• « Islamo-gauchisme » à l’université : la ministre [de l’innovation] Frédérique Vidal accusée d’abus de pouvoir devant le Conseil d’Etat
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    Six enseignants-chercheurs ont déposé en avril un recours devant le Conseil d’Etat. La ministre de l’enseignement supérieur va devoir justifier sa décision d’ouvrir une enquête sur l’« islamo-gauchisme à l’université ».

    Qu’est devenue l’enquête sur « l’islamo-gauchisme à l’université » voulue par la ministre de l’enseignement supérieur ? Le 14 février, Frédérique Vidal annonçait sur CNews qu’elle allait demander, « notamment au CNRS », de mener une enquête portant sur « l’ensemble des courants de recherche » en lien avec « l’islamo-gauchisme » à l’université. Deux jours plus tard, à l’Assemblée nationale, elle confirmait la mise en place d’« un bilan de l’ensemble des recherches » en vue de « distinguer ce qui relève de la recherche académique et ce qui relève du militantisme et de l’opinion ».
    Quatre mois ont passé et c’est le silence complet. Sollicité par Le Monde à de multiples reprises, l’entourage de la ministre refuse d’indiquer si une enquête a été lancée et, le cas échéant, à qui a été confié le soin de la mener, le CNRS ayant décliné la demande.
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    C’est désormais sur le terrain juridique que se joue l’affaire, six enseignants-chercheurs attaquant la ministre pour abus de pouvoir. Une procédure de référé et un recours en annulation ont été introduits le 13 avril devant le Conseil d’Etat par les avocats William Bourdon et Vincent Brengarth. Les requérants demandent à Frédérique Vidal de renoncer officiellement et définitivement à cette enquête « qui bafoue les libertés académiques et menace de soumettre à un contrôle politique, au-delà des seules sciences sociales, la recherche dans son ensemble ».

    « Les masques vont tomber »

    Le 7 mai, le Conseil d’Etat – qui a rejeté le référé – a transmis la requête en annulation au ministère pour l’interroger sur sa position. « La ministre de l’enseignement supérieur dispose désormais de deux mois pour démontrer que sa décision ne constitue pas un détournement des pouvoirs et des attributions qui lui sont confiés », indiquent MM. Bourdon et Brengarth. « Info ou intox ? Les masques vont tomber. Quand on a suscité un tel émoi, il est essentiel que la ministre assume soit la décision, soit le rétropédalage », ajoute William Bourdon.

    Si le Conseil d’Etat s’est déclaré incompétent, il demande au ministère des explications, souligne Fabien Jobard, l’un des requérants, chercheur au CNRS, spécialiste des questions pénales. « Il agit comme une commission d’accès aux documents administratifs en demandant à Mme Vidal de nous dire ce qu’il en est. Soit oui, une commission existe avec tel et tel membre, soit non – c’est le plus probable –, il n’y a pas de commission d’enquête », projette-t-il.

    Ce second scénario est tout aussi « inquiétant » que le premier pour Fabien Jobard : « Cela voudrait dire qu’on gouverne à coups de propos comminatoires et de menaces et ce n’est pas tolérable », commente-t-il. La démarche du Conseil d’Etat serait alors en mesure de « rappeler que lorsqu’un ministre s’engage devant la représentation nationale, il est garant de ce qu’il dit mettre en avant, sans quoi la parole politique s’en trouve décrédibilisée et l’insécurité juridique décuplée », estime le sociologue.

    Pour la requérante Fanny Gallot, maîtresse de conférences en histoire à l’université Paris-Est-Créteil, « ce recours marque le fait que les bornes ont été largement dépassées. Aujourd’hui, l’offensive est très forte et elle est autorisée par Frédérique Vidal ». Ainsi, « mener des recherches sur les discriminations ethnoraciales quand on est soi-même racisé est d’emblée considéré comme se faire le porte-parole des minorités. Mener des recherches quand on est féministe, comme moi, peut être utilisé par certains pour remettre en question la scientificité de mes recherches », illustre-t-elle.

    « Un climat d’angoisse »
    Des étudiants de deuxième année de master qui voulaient s’inscrire en thèse hésitent à travailler sur certains sujets, notamment liés à l’intersectionnalité (qui consiste à croiser divers mécanismes de domination, liés au genre, à l’âge ou encore à la couleur de peau). « C’est une intimidation, même s’il n’y a pas eu véritablement de commission d’enquête. Pour pouvoir assumer de parler de certains sujets, il faut être un enseignant en poste, sinon c’est trop risqué », confirme Caroline Ibos, maîtresse de conférences en science politique à l’université Rennes-II.

    Les effets sont donc « très concrets » et vont « dans le sens d’une police de la pensée », alors que sont en question des savoirs déjà marginalisés en France. « Il y a peu d’endroits où l’on peut se former en études de genre et un seul – Paris-VIII – qui décerne des doctorats en études de genre en France, décrit la chercheuse. Il n’y a pas de section au CNRS, ni au CNU [Conseil national des universités], c’est un champ particulièrement sous-financé et aujourd’hui le gouvernement décide de le livrer à la vindicte populaire ? »

    Fanny Gallot décrit « un climat d’angoisse » depuis les déclarations de la ministre. « Il y a des moments d’échanges académiques qui sont empêchés », comme lors d’une table ronde au mois de mars consacrée à l’intersectionnalité qui s’est déroulée dans une ambiance « électrique », rapporte-t-elle. « Je pense que je n’ai pas dit exactement ce que j’aurais dit si nous n’avions pas été trois semaines après les propos de Frédérique Vidal. Nous nous autocensurons dans une certaine mesure parce que nous avons peur. Dans des conférences Zoom où on ne sait pas toujours qui est présent, on redoute des trolls. On ne sait plus ce que l’on peut dire en classe ou dans les séminaires », confie Fanny Gallot.

    Au campus Condorcet, au nord de Paris, un autre chercheur, qui souhaite rester anonyme, rapporte que dans le cadre du quatrième programme d’investissements d’avenir – le PIA 4 –, un axe dédié à la question du genre a été gommé de la proposition après l’annonce de cette enquête, de peur que les financements ne soient pas perçus.
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    Tel autre rapporte que lors d’auditions blanches qu’il a fait passer à de jeunes chercheurs en guise d’entraînement avant leurs auditions de recrutement au CNRS, il leur a déconseillé d’évoquer les « savoirs situés » ou encore l’intersectionnalité, qui étaient pourtant au cœur de leurs travaux. « Je leur ai conseillé de mettre de côté ces notions et de botter en touche si on leur en parlait », se désole-t-il.

    « C’est la liberté de pensée qui est en jeu »
    « Nous souhaitions mettre la ministre face à ses responsabilités, explique Nacira Guénif, professeure de sociologie à Paris-VIII, également requérante. On ne peut pas faire n’importe quelle déclaration sans que cela ait des implications. »
    Née en France de parents algériens, Nacira Guénif « travaille depuis longtemps dans ces conditions de suspicion ». « J’ai eu un procès en imposture avant même d’avoir mon poste à l’université », narre-t-elle. Dans les années 1990, auprès de la direction des populations et des migrations, qui finançait une recherche obtenue par la jeune chercheuse après un appel d’offres, elle écope d’une « curée générale ». « Je ne collais pas aux stéréotypes de la beurette, qui était précisément le sujet de ma thèse. On me reprochait de ne pas dire ce qu’on attendait de moi et cela s’est transformé en déloyauté de ma part », poursuit Nacira Guénif.

    Depuis, la suspicion de militance est constante, les promesses non tenues d’invitations dans des colloques se poursuivent et les prises à partie également. « L’intention de délégitimation à cause des origines doit me faire passer l’envie de m’y référer. Le fait de partir de sa propre expérience pour parvenir à dégager des modèles théoriques est nié à des personnes d’origine migrante et coloniale, analyse-t-elle. “Défaites-vous de vos origines”, nous intime-t-on, alors qu’on passe son temps à vous rappeler que vous en avez. »

    Dans la volonté de la ministre, Fabien Jobard voit « au mieux un doublon inutile et au pire, une volonté du gouvernement de substituer ou d’ajouter aux procédures scientifiques habituelles une procédure dérogatoire ». Car, pour faire des enquêtes, il existe des commissions dans chacun des établissements, tel le comité national au CNRS, chargé d’évaluer les collègues et de recruter les nouveaux chercheurs. « C’est le principe de l’évaluation de l’action scientifique par les pairs, rappelle-t-il. Si un collègue au CNRS présente un projet visant à nous dire que le prolétariat nouveau est constitué d’islamistes et exige que le politique mette genou à terre devant lui, alors je suis suffisamment grand pour émettre un avis d’alerte sur ce collègue », illustre celui qui a siégé au comité national dans la section science politique entre 2004 et 2008.

    Lui aussi témoin d’effets concrets après l’annonce de Mme Vidal, Fabien Jobard cite le cas d’une collègue chargée de suivre plusieurs sujets pour le compte du gouvernement. « Dans le cadre de ses missions, elle travaille avec des militaires et alors qu’elle voulait organiser un colloque, l’un d’eux s’est opposé à ce qu’il se tienne à La Sorbonne, “à cause des problèmes d’islamo-gauchisme” », relate Fabien Jobard, qui s’inquiète du discrédit jeté sur les travaux de recherche. « J’essaye de maintenir une crédibilité, mais si mes interlocuteurs habituels que sont les procureurs, les policiers et les gendarmes s’effraient de mon travail, ma relation en sera-t-elle grillée ? Vont-ils travailler uniquement avec des universités et organismes qui feront le vœu de ne pas être islamo-gauchistes ? »

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