XVIIIe siècle), mais il est devenu un véritable « fonds de commerce ». Personne ou presque ne relève les inepties des grands déplorateurs, même lorsqu’elles sont grossières. Ainsi Delacomptée (auteur de Notre langue française, Fayard, 2018) fantasme sur le fait que les jeunes de Sartrouville de son temps auraient « respecté » la langue française, sans inventer de nouveaux mots comme les « jeunes des cités » actuels, ce qui est bien entendu aberrant, les jeunes ayant toujours fait évoluer la langue. De même, Finkielkraut (académicien) a pu déclarer sérieusement, lors d’un petit déjeuner organisé par l’UMP, qu’on ne pouvait pas avoir d’accent autre que le sien lorsqu’on nait en France (bonjour, Marseille !), tout en mélangeant allègrement des notions aussi peu solides que « accent beur » et « vote musulman ».

    Ce discours décliniste repose souvent sur des idéologies politiques. Ceux-là même qui, la main sur le cœur, disent aimer et défendre la langue française se servent souvent de la langue française comme prétexte pour mieux taper sur des cibles, qui sont très souvent les jeunes et les étrangers, les deux catégories étant de nos jours réunies sous la dénomination bien floue de « jeunes-de-cité ». Ainsi, le linguiste Alain Bentolila diffuse régulièrement, depuis une dizaine d’années, ce qu’il sait être une intox : l’idée selon laquelle certains jeunes ne possèderaient que 300 à 400 mots de vocabulaire. Bentolila ne s’appuie sur aucune étude scientifique et pour cause : 300 à 400 mots, c’est le vocabulaire d’un·e enfant de deux ans ! Il est rigoureusement impossible de trouver un ou une adulte francophone (sauf cas de pathologie langagière lourde) ne possédant que 300 à 400 mots de vocabulaire, quel que soit son milieu, quelle que soit sa classe sociale. Pourquoi alors répandre une telle intox ?

    On peut reconstruire le faux lien logique de Bentolila : certains jeunes n’ont pas de vocabulaire, ils sont alors violents (le rapport entre capacité d’expression et violence est pourtant bien plus complexe qu’un décompte de mots…). Et qui seraient ces jeunes violents sans vocabulaire ? Les « jeunes-de-cité » bien sûr. De même, les discours de Finkielkraut rejoignent des fantasmes sur l’arabisation du français, un épouvantail idéologique plutôt qu’une constatation linguistique. En effet, les études sérieuses sur le sujet ne relèvent que des emprunts de vocabulaire à la langue arabe, ce qui n’a rien de spectaculaire : le français a toujours emprunté à de nombreuses langues, sans que cela représente un quelconque danger.

    Est-ce à dire que critiquer tel mot ou tel usage fait de vous un·e horrible réactionnaire ? Les choses ne sont pas aussi simples. Se saisir de la langue, cela ne veut pas dire tenir un discours béat qui considère que toute évolution est bonne à prendre.

    Prenons l’exemple de l’anglais et de la vague des mots en –ing mis à l’honneur dans les magazines féminins qui parlent de showering, de bronzing, de juicing, de bath cooking, etc. On rencontre également ces mots dans le vocabulaire du travail et de l’entreprise, où on peut parler de co–lunching plutôt que de déjeuner. Mais est-ce vraiment l’anglais qui nous agace avec ces mots, ou plutôt ce que cette utilisation de l’anglais représente : une façon de glamouriser ce qui est bien peu glamour ? Le bath cooking parait être ainsi une tentative de « rendre cool » le fait de devoir prévoir ses menus sur une semaine… De même, parler du fait de cumuler plusieurs emplois comme d’un slashing permet de masquer une réalité économique difficile derrière des mots qui dessinent l’image d’un start-upper plein de vigueur.

    #Langue #Linguistique #Français #Fantasmes

  • Inclusivement vôtre
    https://mailchi.mp/slate/il-se-passe-un-truc-532533?e=a942088280

    Je pensais tout savoir sur l’écriture inclusive, et puis j’ai lu le dernier livre d’Éliane Viennot et j’ai envie de m’excuser pour mon arrogance. Il est temps de faire un « l’écriture inclusive, deuxième partie ». Éliane Viennot a donc publié un très court ouvrage que je vous recommande chaudement, que vous vous intéressiez au féminisme ou à la langue française : Le langage inclusif : pourquoi, comment.

    C’est jouissif, stimulant, et cela vous permet de vous demander : quelles sont mes habitudes de langage, que véhiculent-elles et qu’est-ce que je souhaite y changer ? Vous pouvez également écouter cette émission de France Culture, où Bernard Cerquiglini, linguiste et l’un de ceux qui ont participé aux premières batailles pour l’inclusif dans les années 1980, fait le point sur l’évolution de la langue –et c’est passionnant.
     
    Déjà, on ne dit pas féminisation de la langue, parce que le terme est impropre et tend à valider l’idée d’un grand complot féministe qui voudrait remplacer le masculin par le féminin. La démarche ici n’est pas de féminiser, mais plutôt de pratiquer une démasculinisation, dans le sens où le masculin a pris une place dingue dans le français et que l’on tente seulement de le reporter à ses justes proportions.

    Sur cette idée de féminisation, Éliane Viennot explique également que l’on ne féminise pas des termes masculins. Les mots sont faits de radicaux (un noyau originel), auquel on ajoute de quoi faire un masculin ou un féminin. On ne part donc pas de mots masculins que l’on torturerait pour en faire des féminins, mais de radicaux. Elle est également très déculpabilisante, parce qu’elle prône la souplesse et la liberté, notamment en accordant selon le sens. Si j’ai envie d’accorder au féminin pluriel pour un accord de majorité, pourquoi pas ? 
     
    Dans son livre, on découvre de vieux mots oubliés, comme orfèvresse, mairesse, victrice, tavernière, archière, bourrelle (pour des femmes bourreaux), poétesse, procureuse, médecine (pour une femme médecin), agente, vétérante, proviseuse –des mots qui s’employaient encore tardivement à l’oral. C’est la massification de l’enseignement, avec la mise au point de traités de grammaire, qui ont généralisé des usages qui n’étaient auparavant employés que dans certains milieux lettrés. 

    Cette généralisation du masculin ne nous apparaît même plus comme telle. Autrefois, on disait par exemple « ça pleut », avant de le remplacer par « il pleut ». De même, des formes se sont complexifiées avec un sujet dit « apparent », comme dans « il faut partir ». « Il » est un sujet apparent, le vrai sujet est « partir ». On disait jadis « faut partir », ce qui sur le plan du sens me paraît plus juste, mais qui pour nous est ressenti comme une forme populaire –donc impropre, et il y aurait beaucoup à dire là-dessus.

    Plus proche de nous, Madame de Sévigné, à qui un homme disait : « Je suis malade », répondait : « Je la suis également », et expliquait qu’en disant : « Je le suis », elle aurait eu l’impression d’avoir de la barbe. On a totalement perdu cet usage. Pourtant, on le trouve encore chez Beaumarchais, dans Le mariage de Figaro : « J’étais née, moi, pour être sage, et je la suis devenue » (acte 3 scène 16).

    Également jetée aux oubliettes, l’élision du « a » devant voyelle dans les déterminants possessifs. Exemple : « ma amour » se disait « m’amour », avant que l’on ne décide de le transformer en « mon amour » (le mot « amour » était alors féminin).

    Éliane Viennot a également l’intelligence de nous mettre face à nos propres contradictions. J’ai déjà expliqué pourquoi autrice et pas auteure. Autrice existait au XVIe siècle, puisqu’il y avait des femmes qui écrivaient. L’Académie française a décidé d’interdire le mot, pour interdire l’activité. Ces femmes et leur dénomination ont été rayées de nos mémoires. Au XXe siècle, totalement amnésique, on a inventé « auteure ». Dire « autrice », c’est dire que les femmes n’ont pas commencé à écrire au XXe siècle, c’est rendre leur place à toutes les Catherine Bernard qui nous ont précédées –amusant, dans ce lien vous verrez que Slate avait écrit « auteure » dans les titres et intertitres, alors que j’employais le terme « autrice » dans le corps du texte [depuis, la rédaction de Slate emploie le terme « autrice » et continue de réfléchir à la meilleure façon d’appliquer l’écriture inclusive, ndlr]. Mais celles et ceux qui restent attachés à « auteure », qu’est-ce qui vous paraît le plus logique entre une « auteure-compositrice » ou une « autrice-compositrice » ? À l’inverse, doit-on dire sage-homme pour un homme sage-femme ? Nope : femme renvoie ici à la parturiente.
     
    Il y a quelques semaines, sur France Inter, j’écoutais un reportage sur des femmes violées en temps de guerre. Le journaliste a conclu en disant que c’était une véritable atteinte aux droits de l’homme. Sérieusement. Même pour ce sujet, on n’a pas eu un petit « aux droits humains ».

    De même, ça me fatigue, quand je fais la lecture aux enfants, de devoir systématiquement remplacer « hommes » par « humains ». C’est encore arrivé hier soir : « Les hommes vivaient-ils au temps des dinosaures ? » Sans parler des innombrables « hommes préhistoriques »...

    Et je me dis que quand les enfants liront seuls, ils ne remplaceront plus par « humains ». J’aimerais vraiment, chères et chers ami·es de l’édition, que vous profitiez des rééditions pour remplacer « hommes » par « humains ». 

    Dans le même ordre d’idées, plus j’écoute ou je lis les infos, plus la masculinisation me semble poser un réel problème d’invisibilisation d’une partie de la population, au point d’aboutir quasiment à une fausse information. Quand on nous parle chômage, on pense chômeurs et jamais chômeuses, parce qu’elles n’existent pas dans le langage : ce sont les droits des chômeurs qui sont concernés. De même quand on parle des agriculteurs, des avocats, ou du statut de l’auto-entrepreneur –dont Éliane Viennot nous rappelle qu’on pourrait aisément le remplacer par « auto-entreprise ».
     
    Mais le point le plus intéressant à mon sens, c’est qu’elle répond à mes propres interrogations. Si je suis acquise à l’écriture inclusive, j’ai tout de même un contre-argument : tout ce qui tend à genrer encore davantage le monde me gave. J’aimerais dégenrer la vie, alors une démarche qui consiste à mettre plus de féminin n’y participe clairement pas ; elle insiste au contraire sur une fondamentale différence des sexes et/ou des genres, elle renforce la binarité. Dans mon idéal, nous aurions un langage épicène. À cela, Éliane Viennot oppose plusieurs arguments. D’abord, démasculiniser la langue permet au moins de sortir d’un système hiérarchique où le masculin est plus valorisé, plus noble, plus universel. Mais dans ce cas, cette démarche ne pourrait-elle pas être simplement transitoire, le temps d’atteindre un ordre plus égalitaire où le masculin ne sera plus paré de toutes les qualités ? Sa réponse est très claire : non. Les lois sur la parité en politique seront peut-être un jour dépassées, inutiles. Mais « concernant le français, on voit bien comment le démasculiniser, mais pas comment le dégenrer. De fait, il se pourrait que la langue (les langues romanes en tout cas, et sans doute beaucoup d’autres) soit le seul domaine “intraitable” en la matière ». Même si les récentes recherches en biologie nous ont appris que la nature n’était pas proprement ordonnée en deux catégories étanches, mâle et femelle, le français est ainsi structuré. Éliane Viennot explique que l’on peut dégenrer un certain nombre de formes, mais pas toutes. Elle propose de commencer par diminuer la place du masculin, et de voir ensuite les nouvelles formes proposées, si elles sont pratiquables, adoptées par tout le monde –ce dont elle doute, et je la rejoins assez. 

    Je retiens surtout que nous avançons très vite, au moins dans ce domaine, et en tant que féministe, cela fait du bien. On hésite encore sur « autrice », mais à peu plus personne n’est choquée par « une traductrice » ou « la ministre ». En 2005, on pouvait encore lire dans le Figaro : « Chaussé d’escarpins à talons aiguilles et vêtu d’un coquet tailleur rose, le chancelier allemand a serré la main de Jacques Chirac. » Désormais, tout le monde qualifie Angela Merkel de chancelière, sans que cela ne heurte nos oreilles –à part Gérard Longuet, mais qui écoute encore Gérard Longuet ?

    #écriture_inclusive

  • Ecriture inclusive : de quoi parle-t-on ? Le débat sur TV5MONDE et Terriennes
    https://information.tv5monde.com/terriennes/ecriture-inclusive-de-quoi-parle-t-le-debat-sur-tv5monde-et-te

    Grand débat : « Pour ou contre l’écriture inclusive ? »
    1ère partie, avec : Raphaël Enthoven, Philosophe ; Marie-Estelle Pech, Journaliste au Figaro ; Eliane Viennot, Professeure émérite de Littérature française, autrice de "Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin ; Raphaël Haddad, Docteur en communication et auteur du Manuel d’écriture inclusive
    Débat animé par Sylvie Braibant, rédactrice en chef de Terriennes.
    Durée : 50 ’
    2ème partie, avec : Bernard Cerquiglini, linguiste, recteur honoraire de l’Agence universitaire de la Francophonie et Ancien délégué général à la langue française et aux langues de France ; Claire Guiraud, Secrétaire générale du Haut Conseil à l’Égalité entre les femmes et les hommes ; Kaoutar Harchi, Auteure, chercheure associée au Cerlis, Paris-Descartes ; Philippe Magnabosco, Chef de projet AFNOR en charge de la mise à jour du clavier français
    Débat animé par Sylvie Braibant, rédactrice en chef de Terriennes.

    La première partie est totalement insupportable. Je la déconseille. Enthoven, mérite bien son titre de #phallosophe. Les deux hommes du « débat » monopolisent la parole. Un petit correctif par rapport à ce que dit Viennot au sujet de prétendu 2 points médians, elle dit qu’il y a un gros et un petit point. C’est une confusion entre le point médian et la puce, la puce est le gros point qui n’est pas utilisé dans la #langue_inclusive pour l’instant.

    La seconde partie plus courte est très interessante je le recommande. Toustes les patricpant·es y sont d’accord et donnent des informations techniques et pratiques sur la question du point de vue de l’AFNOR, de linguistes, d’écrivaines, d’éditrice, d’enseignant·es. J’ai appris par exemple que le point médian viens du catalan.