Maryse Condé, Antilles mutantes – Libération

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  • En hommage à Maryse Condé (1934-2024), écrivaine guadeloupéenne, prix Nobel alternatif de littérature en 2018, je poste cet entretien accordé au quotidien LIbération en 1997. Le passage sur les appropriations et usages de la « langue coloniale » est particulièrement intéressant et à mettre en perspective avec, par exemple, les analyses de Kateb Yacine (1929-1989).

    Maryse Condé, Antilles mutantes
    https://www.liberation.fr/livres/1997/09/18/maryse-conde-antilles-mutantes_214339

    Née à Pointe-à-Pitre, romancière et professeure de littérature à l’université de Columbia, Maryse Condé est sortie de la traditionnelle opposition créole-français en cannibalisant, pour la faire sienne, la langue coloniale. Entretien.
    par Claire Devarrieux, publié le 18 septembre 1997.

    Les fictions qui traitent d’un secret familial sont généralement conçues pour l’élucider. Dans Desirada, son dixième roman, Maryse Condé approfondit au contraire le mystère, le construit comme un monstrueux fardeau de mensonges, ou de demi-vérités, dont l’héroïne choisira de se détourner. Qui était son père ? Elle est née d’un viol. Sa mère et sa grand-mère donnent des versions opposées. Ni l’une ni l’autre n’ont eu d’amour maternel à transmettre, c’est un manque glaçant qui gagne le livre peu à peu, alors qu’il avait commencé dans la chaleur de l’enfance. Desirada (la Désirade est une petite île des Antilles, dépendant de la Guadeloupe) entrecroise les lignes de force de destins féminins, comme la plupart des nouvelles de Pays mêlés. C’est surtout le tableau d’une diaspora. On y rencontre à Paris des enfants d’Haïtiens émigrés à Cuba, une Russe égarée en Haute-Guinée, un musicien né à Londres de parents qui venaient de Trinidad. L’héroïne épouse le musicien, le suit en Amérique où il voudrait imposer sa propre « symphonie du Nouveau Monde ». Un personnage optimiste ­ ce que n’est pas tout à fait le livre, bien qu’il soit parcouru d’un grand vent de liberté ­ dit : « Personne ne veut entendre que les immigrés ne sont pas des damnés. Ils sont le sel de la terre ainsi que la lumière du monde. » Maryse Condé est née Maryse Boucolon en 1937 à Pointe-à-Pitre. Sa mère était enseignante, son père travaillait dans une banque. Après son bac, elle a été ravie de partir étudier en France, à Fénelon, puis à la Sorbonne. Elle a publié son premier roman en 1976, après avoir longtemps vécu en Afrique, sans laquelle elle dit qu’elle ne serait pas devenue écrivain, et où elle a puisé la matière de Ségou, son plus grand succès. Elle vit depuis douze ans à New York, où elle enseigne la littérature à l’université de Columbia. Son oeuvre n’est pas autobiographique. Ni insulaire.

    Le message de « Desirada » est-il qu’il faut arracher ses racines pour être libre ?

    Oui, en un sens. Nous, Antillais, on nous demande toujours de nous définir par rapport à nos racines. Je crois qu’il est grand temps de dire : ça n’a pas tellement d’importance, l’endroit d’où nous venons, ce qui compte c’est le peuple que nous sommes devenu, ce que nous avons aujourd’hui comme culture à présenter au reste du monde. Je crois qu’il faut cesser cette quête traumatisante des racines, et puis essayer de vivre au présent. Ce n’est pas facile.

    Pourquoi avez-vous écrit des Guadeloupéens qu’« ils ne survivraient pas à l’arrivée du troisième millénaire » ?

    Nous ne survivrons pas tels que nous avons été. Avec Maastricht, avec l’ouverture des frontières, le fait que les Européens peuvent venir s’installer comme ils veulent, le fait que privés de travail nous sommes obligés de partir à l’étranger de plus en plus loin pour chercher à survivre, la composition de la Guadeloupe change énormément. Entre la Guadeloupe que ma grand-mère a connue, même pas, que ma mère a connue, et la Guadeloupe d’aujourd’hui, l’écart est considérable.

    Il ne reste rien de votre enfance ?

    Pas grand-chose. Des lieux, des bribes. La maison : disparue. La famille : dispersée. L’endroit où je passais les vacances a été coupé en deux par une nouvelle route, un côté a été bâti, et de l’autre côté reste le vieux pont sur lequel je jouais, au-dessus d’une petite rivière qu’on appelait la Sarcelle. Ça me paraît un symbole. Maintenant cette route est abandonnée, elle a été remplacée par une déviation. Voyez, tout le paysage dans lequel j’ai grandi a disparu, c’est un peu l’impression que j’ai quand je retourne en Guadeloupe, ce n’est pas nous qui générons le changement, il est décidé par les institutions en place, même physiquement le pays nous échappe.

    Où en êtes-vous avec la politique ?

    J’étais, d’une façon peut-être un peu idéale, pour l’indépendance de la Guadeloupe. Je ne me suis pas assez engagée parce que, avant tout, je voulais écrire. Or, je crois que la politique est une chose qu’on fait à plein temps. Il m’aurait fallu me lancer vraiment dans le combat, et à cause de ce manque de décision, finalement je n’ai pas été capable d’influer sur le statut guadeloupéen. Alors, je suis un peu en retrait. La cause demeure, mais étant donné qu’on n’a pas su la défendre au moment où il fallait, il faut maintenant essayer de gérer l’échec, de le transformer. On n’a pas pu mener la Guadeloupe à l’indépendance, faisons-nous une raison, voyons comment, dans la situation actuelle, on peut quand même préserver un minimum d’indépendance culturelle, d’indépendance spirituelle, puisque sur le plan économique et politique, on a complètement échoué. Ce n’est pas très gai comme constat. Mais c’est la sagesse. Le problème de l’indépendance ne se pose plus comme en 1960.

    Et avec la langue française ?

    Il y a une sorte de dichotomie dans la littérature antillaise. On vous dit : le français est la langue de la colonisation, et le créole, c’est la langue maternelle, plus vous êtes proche de la langue maternelle, plus vous êtes authentique. D’abord, je ne sais pas très bien ce que veut dire authentique, il n’y a pas de norme. Deuxièmement, il y a possibilité de pervertir le français tel que le colonisateur a voulu nous l’imposer. Une langue, c’est quelque chose qu’on refait à son image. Quand je parle français, c’est un français que j’ai cannibalisé, réinterprété avec mon histoire, avec mon ethnicité, mon expérience particulière, ce n’est pas la langue coloniale, c’est devenu la mienne. Enfin, je crois que pour un écrivain, toutes les langues sont des langues étrangères qu’il lui faut déconstruire. Il lui faut trouver sa propre voix avec des mots imposés par la société. La dichotomie créole/français est terriblement simpliste, elle a un air comme ça politique, révolutionnaire, en fait elle ne s’appuie pas sur la réalité de l’ambiguïté de l’utilisation d’une langue par le locuteur, et sur le problème que pose la langue en général à celui qui écrit.

    Ne pas écrire systématiquement sur les Antilles vous éloigne des écrivains antillais ?

    La littérature antillaise parle des lieux qu’elle considère comme antillais, de la terre (le Martiniquais parle de la terre martiniquaise, le Guadeloupéen de la terre guadeloupéenne). Elle fait l’inventaire de ce que nous possédons, c’est très bien, mais elle oublie qu’il y a davantage de Guadeloupéens et de Martiniquais en dehors de la région que dans la région elle-même. Il y a d’énormes communautés d’Antillais aux Etats-Unis, en Europe, partout, est-ce qu’il faut exclure ces gens-là de la littérature antillaise ? Il faut au contraire s’intéresser à ceux qui créent à l’extérieur, parce que, étant donné qu’ils sont constamment confrontés avec l’Autre, ils ont toujours à se redéfinir ou à se définir comme Antillais. On ne sait pas très bien ce que c’est. Mais on sait absolument qu’on est différent des autres, et c’est ça qu’on cultive.
    Qu’est-ce qui vous fait le plus plaisir, que Derek Walcott et Toni Morrison aient le prix Nobel, ou que Patrick Chamoiseau ait le Goncourt ?

    Ça me fait plaisir pour eux parce que je les aime bien tous les trois ­ Patrick est un vieux copain­, mais je ne peux pas dire que j’éprouve un sentiment de fierté régionale ou raciale. Je crois que j’en ai fini avec ça. Ce qui est important c’est qu’en tant qu’écrivains ils soient couronnés. Ce n’est pas parce qu’ils sont antillais, ou qu’elle est une femme noire, que je me sens plus heureuse.
    Vous sentez-vous plus proches des écrivains femmes que des écrivains hommes ?

    Non. Pas du tout. J’aime beaucoup Edwidge Danticat. Elle a 26 ans, elle écrit en anglais, sur Haïti, à Brooklyn. Je vois là une nouvelle génération de la littérature antillaise. Je me sens pas proche d’elle parce que c’est une femme. Je n’ai pas ce genre de considération. J’enseigne la littérature féminine, mais pour une raison, je dirais, pédagogique, parce qu’elle est moins connue. Il y a une espèce de silence, on parle toujours des hommes, c’est agaçant à la fin, toujours, toujours les mêmes. C’est bizarre que ça résiste comme ça en cette fin du XXe siècle, où on pourrait penser que le monde est plus ouvert. Et puis j’enseigne aussi des hommes, comme Raphaël Confiant. Je ne divise pas en catégories.

    Parmi les amis écrivains que je fréquente à New York, il y a Caryl Phillips, qui vient d’Antigua, il y a Antonio Benites-Rojo, qui vient de Cuba. On a les mêmes intérêts, on cherche à dire la même chose, on a la même expérience de ce qu’on appelle exil, déracinement. Ce n’est pas basé sur des affinités de langue, l’un est anglophone, l’autre espagnol, ce n’est pas basé sur des affinités de sexe, puisque ce sont des hommes, c’est basé sur des affinités littéraires, une façon de concevoir le travail d’écrivain. Tous les trois, nous sommes d’avis que la littérature antillaise ne peut être confinée à la production insulaire, qu’elle a largement débordé la frontière des îles. Nous essayons de faire entrer dans l’expérience antillaise celle de toutes les communautés éparses à extérieur. De trouver une voix qui soit complexe, qui mêle les influences traditionnelles et ce changement auxquels nous sommes confrontés à tous les instants de notre vie. Nous sommes un peu des mutants, il faut tenir compte en littérature de ces mutations. Je sais que les Antillais n’aiment pas ça, ils préfèrent les écrivains qui les confortent, leur fait croire que leur société n’a pas tellement changé. Nous qui voulons trop les tourner vers l’avenir, vers ce qui va arriver, il est certain que ça les déconcerte un peu, ils préfèrent une littérature plus régionale. Et régionaliste.

    Maryse Condé, Desirada , Robert Laffont, 282 pp., 129F. Pays mêlés . Même éditeur, 222 pp., 129F.

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