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  • L’Invention du compte rendu intégral des débats en France (1789-1848) | Dans Parlement[s], Revue d’histoire politique 2010/2 (n° 14), pages 146 à 158 https://www.cairn.info/revue-parlements1-2010-2-page-146.htm

    Après la révolution de 1830, le climat devint plus favorable aux comptes rendus de séance, désormais presque complètement libéralisés. En 1831, Jean-Baptiste Breton, qui faisait figure de vétéran du journalisme parlementaire, lança le Sténographe des Chambres. Son journal était placé sous le patronage de Casimir Périer, qui souhaitait développer le régime parlementaire en France. C’était la première publication entièrement fondée sur la sténographie, du moins en principe, la première aussi à bénéficier d’une subvention de la Chambre des députés. Hélas, faute de disciples sténographes en nombre suffisant, et en raison de la mort de son protecteur, emporté par le choléra en 1832, Breton dut déposer le bilan dès 1833. L’équipe du Moniteur, qui lui faisait une rude concurrence et qui disposait toujours du monopole de la présence au pied de la tribune des orateurs, parvint à récupérer la subvention versée par la Chambre des députés, bientôt imitée par la Chambre des Pairs. Un service sténographique, indirectement rémunéré par le Parlement, était né. Ses deux meilleurs éléments, Célestin Lagache (1809-1895) et Hippolyte Prévost (1808-1873) reçurent la direction des comptes rendus, respectivement au Palais-Bourbon et au Palais du Luxembourg.

    Une organisation minutieuse pour un compte rendu intégral

    Tirant les leçons des expériences antérieures, et notamment de l’échec du Sténographe des débats, Lagache et Prévost mirent au point, sans qu’il soit facile de déterminer ce qui revient à l’un, à l’autre, ou à leur concurrent malheureux Jean-Baptiste Breton, des méthodes de travail qui devaient, pour l’essentiel, demeurer inchangées jusqu’à nos jours.

    Ils avaient compris que la seule façon de donner un compte rendu intégral de séances souvent longues et agitées était de pousser à l’extrême la division du travail. Ils étaient également bien placés pour connaître la tension psychologique et la fatigue nerveuse qu’entraînait la prise de notes sténographiques. Ils organisèrent donc un roulement le plus rapide possible des rédacteurs en séance. Alors que les journalistes des années 1820 se chargeaient parfois d’une heure entière de débats, les membres de l’équipe du Moniteur acceptèrent de se relayer toutes les deux ou trois minutes dans l’hémicycle. Une fois leur prise de notes effectuée en écriture sténographique, ils sortaient pour la traduire et la dicter à des secrétaires, puis revenaient au plus vite en séance.

    Afin de lutter contre le morcellement des débats que ce roulement rapide suscitait, Lagache et Prévost proposèrent en 1835 la création d’un nouveau poste de rédacteur, confié à des sténographes plus expérimentés, appelés « réviseurs », qui se succédaient en séance tous les quarts d’heure seulement. Ainsi deux sténographes se trouvaient-ils constamment présents dans l’hémicycle, de chaque côté de la tribune, se faisant face « comme deux augures », selon le mot de Prévost .

    Les réviseurs, comme leur nom l’indiquait, étaient chargés de réviser le travail des « rouleurs ». Les responsables des deux services, c’est-à-dire Lagache et Prévost, se chargeaient quant à eux de relire l’ensemble de la séance, afin de lui conserver son unité. Enfin, l’imprimeur du Moniteur se livrait à une ultime relecture, destinée à traquer coquilles et fautes de frappe. Au total, quatre paires d’yeux suivaient quotidiennement la reproduction des débats, ce qui permettait d’obtenir un compte rendu à la fois fidèle et exhaustif, sans équivalent dans l’Europe de l’époque. Si la monarchie de juillet est restée comme un âge d’or de l’éloquence parlementaire , c’est en grande partie grâce aux rédacteurs du Moniteur.

    Au-delà de l’organisation du service sténographique, Lagache et Prévost mirent au point une doctrine originale pour la reproduction intégrale des séances. Ils comprirent qu’il n’était pas souhaitable de reproduire intégralement tous les propos prononcés, avec leurs répétitions, leurs hésitations, leurs incorrections parfois, comme avaient tenté de le faire, en 1791 et 1792, les rédacteurs du Logographe. Ils eurent l’intuition que le compte rendu intégral devait être autant une réécriture qu’une transcription, et qu’ils ne parviendraient à une complète fidélité que grâce à un important travail sur la langue. En effet, l’écart est tel entre la langue écrite et la langue orale, même chez les meilleurs orateurs, même au XIXe siècle, que le discours prononcé doit impérativement être rapproché des standards de l’écrit, faute de quoi le lecteur ne parvient pas à le suivre. Le travail du sténographe ne se bornerait donc pas à l’enregistrement des propos tenus ; il serait une œuvre intellectuelle de traduction et de remise en forme.

    Hippolyte Prévost théorisa ces principes dans un article du Constitutionnel publié en 1848 et intitulé « L’organisation de la sténographie officielle de l’Assemblée nationale » :

    « Nous sommes convaincus, écrivait-il, qu’il n’est pas d’improvisation, et nous ne parlons que des meilleures, qui puisse supporter sans dommage une reproduction littérale […] Le sténographe qui néglige ce point de vue n’a certainement pas réfléchi sérieusement aux exigences de sa profession. Il n’a pas été frappé comme il convenait des différences essentielles qui existent entre le style parlé et le style écrit ; différence qu’il s’agit de faire, autant que possible, disparaître de la traduction. La fidélité d’un tel sténographe sera cruelle ; elle fera le désespoir du lecteur autant que celui de l’orateur : traduttore, traditore. La sténographie inexorablement exacte ne sera plus l’image de la parole, elle en offrira la charge, la caricature ; car le discours qui aura charmé, convaincu, entraîné l’auditeur, heurtera, fatiguera, irritera le lecteur. » 

    L’objectif du rédacteur serait donc « de faire parler l’orateur comme un livre, c’est-à-dire, précisément, de lui ôter ses qualités d’orateur. » Non seulement le sténographe rectifierait les erreurs matérielles, mais il supprimerait les répétitions, les hésitations, les lapsus – considérés, en ces temps pré-freudiens, comme dépourvus de sens –, car, comme l’affirmait Prévost « en principe, on peut sans trop de scrupule promener la serpe au milieu des buissons d’ordinaire trop touffus de l’improvisation ». Le résultat pourrait certes affadir les meilleurs discours, conçus d’emblée dans la perspective de l’oral, mais il améliorerait sans aucun doute les plus mauvais, qui étaient aussi les plus nombreux.

    • Entretien avec Claude Azéma, [ex-] directeur du service du compte rendu intégral à l’Assemblée nationale
      https://www.cairn.info/revue-parlements1-2010-2-page-133.htm

      Est-ce que certains parlementaires viennent vous voir après la séance pour modifier leurs propos ?

      C’est fini ça ! Il y a une dizaine d’années [avant les années 2000], il y avait tous les attachés des ministres, qui venaient après les séances, ils avaient une salle où ils corrigeaient, ils proposaient des modifications. Mais maintenant on sort tellement vite, qu’ils n’ont plus guère le temps et puis c’est passé la mode. Moi j’ai connu Mitterrand  qui venait réécrire tous ses discours, qui tentait évidement de les caviarder un maximum. Il fallait être très attentif quand il corrigeait. Il n’était pas le seul, Xavier Deniau  faisait pareil.

      Il y avait une négociation entre votre service et…

      Oh, non on ne négocie pas. Le gars il fait des propositions, il marque, si ça nous va pas, on remet le texte initial. Bon dès fois quand il s’est énervé un peu… Il dit « non là j’ai promis dix mille piscines, c’était mille, je me suis gouré quoi », dans ce cas on met mille, enfin c’est pas des trucs importants. « Est-ce que là, je pourrait mettre ça ? tiens j’ai pas cité ma ville », des bricoles comme ça c’est pas dramatique. Mais maintenant c’est fini, ils ne viennent même plus là-dessus. Quand ils ont fait une erreur en séance, ils appellent. J’ai deux appels par session, peut-être trois maximum, en disant tiens « je voudrais voir ce que j’ai dit parce que je me suis laissé emporter, qu’est-ce que vous en pensez ? ». Ils viennent, ils regardent mais c’est très rare.