person:denis roche

  • Derrida et le féminisme, note de lecture fugace avant la poubelle

    Derrida... Qu’est-ce qu’il fout encore dans ma bibliothèque, celui-là ? Il a échappé au dernier grand ménage des bibelots, celui de 2015, ce « éperons sur les styles de Nietzsche ». « Epérons »... Quelle vanité...
    Derrida, j’aurai passé mon adolescence, puis mon jeune âge adulte, à le lire docilement, à trouver mille excuses à son indécrottable heideggerianisme, à sa satisfaction « littéraire » (bon sang qu’il y croit, à la littérature, au point d’y articuler toute la lecture possible) et l’autosatisfaction qui en découle (Derrida est toujours assis sur l’épaule de Derrida pour l’encourage à phraser juste, à fond du truc), à pardonner sa ridicule dévotion du poétisme au petit pied (j’ai souvent soupçonné les heideggeriens français de ne succomber qu’à la ligne poétique niaise et si vite contente d’elle des traductions locale de toutes ces bêtises. Il sont pénétrés. Heidegger, c’est pénétrant. D’où la conclusion hâtive qu’on irait profond. Mais pas. Pense-t-on : un philopoète. Quincaillerie qui conduit à l’étrange docilité analogique de trouver plausible le Nietzsche - autre philopoète autrement inouï, lui - de la bûche à moustaches de la Forêt Noire). Aujourd’hui, je suis un grand garçon, j’ai plus besoin de penser avec papa, de trouver du génie à tout ce qui a constitué le socle de l’admiration de mes pairs, de mes aînés. Je supporte sans problème qu’on me trouve con, rapide, infect, miteux, ingrat, et de déclarer sans plus jamais allonger la phrase : ce truc, c’est vraiment de la merde. C’est tout ? Oui, c’est tout. C’est fini. Je cause plus. J’ai passer ma vie à causer, y’a des trucs c’est fini. j’ai arrêté depuis longtemps d’ouvrir la porte aux témoins de Jehovah pour « discuter ». Faut vraiment avoir pas peur de la mort pour passer du temps à discuter avec un témoin de Jehovah. Désormais, c’est l’urgence de chaque minute, adieu aux bavardages. Tu trouves que Heidegger a du sens ? Salut. Non non, on va pas causer. C’est fini, j’y vais, là. Derrida ? Tant pis. Toutes ces années passées à penser intelligemment des grosses conneries...
    Pourquoi je dis ça ? Ah bin oui, parce que fatalement, quand je balance des livres, je lis une dernière fois quelques pages, pour voir, pour essayer de comprendre pourquoi c’était là, chez moi, dans ma bibliothèque, par quoi ça s’était imposé à moi etc. Derrida, je suppose que c’est juste la famille intellectuelle, l’entourage, il était là avec le paquet des autres, comme une évidence dans l’idée qu’on pouvait se faire au début des années 80 de « ce qui compte ». J’en ai gardé certains - Lyotard, Oury, Deleuze, Denis Roche, etc. - et balancé d’autres (je dis rien, vous iriez chercher, et peut-être vous aimeriez, et je serais responsable de votre noyade, et je peux pas assumer). Donc, je remet le nez dans ces « couteaux à beurre sur Nietzsche », et qu’est-ce que je lis ? Hé bien ça (que je partage, je résiste pas). J’ai lu ça, j’ai aimé ça. J’ai sans aucun doute même acquiescé à tout ça (j’était un très sale con mysogyne, comme à peu près tout mon entourage intellectuel, opiniatrement, théoriquement, aveuglément). Mais je me soigne. Lentement. Patiemment.

    La « femme » s’intéresse alors si peu à la vérité, elle y croit si peu que la vérité à son propre sujet ne la concerne même plus.
    C’est 1’ « homme » qui croit que son dis­cours sur la femme ou sur la vérité concerne — telle est la question topographique que j’esquissais, qui s’esquivait aussi, comme toujours, tout à l’heure, quant au contour indécidable de la castration — la femme. La circonvient.
    C’est 1’ « homme » qui croit à la vérité de la femme, à la femme-vérité.
    Et en vérité les femmes féministes contre lesquelles Nietzsche multiplie le sarcasme, ce sont les hommes.
    Le féminisme, c’est l’opération par la­quelle la femme veut ressembler à l’homme, au philosophe dogmatique, revendiquant la vérité, la science, l’objectivité, c’est-à-dire avec toute l’illusion virile, l’effet de castration qui s’y attache.
    Le féminisme veut la castration — aussi de la femme. Perd le style.
    Nietzsche dénonce bien, dans le fémi­nisme, la faute de style : « N’est-il pas du plus mauvais goût que la femme s’apprête à devenir savante (scientifique : wissen-schaftlich) ? Jusqu’à présent par bonheur,
    expliquer (Aufklären) était l’affaire des hommes, le don des hommes (Männer-Sache, Mànner-Gabe) — on restait donc ’ entre soi ’ (’ unter sich ’). » (Jenseits, 232, cf. aussi 233.)
    Il est vrai qu’ailleurs (206) — mais ce n’est pas du tout contradictoire —, l’homme de science médiocre, celui qui ne crée pas, qui n’enfante pas, celui qui se contente en somme d’avoir la science à la bouche, dont « l’œil est alors pareil à un lac uni et maus­sade » mais peut aussi devenir « œil de lynx pour les faiblesses des êtres supérieurs auxquels il ne peut s’égaler », cet homme de science stérile est comparé à une vieille fille.
    Nietzsche, on peut le vérifier partout, c’est le penseur de la grossesse. Qu’il loue chez l’homme non moins que chez la femme. Et comme il pleurait facilement, comme il lui est arrivé de parler de sa pensée comme une femme enceinte de son enfant, je l’imagine souvent versant des larmes sur son ventre.

    Derrida - Eperons, sur les styles de Nietzsche

    #derrida #féminisme

  • Obstination de la poésie, par Jacques Roubaud (Le Monde diplomatique)
    http://www.monde-diplomatique.fr/2010/01/ROUBAUD/18717

    La première action de la « chute de poésie » a été de précipiter une évolution formelle, en cours depuis longtemps. Il y a eu le vers libre standard des surréalistes remplaçant le vers compté-rimé traditionnel, sa démolition par l’avant-garde des années 1960 (Denis Roche) et la conversion assez répandue au vers international libre (lire « Ni compté ni rimé »), importé, comme tant d’autres produits, des Etats-Unis : le VIL est un vers ; il n’est ni compté ni rimé, et plus généralement ignore les caractéristiques d’une tradition poétique dans une langue donnée ; il « va à la ligne » en évitant les ruptures syntaxiques trop fortes. On peut faire du VIL dans quasiment toutes les langues. Quel avantage ? On évite sans trop de difficultés les terribles « droits de douane de la traduction », qui découragent les éditeurs, et les traducteurs ; et on échappe à un enfermement dans les « frontières du dialecte », redoutable à l’heure de la mondialisation.

    #traduction #poésie #vers #littérature