Je reviens sur un article de Toby Hemenway ▻http://www.patternliteracy.com/sustag.html dans lequel il note à juste titre que le troisième principe éthique de la permaculture (celui concernant les surplus) est beaucoup moins clairement et simplement formulé que les deux premiers (“prendre soin de la Terre” et “prendre soin des gens”), ce qui traduit le manque d’aisance des permaculteurs quant au problème des surplus.
Dans un autre article ▻http://www.patternliteracy.com/surplus.html, il relie le problème des surplus au sentiment de la rareté. Cela dit je trouve moyennement convaincant son argumentaire quant à la conception cyclique ou linéaire du temps pour expliquer le sentiment de la rareté. Il me semble que les deux conceptions coexistent dans la plupart des cultures, pour décrire ce qui d’une part relève du cyclique-prévisible (journée/nuit, lunaisons, succession des saisons…), d’autre part du linéaire-singulier (croissance et vieillissement, différences entre années successives).
Je trouve également assez alambiqués les liens qu’il fait entre angoisse existentielle, “connexion au divin” et offrande des surplus aux Dieux (ou au clergé).
Il me semble que le sentiment de rareté dépend surtout de la largeur du champ des possibles sur lesquels on envisage de baser notre subsistance. Plus cette subsistance se base sur un petit nombre de choses, plus on percevra la rareté, lorsque l’une ou l’autre de ces choses viendra à nous faire défaut à un moment donné. En revanche, en basant notre subsistance sur une diversité suffisante, la raréfaction d’un élément à un moment donné pourra plus facilement être compensée par les autres.
Pour prendre deux cas extrêmes, si sur un terrain donné on fait de la monoculture d’avoine on aura un certain risque d’être en situation de famine (en cas de mauvaise récolte) ou d’avoir de gros surplus sur les bras (en cas de bonne récolte). À l’inverse, si on fait sur la même surface de l’agroforesterie basée sur châtaigneraie, associée à de la biointensive, de l’élevage de volailles en parcours extensif, et de l’aquaculture, la production de l’ensemble sera relativement plus constante en quantité, car les fluctuations des rendements des divers éléments tendront à se compenser entre elles ; il faudrait vraiment avoir la poisse pour que tout foire ensemble, de même il serait peu probable qu’une saison soit exceptionnelle pour tous les éléments. Par ailleurs la diversité elle-même est un facteur de stabilité, stabilité qui atténuera les fluctuations en question (c’est une des propritétés émergentes des écosystèmes).
En ce sens, le sentiment de rareté et la nécessité de stocker des surplus sont a priori plutôt liés aux systèmes agricoles qu’aux systèmes horticoles, les premiers étant de par leur diversité réduite plus sujets à des “anomalies quantitatives” de production.
L’agriculture amène, toujours, à une concentration du pouvoir par l’élite. C’est le résultat inévitable de l’existence de gros surplus stockables, qui est au coeur de l’agriculture, et nous pourrions avoir besoin de créer une culture où le surplus, ainsi que la peur et la cupidité qui le rendent desirable, ne sont plus les résultats structurels de nos pratiques culturelles , nous dit Hemenway.
S’agissant de réduire l’influence de la peur et la cupidité sur les échanges humains, il fait une référence intéressante à des observations de Marcel Mauss ▻http://fr.wikipedia.org/wiki/Marcel_Mauss sur les pratiques de dons dans différentes sociétés, où les liens personnels créés par les dons sont bien plus importants que les objets donnés en eux-mêmes. Dans certains cas se sont même développées des méthodes empêchant de pouvoir calculer qui avait donné combien à qui, précisément pour éviter qu’une comptabilité trop précise restreigne le flux des dons. Comme dans le cas des spirales de dons.
Ces spirales de dons sont courantes dans des communautés de petite taille dont les membres produisent des choses d’utilité immédiate (aliments, matériel, services basiques) et où l’entraide et la confiance sont suffisamment intégrées pour ne pas avoir à formaliser les termes des échanges ▻http://www.onpeutlefaire.com/forum/viewtopic.php?p=46375.
Il en est tout autrement dans la vie hors-sol, où nos activités sont hyperspécialiées et produisent rarement des choses d’utilité immédiate, et où les liens humains sont bien plus distants et rigides. Nous allons alignés, dans ce défilé qui a encore peur de la fraternité, vers les bureaux, entrepôts, pavillons, secrétariats, classes, magasins et autres espaces clôturés, pour, par notre haleine, et par notre sueur, et par nos gestes, et par nos regards, et par notre bassesse, et par notre tendresse aussi parfois, et par autant d’ignorance que d’inquiétude constamment, d’abominable et fatigante inertie commune, mutiler nos mouvements, en rendant plus licite la prostitution que l’amour, les conventions que le courage, les lois que le droit. (Lisabö, Egun bat nonahi, 2002)
La rigidité des liens humains dans un cadre de vie hors-sol contribue d’ailleurs à accentuer le sentiment de dépossession. Car comme disait Von Foerster ▻http://en.wikipedia.org/wiki/Heinz_Von_Foerster, plus les relations interindividuelles sont rigides, plus le comportement de la totalité apparaîtra aux éléments individuels qui la composent comme doté d’une dynamique propre qui échappe à leur maîtrise.
Bref le développement de la permaculture doit aller de pair avec une informalité dans la circulation des surplus, cette informalité ne pouvant exister que dans des échanges à échelle humaine.
Je m’arrête ici (pour l’instant) en revisitant un peu les trois principes en question :
1. Prendre soin de notre milieu et de sa diversité
2. Prendre soin des gens, en commençant par soi-même
3. Créer des liens par lesquels les surplus peuvent circuler