Bon, je découvre cette série de commentaires en rentrant chez moi, perplexe, me demandant ce que je dois faire de toutes ces demandes — au fond — de typologies ... Je reviens d’un chantier collectif intense où il ne vient à l’idée de personne de demander à qui tient le tourne-bille dans la journée s’il est légitimement bûcheron, ni à qui parle d’Aristote le soir à la table commune s’il est légitimement philosophe. C’est bienvenu, car il s’agit souvent de la même personne, qui peut aussi bien m’accompagner au tango le lundi et m’aider à écorcer les troncs le jeudi. Son sexe est évidemment indifférent dans toutes ces activités. J’ai donc un peu l’impression d’avoir dérapé dans une grosse flaque de civilisation huileuse à mon retour.
Devrais-je essayer de répondre dans le détail ? Voyons ... Il y a par exemple, là, des guillemets autour d’une phrase « la langue ne peut pas être sexiste en soi, tout comme elle ne peut pas être philosophe en soi »
Aaah, les guillemets qui font tellement vrai, tellement Ouest-France, tellement proche de la vraie bouche de ceux qui causent. . Je l’ai cherchée, cette phrase. Si elle n’existe pas, les guillemets ne sont qu’une tentative d’intimidation. Mais la phrase incriminée est en fait celle-ci : « On peut dire ça très clairement ; on a ausculté autrefois les langues comme essentialisées par des types de rapports au monde, on a pu dire de certaines langues qu’elles philosophaient mieux que d’autres... Non, ce ne sont pas les langues qui philosophent, ce sont les sujets qui philosophent ; ce ne sont pas les langues qui mentent, ce sont les sujets qui mentent. Une langue n’a pas le pouvoir de mentir ni de philosopher...ni d’être sexiste ». Pour critiquer l’articulation entre les termes de la relation, il ne serait pas inutile de s’y tenir au lieu d’en trousser une autre. Mais il est plus simple d’abattre un dragon, qui n’existe pas, qu’un chien présent.
Aborder par le concept ? Difficile d’une façon générale de répondre à des fantasmes ; notre discours serrait post tiqqunien par exemple. Ah ? Mais d’’où ? D’un point de vue historique, il serait fatalement pré tiqquniennes, jusqu’à la fossilisation même, Jean-François et moi (nous sommes des sortes de vieux) ayant une dizaine d’année de décalages avec les camarades forgés à Tiqqun dans nos travaux et notre socle de formation intellectuelle. Ce n’est pas anecdotique dans les rapports théoriques car c’est là, surtout, que se dessine un ligne franche de rupture : nous nous nous en prenons précisément à la pensée essentialisante de la langue et à la pensée purement historique du langage ce qui place, par exemple, Heidegger (socle tiqqunien s’il en est) du côté le plus violemment opposé à nos propositions (Benveniste, Meschonnic). Mais il est précisé ici que la conversation n’est pas « linguistique », en ces termes « c’est beaucoup d’honneur de faire comme si la discussion était linguistique, puisque c’est loin d’être l’objet (c’est une de mes compétences, je l’aurais reconnue) ». Faut-il en rire ? Sans doute. Que le travail de Savang soit encore peu connu, c’est un fait. Que ses positions (comme celles de Meschonnic) ne fassent pas l’unanimité, c’est une certitude. Qu’on lui dispute un de ses objets, c’est juste bête.
Tout le reste est à l’avenant ; pur fantasme. À aucun moment je n’ai eu l’impression qu’il m’était dit quelque chose, qu’on me parlait, qu’on parlait de cet entretien, mais qu’on parlait juste un peu au-dessus de mon épaule, en s’adressant à un ectoplasme désiré, formalisé avant même que d’être apparu ; un fantasme, donc.
Outre les remarques sexistes qui accompagnent les commentaires à propos de « deux mecs » qui donneraient des leçons (des leçons, vraiment ? De quelle autorité nous réclamerions-nous ? Il est vrai qu’on nous suppose, en terme d’autorité, pas assez grammairiens, pas assez agrégés - donc pas assez profs — : quelle ironie, pour qui voulait se soustraire aux rapports de force, que d’y recourir argumentairement de façon aussi grossière) , ça imagine sec notre arrière-plan et notre connexion au monde, aux actions, etc.
Les trois camarades femmes qui nous accompagnaient dans la caravane de radio-klaxon, et qui furent demandeuses directement de cette émission n’ont pas souhaité prendre la parole en tant qu’elles étaient partie prenante dans ces problèmes actuels qui, contrairement à ce qui est supposé et dit ici, n’opposaient pas hommes et femmes, mais diverses formes de féminisme. Ces camarades ne manquent jamais de coffre ni de présence aux assemblées, et sont écoutées avec attention, considération, quand elles nous parlent, où qu’elles parlent. Il faut dire que je vis dans une partie du monde dans laquelle parlent ceux qui ont envie de parler, quand ils ont envie de le faire. C’est un monde bienveillant, débarrassé d’à peu près toutes les saloperies de rapports et de fixations que je retrouve là, intacts, bellicistes et niais, bourrés de complexes intellectuels en prétendant les avoir tous surmontés, et désireux de maintenir les séparations si précieuses pour continuer à être, ensemble, des brutes hostiles. Ça va bon sang me faire un putain de bien d’aller me laver de tout ça à la sueur des camarades (dotés d’un nombre indescriptible de sexes ne figurant à aucun catalogue à ce jour) et de reprendre un petit bain d’humanité bienveillante sur les chantiers en hissant des bordels à queue de poutres et en bavardant de ce putain d’Hugues de Saint Victor.
S’il fallait reprendre point par point toutes les conneries que j’ai lues ici, j’y perdrais très inutilement mon temps ; pourquoi inutilement ? Parce que notre travail a été jugé avant même que d’être lu, et bien avant qu’on ait tenté d’en comprendre la position singulière. Il était entendu, d’emblée, que les deux-mecs parlaient de là, et pas d’ici. Je n’ai donc rien à dire de plus à qui ne veut, au fond, rien entendre.