Entretien Archives | AOC media

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  • Luciana Peker : « Pour Milei, le féminisme est l’ennemi public numéro un » - AOC media
    https://aoc.media/entretien/2024/03/15/luciana-peker-pour-milei-le-feminisme-est-lennemi-public-numero-un

    Face aux oppressions fascistes et sexistes du président Javier Milei, la journaliste et militante féministe Luciana Peker a quitté l’Argentine pour venir s’installer en Europe. Elle s’évertue, depuis, à alerter l’opinion publique internationale sur les dangers d’une complaisance face à l’extrême-droite, notamment pour les droits des femmes.

    https://justpaste.it/b9l74

  • Dépassement systématique de budget, militarisation de l’espace public, gentrification, greenwashing : une "encyclopédie des nuisances" des #JOP à travers le temps.
    Descriptions des fonctionnements occultes de la "machine olympique" et de sa gouvernance par le #CIO.

    Jules Boykoff : « Les JO, c’est l’économie du ruissellement inversé » - AOC media
    https://aoc.media/entretien/2024/01/12/jules-boykoff-les-jo-cest-leconomie-du-ruissellement-inverse

    Pourquoi les Jeux Olympiques sont-ils devenus une force économique avant d’être un événement sportif ? Ancien athlète, le politiste Jules Boykoff montre que des processus d’accumulation du capital considérables se mettent en place dès lors qu’une ville organise des Jeux Olympiques de grande ampleur. Leur coût est systématiquement sous-évalué, l’espace public est militarisé, les équilibres sociaux déstabilisés, et les écosystèmes menacés. Pourquoi les villes continuent-elles alors de les organiser ?

    https://justpaste.it/e9wny

  • Rabah Ameur-Zaïmeche : « Alors se pose la question , quel Arabe préfère-t-on être ? » - AOC media
    https://aoc.media/entretien/2023/09/08/rabah-ameur-zaimeche-alors-se-pose-la-question-quel-arabe-prefere-t-on-etre

    Avec Le Gang des Bois du Temple, en salles depuis le 6 septembre, Rabah Ameur-Zaïmeche remixe le film de banlieue avec le polar de braquage et transfigure le quartier qu’il explorait enfant en un jeu de lumières et de couleurs quasi abstrait. Porté par la famille d’acteurs de ses films précédents Histoire de Judas (2015) et Terminal Sud (2019), ce septième long-métrage met en scène une troupe de Robins des bois de cité et le prince saoudien qui volent pour assurer à leurs proches un avenir plus doux. Cette confrontation à l’issue fatale révèle l’impossibilité de s’en remettre au hasard dans une économie mondialisée et implacable. Rabah Ameur-Zaïmeche revient sur ce monde en ruines dans lequel la cohabitation se révèle impossible entre ceux pour qui tout s’achète et ceux pour qui tout se paie. RP

    https://justpaste.it/az67v

    #cinéma

    • Nous avons tout de suite pressenti l’occasion lumineuse de pouvoir mettre en valeur l’antagonisme entre les oligarchies et nous, pauvres prolétaires… Car nous le sommes tous, que nous soyons ouvriers, employés, paysans, cadres, à partir du moment où nous ne possédons pas les outils de production. Et le film cherche clairement à embrasser un seul prolétariat, par delà toutes nos différences d’âge, de genre, de religion

  • #Francesco_Sebregondi : « On ne peut pas dissocier les violences policières de la question du racisme »

    Après avoir travaillé pour #Forensic_Architecture sur les morts d’#Adama_Traoré et de #Zineb_Redouane, l’architecte #Francesco_Sebregondi a créé INDEX, pour enquêter sur les #violences_d’État et en particulier sur les violences policières en #France et depuis la France. Publié plusieurs semaines avant la mort de Nahel M., cet entretien mérite d’être relu attentivement. Rediffusion d’un entretien du 22 avril 2023

    C’est en 2010 que l’architecte, chercheur et activiste Eyal Weizman crée au Goldsmiths College de Londres un groupe de recherche pluridisciplinaire qui fera date : Forensic Architecture. L’Architecture forensique avait déjà fait l’objet d’un entretien dans AOC.

    Cette méthode bien particulière avait été créée à l’origine pour enquêter sur les crimes de guerre et les violations des droits humains en utilisant les outils de l’architecture. Depuis, le groupe a essaimé dans différentes parties du monde, créant #Investigative_Commons, une communauté de pratiques rassemblant des agences d’investigation, des activistes, des journalistes, des institutions culturelles, des scientifiques et artistes (la réalisatrice Laura Poitras en fait partie), etc. Fondé par l’architecte Francesco Sebregondi à Paris en 2020, #INDEX est l’une d’entre elles. Entre agence d’expertise indépendante et média d’investigation, INDEX enquête sur les violences d’État et en particulier sur les violences policières en France et depuis la France. Alors que les violences se multiplient dans le cadre des mouvements sociaux, comment « faire en sorte que l’État même s’équipe de mécanismes qui limitent les excès qui lui sont inhérents » ? Si la vérité est en ruines, comment la rétablir ? OR

    Vous avez monté l’agence d’investigation INDEX après avoir longtemps travaillé avec Forensic Architecture. Racontez-nous…
    Forensic Architecture est né en 2010 à Goldsmiths à Londres. À l’origine, c’était un projet de recherche assez expérimental, pionnier dans son genre, qui cherchait à utiliser les outils de l’architecture pour enquêter sur les violations des #droits_humains et en particulier du droit de la guerre. La période était charnière : avec l’émergence des réseaux sociaux et des smartphones, les images prises par des témoins étaient diffusées très rapidement sur des réseaux souvent anonymes. La quantité d’#images et de #documentation_visuelle disponible commençait à augmenter de manière exponentielle et la démocratisation de l’accès à l’#imagerie_satellitaire permettait de suivre d’un point de vue désincarné l’évolution d’un territoire et les #traces qui s’y inscrivaient. La notion de #trace est importante car c’est ce qui nous relie à la tradition de l’enquête appliquée plus spécifiquement au champ spatial. Les traces que la #guerre laisse dans l’#environnement_urbain sont autant de points de départ pour reconstruire les événements. On applique à ces traces une série de techniques d’analyse architecturale et spatiale qui nous permettent de remonter à l’événement. Les traces sont aussi dans les documents numériques, les images et les vidéos. Une large partie de notre travail est une forme d’archéologie des pixels qui va chercher dans la matérialité même des documents numériques. On peut reconstituer les événements passés, par exemple redéployer une scène en volume, à partir de ses traces numériques en image.

    Quels en ont été les champs d’application ?
    À partir du travail sur les conflits armés, au sein de Forensic Architecture, on a développé une série de techniques et de recherches qui s’appliquent à une variété d’autres domaines. On commençait à travailler sur les violences aux frontières avec le projet de Lorenzo Pezzani et Charles Zeller sur les bateaux de migrants laissés sans assistance aux frontières méditerranéennes de l’Europe, à des cas de #violences_environnementales ou à des cas de violences policières… L’origine de notre approche dans l’enquête sur des crimes de guerre faisait qu’on avait tendance à porter un regard, depuis notre base à Londres, vers les frontières conflictuelles du monde Occidental. On s’est alors rendus compte que les violences d’État qui avaient lieu dans des contextes plus proches de nous, que ce soit en Grande-Bretagne, aux États-Unis ou en Grèce, pouvaient bénéficier d’un éclairage qui mobiliserait les mêmes techniques et approches qu’on avait à l’origine développées pour des situations de conflits armés. Tout cela est en lien assez direct avec la militarisation de la #police un peu partout dans le Nord global, le contexte occidental, que ce soit au niveau des #armes utilisées qu’au niveau des #stratégies employées pour maintenir l’ordre.

    La France vous a ensuite semblé être un pays depuis lequel enquêter ?
    Je suis revenu vivre en France en 2018 en plein milieu de la crise sociale autour du mouvement des Gilets jaunes et de son intense répression policière. Dès ce moment-là, il m’a semblé important d’essayer d’employer nos techniques d’enquête par l’espace et les images pour éclairer ce qui était en train de se passer. On en parlait aussi beaucoup. En 2020, j’ai dirigé les enquêtes sur la mort d’Adama Traoré et de Zineb Redouane pour le compte de Forensic Architecture depuis la France avec une équipe principalement française. C’était une période d’incubation d’INDEX en quelque sorte. Ces enquêtes ont initié notre travail sur le contexte français en rassemblant des moyens et une équipe locale.
    On est aujourd’hui dans un rapport de filiation assez clair avec Forensic Architecture même si INDEX est structurellement autonome. Les deux organisations sont très étroitement liées et entretiennent des relations d’échange, de partage de ressources, etc. Tout comme Forensic Architecture, INDEX est l’une des organisations du réseau international Investigative Commons qui fédère une douzaine de structures d’investigation indépendantes dans différents pays et qui travaillent à l’emploi des techniques d’enquêtes en sources ouvertes dans des contextes locaux.

    Il existe donc d’autres structures comme INDEX ?
    Elles sont en train d’émerger. On est dans cette phase charnière très intéressante. On passe d’une organisation reconnue comme pionnière dans l’innovation et les nouvelles techniques d’enquête à tout un champ de pratiques qui a encore beaucoup de marge de développement et qui, en se frottant à des contextes locaux ou spécifiques, vient éprouver sa capacité à interpeller l’opinion, à faire changer certaines pratiques, à demander de la transparence et des comptes aux autorités qui se rendent responsables de certaines violences.

    On utilise depuis toujours le terme d’enquête dans les sciences humaines et sociales mais l’on voit aujourd’hui que les architectes, les artistes s’en emparent, dans des contextes tous très différents. Qu’est-ce que l’enquête pour INDEX ?
    On emploie le terme d’#enquête dans un sens peut-être plus littéral que son usage en sciences humaines ou en recherche car il est question de faire la lumière sur les circonstances d’un incident et d’établir des rapports de causalité dans leur déroulement, si ce n’est de responsabilité. Il y a aussi cette idée de suivre une trace. On travaille vraiment essentiellement sur une matière factuelle. L’enquête, c’est une pratique qui permet de faire émerger une relation, un #récit qui unit une série de traces dans un ensemble cohérent et convaincant. Dans notre travail, il y a aussi la notion d’#expertise. Le nom INDEX est une contraction de « independant expertise ». C’est aussi une référence à la racine latine d’indice. Nous cherchons à nous réapproprier la notion d’expertise, trop souvent dévoyée, en particulier dans les affaires de violences d’État sur lesquelles on travaille.

    Vos enquêtes s’appuient beaucoup sur les travaux d’Hannah Arendt et notamment sur Vérité et politique qui date de 1964.
    On s’appuie beaucoup sur la distinction que Hannah Arendt fait entre #vérité_de_fait et #vérité_de_raison, en expliquant que les vérités de fait sont des propositions qui s’appuient sur l’extérieur, vérifiables, et dont la valeur de vérité n’est possible qu’en relation avec d’autres propositions et d’autres éléments, en particuliers matériels. La vérité de raison, elle, fait appel à un système de pensée auquel on doit adhérer. C’est à partir de cette distinction qu’Arendt déploie les raisons pour lesquelles #vérité et #politique sont toujours en tension et comment la pratique du politique doit s’appuyer sur une série de vérités de raison, sur l’adhésion d’un peuple à une série de principes que le pouvoir en place est censé incarner. Ainsi, le pouvoir, dépendant de cette adhésion, doit tenir à distance les éléments factuels qui viendraient remettre en cause ces principes. C’est ce qu’on essaye de déjouer en remettant au centre des discussions, au cœur du débat et de l’espace public des vérités de fait, même quand elles sont en friction avec des « #vérités_officielles ».
    Du temps d’Hannah Arendt, le politique avait encore les moyens d’empêcher la vérité par le régime du secret. C’est beaucoup moins le cas dans les conditions médiatiques contemporaines : le problème du secret tend à céder le pas au problème inverse, celui de l’excès d’informations. Dans cet excès, les faits et la vérité peuvent se noyer et venir à manquer. On entend alors parler de faits alternatifs, on entre dans la post-vérité, qui est en fait une négation pure et simple de la dimension sociale et partagée de la vérité. Si on veut résister à ce processus, si on veut réaffirmer l’exigence de vérité comme un #bien_commun essentiel à toute société, alors, face à ces défis nouveaux, on doit faire évoluer son approche et ses pratiques. Beaucoup des techniques développées d’abord avec Forensic Architecture et maintenant avec INDEX cherchent à développer une culture de l’enquête et de la #vérification. Ce sont des moyens éprouvés pour mettre la mise en relation de cette masse critique de données pour faire émerger du sens, de manière inclusive et participative autant que possible.

    L’#architecture_forensique, même si elle est pluridisciplinaire, s’appuie sur des méthodes d’architecture. En quoi est-ce particulièrement pertinent aujourd’hui ?
    L’une des techniques qui est devenue la plus essentielle dans les enquêtes que l’on produit est l’utilisation d’un modèle 3D pour resituer des images et des vidéos d’un événement afin de les recouper entre elles. Aujourd’hui, il y a souvent une masse d’images disponibles d’un événement. Leur intérêt documentaire réside moins dans l’individualité d’une image que sur la trame de relations entre les différentes images. C’est la #spatialisation et la #modélisation en 3D de ces différentes prises de vue qui nous permet d’établir avec précision la trame des images qui résulte de cet événement. Nous utilisons les outils de l’architecture à des fins de reconstitution et de reconstruction plus que de projection, que ce soit d’un bâtiment, d’un événement, etc.

    Parce qu’il faut bien rappeler que vos enquêtes sont toujours basées sur les lieux.
    L’environnement urbain est le repère clé qui nous permet de resituer l’endroit où des images ont été prises. Des détails de l’environnement urbain aussi courants qu’un passage piéton, un banc public, un kiosque à journaux ou un abribus nous permettent de donner une échelle pour reconstituer en trois dimensions où et comment une certaine scène s’est déroulée. Nous ne considérons pas l’architecture comme la pratique responsable de la production de l’environnement bâti mais comme un champ de connaissance dont la particularité est de mettre en lien une variété de domaines de pensées et de savoirs entre eux. Lorsqu’on mobilise l’architecture à des fins d’enquête, on essaye de faire dialoguer entre elles toute une série de disciplines. Nos équipes mêmes sont très interdisciplinaires. On fait travailler des vidéastes, des ingénieurs des matériaux, des juristes… le tout pour faire émerger une trame narrative qui soit convaincante et qui permette de resituer ce qui s’est passé autour de l’évènement sous enquête.

    L’historienne Samia Henni qui enseigne à Cornell University aux États-Unis, et qui se considère « historienne des environnements bâtis, détruits et imaginés », dit qu’apprendre l’histoire des destructions est aussi important que celles des constructions, en raison notamment du nombre de situations de conflits et de guerres sur la planète. Quand on fait du projet d’architecture, on se projette en général dans l’avenir. En ce qui vous concerne, vous remodélisez et reconstituez des événements passés, souvent disparus. Qu’est-ce que ce rapport au temps inversé change en termes de représentations ?
    Je ne suis pas sûr que le rapport au temps soit inversé. Je pense que dans la pratique de l’enquête, c’est toujours l’avenir qui est en jeu. C’est justement en allant chercher dans des événements passés, en cherchant la manière précise dont ils se sont déroulés et la spécificité d’une reconstitution que l’on essaye de dégager les aspects structurels et systémiques qui ont provoqué cet incident. En ce sens, ça nous rapproche peut-être de l’idée d’#accident de Virilio, qui est tout sauf imprévisible.
    L’enjeu concerne l’avenir. Il s’agit de montrer comment certains incidents ont pu se dérouler afin d’interpeller, de demander des comptes aux responsables de ces incidents et de faire en sorte que les conditions de production de cette #violence soient remises en question pour qu’elle ne se reproduise pas. Il s’agit toujours de changer les conditions futures dans lesquelles nous serons amenés à vivre ensemble, à habiter, etc. En cela je ne pense pas que la flèche du temps soit inversée, j’ai l’impression que c’est très proche d’une pratique du projet architectural assez classique.

    Vous utilisez souvent le terme de « violences d’État ». Dans une tribune de Libération intitulée « Nommer la violence d’État » en 2020, encore d’actualité ces temps-ci, l’anthropologue, sociologue et médecin Didier Fassin revenait sur la rhétorique du gouvernement et son refus de nommer les violences policières. Selon lui, « ne pas nommer les violences policières participe précisément de la violence de l’État. » Il y aurait donc une double violence. Cette semaine, l’avocat Arié Alimi en parlait aussi dans les colonnes d’AOC. Qu’en pensez-vous ?
    Je partage tout à fait l’analyse de Didier Fassin sur le fait que les violences d’État s’opèrent sur deux plans. Il y a d’une part la violence des actes et ensuite la violence du #déni des actes. Cela fait le lien avec l’appareil conceptuel développé par Hannah Arendt dans Vérité et politique. Nier est nécessaire pour garantir une forme de pouvoir qui serait remise en question par des faits qui dérangent. Cela dit, il est important de constamment travailler les conditions qui permettent ou non de nommer et surtout de justifier l’emploi de ces termes.

    Vous utilisez le terme de « violences d’État » mais aussi de « violences policières » de votre côté…
    Avec INDEX, on emploie le terme de « violences d’État » parce qu’on pense qu’il existe une forme de continuum de violence qui s’opère entre violences policières et judiciaires, le déni officiel et l’#impunité de fait étant des conditions qui garantissent la reproduction des violences d’État. Donc même si ce terme a tendance à être perçu comme particulièrement subversif – dès qu’on le prononce, on tend à être étiqueté comme militant, voire anarchiste –, on ne remet pas forcément en question tout le système d’opération du pouvoir qu’on appelle l’État dès lors qu’on dénonce ses violences. On peut évoquer Montesquieu : « Le #pouvoir arrête le pouvoir ». Comment faire en sorte que l’État même s’équipe de mécanismes qui limitent les excès qui lui sont inhérents ? Il s’agit a minima d’interpeller l’#opinion_publique sur les pratiques de l’État qui dépassent le cadre légal ; mais aussi, on l’espère, d’alimenter la réflexion collective sur ce qui est acceptable au sein de nos sociétés, au-delà la question de la légalité.

    Ce que je voulais dire c’est que Forensic Architecture utilise le terme de « violences d’État » ou de « crimes » dans un sens plus large. Sur le site d’INDEX, on trouve le terme de « violences policières » qui donne une information sur le cadre précis de vos enquêtes.
    On essaye d’être le maillon d’une chaîne. Aujourd’hui, on se présente comme une ONG d’investigation qui enquête sur les violences policières en France. Il s’agit d’être très précis sur le cadre de notre travail, local, qui s’occupe d’un champ bien défini, dans un contexte particulier. Cela reflète notre démarche : on est une petite structure, avec peu de moyens. En se spécialisant, on peut faire la lumière sur une série d’incidents, malheureusement récurrents, mais en travaillant au cœur d’un réseau déjà constitué et actif en France qui se confronte depuis plusieurs décennies aux violences d’État et aux violences policières plus particulièrement. En se localisant et étant spécifique, INDEX permet un travail de collaboration et d’échanges beaucoup plus pérenne et durable avec toute une série d’acteurs et d’actrices d’un réseau mobilisé autour d’un problème aussi majeur que l’usage illégitime de la force et de la violence par l’État. Limiter le cadre de notre exercice est une façon d’éprouver la capacité de nos techniques d’enquête et d’intervention publique à véritablement amorcer un changement dans les faits.

    On a parfois l’impression que la production des observateurs étrangers est plus forte, depuis l’extérieur. Quand la presse ou les observateurs étrangers s’emparent du sujet, ils prennent tout de suite une autre ampleur. Qu’en pensez-vous ?
    C’est sûr que la possibilité de projeter une perspective internationale sur un incident est puissante – je pense par exemple à la couverture du désastre du #maintien_de_l’ordre lors de la finale de la Ligue des champions 2022 au Stade de France qui a causé plus d’embarras aux représentants du gouvernement que si le scandale s’était limité à la presse française –, mais en même temps je ne pense pas qu’il y ait véritablement un gain à long terme dans une stratégie qui viserait à créer un scandale à l’échelle internationale. Avec INDEX, avoir une action répétée, constituer une archive d’enquêtes où chacune se renforce et montre le caractère structurel et systématique de l’exercice d’une violence permet aussi de sortir du discours de l’#exception, de la #bavure, du #dérapage. Avec un travail au long cours, on peut montrer comment un #problème_structurel se déploie. Travailler sur un tel sujet localement pose des problèmes, on a des difficultés à se financer comme organisation. Il est toujours plus facile de trouver des financements quand on travaille sur des violations des droits humains ou des libertés fondamentales à l’étranger que lorsqu’on essaye de le faire sur place, « à la maison ». Cela dit, on espère que cette stratégie portera ses fruits à long terme.

    Vous avez travaillé avec plusieurs médias français : Le Monde, Libération, Disclose. Comment s’est passé ce travail en commun ?
    Notre pratique est déjà inter et pluridisciplinaire. Avec Forensic Architecture, on a souvent travaillé avec des journalistes, en tant que chercheurs on est habitués à documenter de façon très précise les éléments sur lesquels on enquête puis à les mettre en commun. Donc tout s’est bien passé. Le travail très spécifique qu’on apporte sur l’analyse des images, la modélisation, la spatialisation, permet parfois de fournir des conclusions et d’apporter des éléments que l’investigation plus classique ne permet pas.

    Ce ne sont pas des compétences dont ces médias disposent en interne ?
    Non mais cela ne m’étonnerait pas que ça se développe. On l’a vu avec le New York Times. Les premières collaborations avec Forensic Architecture autour de 2014 ont contribué à donner naissance à un département qui s’appelle Visual Investigations qui fait maintenant ce travail en interne de façon très riche et très convaincante. Ce sera peut-être aussi l’avenir des rédactions françaises.

    C’est le cas du Monde qui a maintenant une « cellule d’enquête vidéo ».
    Cela concerne peut-être une question plus générale : ce qui constitue la valeur de vérité aujourd’hui. Les institutions qui étaient traditionnellement les garantes de vérité publique sont largement remises en cause, elles n’ont plus le même poids, le même rôle déterminant qu’il y a cinquante ans. Les médias eux-mêmes cherchent de nouvelles façons de convaincre leurs lecteurs et lectrices de la précision, de la rigueur et de la dimension factuelle de l’information qu’ils publient. Aller chercher l’apport documentaire des images et en augmenter la capacité de preuve et de description à travers les techniques qu’on emploie s’inscrit très bien dans cette exigence renouvelée et dans ce nouveau standard de vérification des faits qui commence à s’imposer et à circuler. Pour que les lecteurs leur renouvellent leur confiance, les médias doivent aujourd’hui s’efforcer de convaincre qu’ils constituent une source d’informations fiables et surtout factuelles.

    J’aimerais que l’on parle du contexte très actuel de ces dernières semaines en France. Depuis le mouvement contre la réforme des retraites, que constatez-vous ?
    On est dans une situation où les violences policières sont d’un coup beaucoup plus visibles. C’est toujours un peu pareil : les violences policières reviennent au cœur de l’actualité politique et médiatique au moment où elles ont lieu dans des situations de maintien de l’ordre, dans des manifestations… En fait, quand elles ne touchent plus seulement des populations racisées et qu’elles ne se limitent plus aux quartiers populaires.

    C’est ce que disait Didier Fassin dans le texte dont nous parlions à l’instant…
    Voilà. On ne parle vraiment de violences policières que quand elles touchent un nombre important de personnes blanches. Pendant la séquence des Gilets jaunes, c’était la même dynamique. C’est à ce moment-là qu’une large proportion de la population française a découvert les violences policières et les armes dites « non létales », mais de fait mutilantes, qui sont pourtant quotidiennement utilisées dans les #quartiers_populaires depuis des décennies. Je pense qu’il y a un problème dans cette forme de mobilisation épisodique contre les violences policières parce qu’elle risque aussi, par manque de questionnements des privilèges qui la sous-tendent, de reproduire passivement des dimensions de ces mêmes violences. Je pense qu’au fond, on ne peut pas dissocier les violences policières de la question du racisme en France.
    Il me semble aussi qu’il faut savoir saisir la séquence présente où circulent énormément d’images très parlantes, évidentes, choquantes de violences policières disproportionnées, autour desquelles tout semblant de cadre légal a sauté, afin de justement souligner le continuum de cette violence, à rebours de son interprétation comme « flambée », comme exception liée au mouvement social en cours uniquement. Les enquêtes qu’on a publiées jusqu’ici ont pour la plupart porté sur des formes de violences policières banalisées dans les quartiers populaires : tirs sur des véhicules en mouvement, situations dites de « refus d’obtempérer », usages de LBD par la BAC dans une forme de répression du quotidien et pas d’un mouvement social en particulier. Les séquences que l’on vit actuellement doivent nous interpeller mais aussi nous permettre de faire le lien avec la dimension continue, structurelle et discriminatoire de la violence d’État. On ne peut pas d’un coup faire sauter la dimension discriminatoire des violences policières et des violences d’État au moment où ses modes opératoires, qui sont régulièrement testés et mis au point contre des populations racisées, s’abattent soudainement sur une population plus large.

    Vous parlez des #violences_systémiques qui existent, à une autre échelle…
    Oui. On l’a au départ vu avec les Gilets jaunes lorsque les groupes #BAC ont été mobilisés. Ces groupes sont entraînés quotidiennement à faire de la #répression dans les quartiers populaires. C’est là-bas qu’ils ont développé leurs savoirs et leurs pratiques particulières, très au contact, très agressives. C’est à cause de cet exercice quotidien et normalisé des violences dans les quartiers populaires que ces unités font parler d’elles quand elles sont déployées dans le maintien de l’ordre lors des manifestations. On le voit encore aujourd’hui lors de la mobilisation autour de la réforme des retraites, en particulier le soir. Ces situations évoluent quotidiennement donc je n’ai pas toutes les dernières données mais la mobilisation massive des effectifs de police – en plus de la #BRAV-M [Brigades de répression des actions violentes motorisées] on a ajouté les groupes BAC –, poursuivent dans la logique dite du « contact » qui fait souvent beaucoup de blessés avec les armes utilisées.

    Avez-vous été sollicités ces temps-ci pour des cas en particulier ?
    Il y aura tout un travail à faire à froid, à partir de la quantité d’images qui ont émergé de la répression et en particulier des manifestations spontanées. Aujourd’hui, les enjeux ne me semblent pas concerner la reconstitution précise d’un incident mais plutôt le traitement et la confrontation de ces pratiques dont la documentation montre le caractère systémique et hors du cadre légal de l’emploi de la force. Cela dit, on suit de près les blessures, dont certaines apparemment mutilantes, relatives à l’usage de certaines armes dites « non létales » et en particulier de #grenades qui auraient causé une mutilation ici, un éborgnement là… Les données précises émergent au compte-goutte…
    On a beaucoup entendu parler des #grenades_offensives pendant le mouvement des Gilets jaunes. Le ministère de l’Intérieur et le gouvernement ont beaucoup communiqué sur le fait que des leçons avaient été tirées depuis, que certaines des grenades le plus souvent responsables ou impliquées dans des cas de mutilation avaient été interdites et que l’arsenal avait changé. En fait, elles ont été remplacées par des grenades aux effets quasi-équivalents. Aujourd’hui, avec l’escalade du mouvement social et de contestation, les mêmes stratégies de maintien de l’ordre sont déployées : le recours massif à des armes de l’arsenal policier. Le modèle de grenade explosive ou de #désencerclement employé dans le maintien de l’ordre a changé entre 2018 et 2023 mais il semblerait que les #blessures et les #mutilations qui s’ensuivent perdurent.

    À la suite des événements de Sainte-Soline, beaucoup d’appels à témoins et à documents visuels ont circulé sur les réseaux sociaux. Il semblerait que ce soit de plus en plus fréquent.
    Il y a une prise de conscience collective d’un potentiel – si ce n’est d’un pouvoir – de l’image et de la documentation. Filmer et documenter est vraiment devenu un réflexe partagé dans des situations de tension. J’ai l’impression qu’on est devenus collectivement conscients de l’importance de pouvoir documenter au cas où quelque chose se passerait. Lors de la proposition de loi relative à la sécurité globale, on a observé qu’il y avait un véritable enjeu de pouvoir autour de ces images, de leur circulation et de leur interprétation. Le projet de loi visait à durcir l’encadrement pénal de la capture d’image de la police en action. Aujourd’hui, en voyant le niveau de violence déployée alors que les policiers sont sous les caméras, on peut vraiment se demander ce qu’il se passerait dans la rue, autour des manifestations et du mouvement social en cours si cette loi était passée, s’il était illégal de tourner des images de la police.
    En tant que praticiens de l’enquête en source ouverte, on essaye de s’articuler à ce mouvement spontané et collectif au sein de la société civile, d’utiliser les outils qu’on a dans la poche, à savoir notre smartphone, pour documenter de façon massive et pluri-perspective et voir ce qu’on peut en faire, ensemble. Notre champ de pratique n’existe que grâce à ce mouvement. La #capture_d’images et l’engagement des #témoins qui se mettent souvent en danger à travers la prise d’images est préalable. Notre travail s’inscrit dans une démarche qui cherche à en augmenter la capacité documentaire, descriptive et probatoire – jusqu’à la #preuve_judiciaire –, par rapport à la négociation d’une vérité de fait autour de ces évènements.

    Le mouvement « La Vérité pour Adama », créé par sa sœur suite à la mort d’Adama Traoré en 2016, a pris beaucoup d’ampleur au fil du temps, engageant beaucoup de monde sur l’affaire. Vous-mêmes y avez travaillé…
    La recherche de la justice dans cette appellation qui est devenue courante parmi les différents comités constitués autour de victimes est intéressante car elle met en tension les termes de vérité et de justice et qu’elle appelle, implicitement, à une autre forme de justice que celle de la #justice_institutionnelle.
    Notre enquête sur la mort d’Adama Traoré a été réalisée en partenariat avec Le Monde. À la base, c’était un travail journalistique. Il ne s’agit pas d’une commande du comité et nous n’avons pas été en lien. Ce n’est d’ailleurs jamais le cas au moment de l’enquête. Bien qu’en tant qu’organisation, INDEX soit solidaire du mouvement de contestation des abus du pouvoir policier, des violences d’État illégitimes, etc., on est bien conscients qu’afin de mobiliser efficacement notre savoir et notre expertise, il faut aussi entretenir une certaine distance avec les « parties » – au sens judiciaire –, qui sont les premières concernées dans ces affaires, afin que notre impartialité ne soit pas remise en cause. On se concentre sur la reconstitution des faits et pas à véhiculer un certain récit des faits.

    Le comité « La Vérité pour Adama » avait commencé à enquêter lui-même…
    Bien sûr. Et ce n’est pas le seul. Ce qui est très intéressant autour des #comités_Vérité_et_Justice qui émergent dans les quartiers populaires autour de victimes de violences policières, c’est qu’un véritable savoir se constitue. C’est un #savoir autonome, qu’on peut dans de nombreux cas considérer comme une expertise, et qui émerge en réponse au déni d’information des expertises et des enquêtes officielles. C’est parce que ces familles sont face à un mur qu’elles s’improvisent expertes, mais de manière très développée, en mettant en lien toute une série de personnes et de savoirs pour refuser le statu quo d’une enquête qui n’aboutit à rien et d’un non-lieu prononcé en justice. Pour nous, c’est une source d’inspiration. On vient prolonger cet effort initial fourni par les premiers et premières concernées, d’apporter, d’enquêter et d’expertiser eux-mêmes les données disponibles.

    Y a-t-il encore une différence entre images amateures et images professionnelles ? Tout le monde capte des images avec son téléphone et en même temps ce n’est pas parce que les journalistes portent un brassard estampillé « presse » qu’ils et elles ne sont pas non plus victimes de violences. Certain·es ont par exemple dit que le journaliste embarqué Rémy Buisine avait inventé un format journalistique en immersion, plus proche de son auditoire. Par rapport aux médias, est-ce que quelque chose a changé ?
    Je ne voudrais pas forcément l’isoler. Rémy Buisine a été particulièrement actif pendant le mouvement des Gilets jaunes mais il y avait aussi beaucoup d’autres journalistes en immersion. La condition technique et médiatique contemporaine permet ce genre de reportage embarqué qui s’inspire aussi du modèle des reporters sur les lignes de front. C’est intéressant de voir qu’à travers la militarisation du maintien de l’ordre, des modèles de journalisme embarqués dans un camp ou dans l’autre d’un conflit armé se reproduisent aujourd’hui.

    Avec la dimension du direct en plus…
    Au-delà de ce que ça change du point de vue de la forme du reportage, ce qui pose encore plus question concerne la porosité qui s’est établie entre les consommateurs et les producteurs d’images. On est dans une situation où les mêmes personnes qui reçoivent les flux de données et d’images sont celles qui sont actives dans leur production. Un flou s’opère dans les mécanismes de communication entre les pôles de production et de réception. Cela ouvre une perspective vers de formes nouvelles de circulation de l’information, de formes beaucoup plus inclusives et participatives. C’est déjà le cas. On est encore dans une phase un peu éparse dans laquelle une culture doit encore se construire sur la manière dont on peut interpréter collectivement des images produites collectivement.

    https://aoc.media/entretien/2023/08/11/francesco-sebregondi-on-ne-peut-pas-dissocier-les-violences-policieres-de-la-

    #racisme #violences_policières

    ping @karine4

    • INDEX

      INDEX est une ONG d’investigation indépendante, à but non-lucratif, créée en France en 2020.

      Nous enquêtons et produisons des rapports d’expertise sur des faits allégués de violence, de violations des libertés fondamentales ou des droits humains.

      Nos enquêtes réunissent un réseau indépendant de journalistes, de chercheur·es, de vidéastes, d’ingénieur·es, d’architectes, ou de juristes.

      Nos domaines d’expertise comprennent l’investigation en sources ouvertes, l’analyse audiovisuelle et la reconstitution numérique en 3D.

      https://www.index.ngo

  • Fred Turner : « La technologie c’est d’abord des entreprises, et leurs relations avec les États » - AOC media
    https://aoc.media/entretien/2023/06/16/fred-turner-la-technologie-cest-dabord-des-entreprises-et-leurs-relations-ave

    Cela fait déjà dix ans que le livre majeur Aux sources de l’utopie numérique a paru en France, s’étant imposé comme une référence pour quiconque s’intéresse à la cyberculture et aux imaginaires projetés sur les technologies de l’information et de la communication. Ce « tour de force », ainsi que le présentait Dominique Cardon dans une préface remarquable et si précise, consistait à suivre l’itinéraire de Stewart Brand[1], et de réveiller, dans son sillage, tout un « monde » comme Howard Becker parlait des « mondes de l’art ». Ce monde, terrestre, rationnel, celui des Douglas Engelbart[2], des Richard Buckminster Fuller, n’a pourtant jamais oublié de regarder vers le ciel, vers le futur onirique rêvé des John Perry Barlow[3] ou Mitch Kapor[4] : entre ciel et terre existe rien moins qu’une civilisation, dont les enfants peuplent aujourd’hui la Silicon Valley.
    Après une carrière dans le journalisme, Fred Turner s’est tourné vers l’enseignement et la recherche. Il est aujourd’hui professeur de communication à l’université de Stanford. Dans un second livre tout aussi vibrant que le premier, Le Cercle Démocratique, Fred Turner montrait comment les dispositif multimédias autour desquels s’organisent de grandes expositions internationales au milieu du XXe siècle, répondent en quelque sorte à une question, posée par la théorie des médias à la démocratie américaine… Ainsi Margaret Mead, László Moholy-Nagy, John Cage venaient s’ajouter à cette longue généalogie d’intellectuels, d’ingénieurs et d’artistes qui mettent médias et techniques au service de la « personnalité démocratique ». On doit aussi à Fred Turner de nombreux articles à l’intersection entre art, science, marketing et théorie politique, dont certains sont regroupés dans L’usage de l’art[5], traitant du festival « Burning Man » comme des habillages par l’art contemporain des locaux de Facebook.

    En profitant de cet anniversaire pour lire ou relire les deux grands livres de Fred Turner, on leur découvre ce souffle commun, dont on sent qu’il inspirait déjà tous les pionniers du numérique. C’est peut-être ce « supplément », très spirituel, qui fait le génie des ouvrages de Turner, cette célébration, sans adhésion béate, de ce que fut une certaine jeunesse, celle qui voulait croire tout possible au sortir de la guerre, mais que canalisait une grande ambition démocratique. De cet optimisme, il faut à notre tour tirer des ressources morales, et bien du courage, pour affronter la dystopie numérique actuelle qui abâtardit tellement la cyberculture californienne. BT

    #Fred_Turner #Interview

  • Verónica Gago : « La grève féministe suscite le désir d’un programme politique » - AOC media - Analyse Opinion Critique
    https://aoc.media/entretien/2022/02/04/veronica-gago-la-greve-feministe-suscite-le-desir-dun-programme-politique

    Deux années durant, Fabienne Brugère et Guillaume Le Blanc, philosophes, ont poursuivi un projet intellectuel ambitieux : celui de documenter les luttes et revendications féministes contemporaines, au travers d’entretiens avec des activistes, des artistes, des personnalités engagées pour plus de justice sociale dans différentes régions du monde. De ce panorama, qui prendra la forme d’un livre – Le peuple des femmes – ressort une puissance féministe, pour reprendre l’expression de l’argentine Verónica Gago, dont les deux philosophes proposent pour AOC cet entretien inédit.

    Philosophe argentine, Verónica Gago est l’une des voix majeures de la théorie féministe contemporaine. Deux de ses livres ont été récemment traduits en français : Économies populaires et luttes féministes (Raisons d’agir, 2020) et La puissance féministe (Éditions Divergences, 2021). À partir de l’Amérique du Sud et des différentes luttes en Argentine qui ont abouti à la légalisation de l’avortement en décembre 2020, elle diagnostique une puissance féministe à même de contrer des violences conjointement capitalistes et patriarcales. Les grèves qui se mettent en place dans différents pays du monde sont pour elle emblématiques de cette portée transnationale d’un féminisme de combat.

    Cet entretien réalisé en juillet 2021 constitue l’une des voix politiques présentes dans Le peuple des femmes. Un tour du monde féministe que nous avons co-écrit et qui paraît ces jours-ci (chez Flammarion). En particulier, les chapitres « Une autre histoire de la grève » et « Les foulards verts » n’existeraient pas sans le dialogue engagé avec Verónica Gago, lequel se poursuivra par une rencontre en mai prochain à Paris.

    #paywall...

    • Qu’est-ce qui vous semble le plus important dans les revendications et les pratiques féministes aujourd’hui, en Argentine et dans le monde ? Quelle est la place des luttes féministes dans les mouvements anticapitalistes en Argentine ?

      Je pense que le mouvement féministe trace la carte complète de ce qui est contesté aujourd’hui, en utilisant des slogans qui combinent une dénonciation de l’impunité judiciaire et policière, tout en exigeant une reconnaissance monétaire et des revenus plus élevés pour les travailleurs les plus précaires, ceux qui sont en charge de l’infrastructure populaire qui rend la vie possible au milieu des territoires dévastés. Lors de la dernière grève féministe, en Argentine, par exemple, le slogan « les travailleurs de la santé communautaire prennent soin de nous » a été particulièrement instructif. C’est une manière d’énoncer la demande de soins dans un registre syndical, de demander conjointement des droits et un meilleur salaire. Il réunit, au lieu de les diviser, le travail et les soins. Il défie la violence institutionnelle et, à son tour, met en évidence la force de l’autodéfense d’un quartier, comprise comme une lutte pour les ressources, allant du droit au logement à la dissociation des prix alimentaires de la valeur du dollar.

      Nous savons que la question de la justice est extrêmement compliquée. Ainsi, lorsque l’assemblée féministe aborde le pouvoir judiciaire, lorsque les assemblées de quartier nomment ce pouvoir opaque, elles pointent son caractère structurel et montrent clairement comment il fonctionne de manière raciste, classiste et sexiste. La dénonciation en soi ne suffit pas à le changer, mais le sortir de l’enceinte de son palais et du langage compliqué de ses procédures est certainement un pas important.

      Le diagnostic féministe de la violence s’oppose également à la morbidité médiatique qui tente de nous figer dans une position de victime perpétuelle et de comptabilité nécropolitique des féminicides. Sans aucun doute, l’impact de la violence en tant qu’expérience quotidienne a beaucoup à voir avec l’expansion d’une sensibilité féministe qui nomme, dénonce et produit une compréhension de ses causes profondes. Mais c’est surtout parce que ce mouvement permet d’affronter la violence et pas seulement de la subir. S’organiser pour lutter pour de meilleurs revenus, pour le logement, pour renverser la législation répressive, contre la précarisation des vies, contre le racisme institutionnel, ce sont là des manières concrètes de cartographier ce fourmillement de différentes formes de violence et de définir des tactiques dans les territoires où cette violence est condensée et renforcée. Dans ce processus, la grève féministe démontre que nous sommes aussi des productrices de valeur, des travailleuses et des créatrices de mondes et de formes de sociabilité, même dans des conditions d’extrême précarité. La grève féministe, en ce sens, suscite le désir d’un programme politique, et pas seulement d’une dénonciation.

      Pourquoi le corps des femmes est-il toujours attaqué ou contrôlé par les hommes ?

      C’est une grande question. Silvia Federici parle souvent d’« un état de guerre permanent contre les femmes », dont le dénominateur commun est la dévalorisation de leur vie et de leur travail par la phase actuelle de la mondialisation. Federici soutient que le capitalisme, depuis ses débuts transatlantiques, a persécuté et combattu les femmes « hérétiques » avec férocité et terreur. C’est pourquoi, dans son livre Caliban et la sorcière, elle relie trois concepts : les femmes, le corps et l’accumulation primitive. Elle y pose des questions fondamentales sur cette figure emblématique de la rébellion. Pourquoi le capitalisme, depuis sa fondation, a-t-il besoin de faire la guerre aux femmes qui détiennent le savoir et le pouvoir ? Pourquoi la chasse aux sorcières est-elle l’un des massacres les plus brutaux et les moins mémorisés de l’histoire ? Pourquoi l’amitié entre femmes doit-elle être rendue suspecte ? Qu’est-ce que les hommes ont cherché à éliminer lorsqu’ils ont brûlé ces femmes sur le bûcher ? Comment peut-on tracer un parallèle entre les sorcières et les esclaves noirs des plantations des Amériques ?

      La guerre contre les femmes, telle que Federici la caractérise, est un moment « originel » qui se répète dans chaque nouvelle phase d’« accumulation primitive » du capital : autrement dit, c’est ce qui se déploie dans le champ social, avant une période d’extrême instabilité des relations de commandement-obéissance et d’exploitation. L’idée qu’il existe des moments historiques où la violence devient une force productive pour l’accumulation du capital, comme le soutient la sociologue Maria Mies dans son livre Patriarcat et accumulation à l’échelle mondiale, est fondamentale pour comprendre la phase actuelle de dépossession à différentes échelles. Faire la guerre aux femmes et à leurs formes de savoir-pouvoir est la condition de possibilité du début du capitalisme, affirme Federici, mais il reste à savoir ce que cela signifie dans le présent. Nous devons tester l’hypothèse d’une chasse aux sorcières actualisée, en cartographiant les nouveaux corps, territoires et conflits en rapport avec sa manifestation contemporaine. Les « nouvelles formes de guerre » sont ce que l’anthropologue argentine Rita Segato appelle les modes de violence actuels qui prennent pour cible le corps des femmes. Elles sont « nouvelles » parce qu’elles actualisent une géométrie du pouvoir qui va au-delà de l’État-nation, puisque ce sont souvent d’autres acteurs qui exercent la violence, très majoritairement liés au capital illégal. En même temps, un lien avec le passé persiste au milieu de la nouveauté, en particulier dans sa dimension coloniale. Cette dimension s’exprime dans les méthodes proprement coloniales de meurtre des femmes (comme l’empalement, l’acide et le démembrement), mais surtout dans l’exercice de l’affirmation de l’autorité fondée sur la propriété des corps. Beaucoup de ces scènes continuent à résonner dans le présent.

      J’identifie au moins trois dynamiques qui attirent l’attention sur la façon dont ce cadre persiste dans notre conjoncture : (1) la relation entre les corps féminisés et dissidents et les terres/territoires communs, tous deux compris comme des surfaces de colonisation, d’extractivisme et de domination ; (2) la criminalisation des actions collectives contre la précarisation de la vie ; et (3) les forces conservatrices (également néo-fascistes) comme une clé constamment présente pour le rappel à l’ordre de l’accumulation capitaliste.

      Qu’est-ce qu’une grève féministe ? Quelle forme concrète peut-elle prendre ou prend-elle ? Pourquoi doit-elle être internationale ? Pourquoi faites-vous campagne pour #WeAreAllWorkers ?

      Je pense que la grève féministe est une redéfinition d’une forme puissante de lutte dans un nouveau moment historique. Contre le modèle étroit de qui peut faire grève – des travailleurs blancs, masculins, salariés et syndiqués – nous avons élargi sa capacité politique, ses langues et ses géographies. Ainsi, des questions se posent qui la remodèlent complètement : quels types de corps, de territoires et de conflits entrent dans la grève lorsqu’elle devient féministe ? À quel type de généralité s’engage-t-elle ?

      Depuis 2016, la grève a successivement pris plusieurs noms : « grève nationale des femmes », « grève internationale des femmes, lesbiennes, travestis et trans », « grève féministe internationale et plurinationale », et même « grève générale féministe ». J’y vois-là un effet de son caractère de plus en plus inclusif et complexe. Je propose d’interpréter la grève féministe comme une recherche pratique posant un ensemble de questions politiques. Comment la grève a-t-elle été réinventée et transformée par un mouvement mené par des sujets et des expériences qui ne correspondent pas à l’idée traditionnelle du travail ? Pourquoi la grève, telle qu’elle est réappropriée à partir du mouvement ouvrier, parvient-elle à traduire de nouvelles grammaires d’exploitation en nouvelles grammaires de conflit dans l’ici et maintenant ? Comment la grève, dans ses significations élargies, est-elle capable de relier le travail domestique à l’exploitation financière ? Pourquoi la grève a-t-elle permis un nouveau type de coordination internationale ?

      Nous disons #TrabajadorasSomosTodas (#Touteslesfemmessontdestravailleuses) pour exprimer que nous ne pouvons pas déléguer au capital – à travers l’outil du salaire – la reconnaissance de qui sont les travailleurs. En même temps, cette déclaration ne fonctionne pas comme une couverture qui recouvre et homogénéise une identité de classe abstraite ; elle fonctionne plutôt parce qu’elle révèle la multiplicité de ce que signifie le travail du point de vue féministe, avec toutes ses hiérarchies et toutes ses luttes. Aujourd’hui, la classe est une multiplicité qui a élargi les frontières de ce que nous comprenons comme la « classe ouvrière », grâce à ces luttes qui redéfinissent les sujets productifs sur la base de conflits spécifiques. En même temps, la classe ne cesse d’être une division de la société entre ceux qui, selon Marx, dépendent de leur force de travail pour se rapporter à eux-mêmes et au monde, et ceux qui ne le font pas. L’expansion de la classe par la multiplication du travail démontrée par le mouvement féministe actuel est due au fait que ce dernier n’accepte pas la prémisse selon laquelle les travailleurs sont seulement ceux qui reçoivent un salaire. Dans ce sens, en élargissant l’outil de la grève, nous provoquons une crise dans le concept patriarcal du travail parce que nous remettons en question l’idée que le travail digne est uniquement celui qui reçoit un salaire ; par conséquent, nous remettons également en question le fait que le travail reconnu est majoritairement masculin. Comme dans un jeu de dominos, cela implique de remettre en question l’idée que le travail productif est uniquement celui qui est effectué en dehors du foyer.

      Quel sens donnez-vous à la légalisation de l’avortement en Argentine ? Quelles sont les étapes importantes ? Quel rapport cela a-t-il avec l’histoire du féminisme en Argentine ?

      Petit à petit en Argentine, la demande de légalisation de l’avortement a pris une dimension de masse, sans précédent dans l’histoire du pays. Pour être pleinement comprise, elle doit être située dans le contexte des cinq dernières années, un contexte défini par la montée d’un mouvement féministe transnational qui a émergé depuis le Sud global. Ces marches ont été comparées à une marée féministe qui traverse les frontières, les langues, les classes et les sexes : ce qu’on appelle la marée verte. Ce qui distingue le cycle actuel des manifestations précédentes de la mobilisation politique féministe, c’est sa vitalité, en termes de taille, mais aussi sa radicalité. Ces deux caractéristiques contribuent également à expliquer l’évolution continue et permanente de ce mouvement, un état de « devenir » qui en fait le mouvement politique le plus dynamique du monde aujourd’hui.

      Au fur et à mesure que ce mouvement a pris de l’ampleur, il s’est constamment et consciemment confronté à la question de la généalogie. Où se trouve-t-il ? D’où vient-il ? On peut dire que l’engagement dans les luttes révolutionnaires des années 1970 et la campagne populaire pour les droits humains contre le terrorisme d’État pendant la dernière dictature argentine de 1976 à 1983 sont des éléments clés. Les mères et grand-mères de la Place de Mai ont non seulement mené la résistance contre la dictature, mais ont également fondé un mouvement de défense des droits de l’humain qui, après le rétablissement de la démocratie, a lutté pour la mémoire, la vérité et la justice. Sous la bannière « ni olvido, ni perdón » – ne jamais oublier, ne jamais pardonner –, ce mouvement a cherché à obtenir que les membres du gouvernement civil, de l’armée, de la hiérarchie de l’Église catholique et du secteur des entreprises responsables de la répression politique, qualifiée de génocide en Argentine, rendent des comptes. Au cours des années 1970, les femmes ont joué un rôle de premier plan dans les mouvements révolutionnaires et dans la résistance à la dictature, et leur participation est aujourd’hui lue à travers un prisme féministe.

      Le même phénomène s’applique à l’analyse des mouvements sociaux qui ont surgi pendant et après la crise politico-financière de 2001-2002, et qui ont souvent été dirigés par des femmes. Il s’agit, par exemple, du mouvement des chômeurs connus sous le nom de piqueteros, qui ont barricadé les rues et les routes, organisé des assemblées populaires et occupé des usines. Les féministes argentines reconnaissent aujourd’hui que ces pratiques ont préfiguré leur propre politique, un héritage qu’elles ont explicitement revendiqué, mais aussi un héritage qui leur a parfois été imposé.

      Les couleurs ont leur importance aussi. L’écharpe verte identifiée à la campagne pour la légalisation de l’avortement, par exemple, est un hommage aux écharpes blanches – originellement des couches que les mères et les grands-mères de la Plaza de Mayo portaient sur leur tête comme symbole de leurs enfants disparus lorsqu’elles manifestaient pendant la dictature. À l’époque, les médias argentins décrivaient les mères et les grands-mères comme « las locas de la Plaza » (les folles de la Place), en raison des couches blanches qu’elles portaient, mais aussi en raison de la persistance et de l’audace de leurs protestations devant le siège du gouvernement de la dictature. De même, les premiers groupes féministes d’Argentine, tels que l’Union féministe argentine Feminista Argentina et le Movimiento de Liberacion Feminista, le Mouvement de libération féministe, ainsi que les groupes naissants du mouvement LGBTQI+ qui en est issu, étaient souvent regroupés dans les premiers médias sous le nom de « locas », folles. Dans les deux cas, une formulation péjorative a été appliquée à une forme différente et prémonitoire de rationalité politique.

      Un autre antécédent important en Argentine est la Réunion nationale des femmes, aujourd’hui appelée Réunion plurinationale des femmes, des lesbiennes, des personnes transgenres et non binaires, fondée en 1986, trois ans seulement après la restauration de la démocratie. L’édition 2005 de la réunion a donné lieu à la création de la Campagne nationale pour un avortement légal, sûr et gratuit, point culminant de deux décennies d’activisme sur cette question, menée par des femmes argentines qui s’étaient exilées pour échapper à la dictature. Pendant leurs années d’exil, nombre de ces militantes avaient participé à des luttes féministes à l’étranger, que ce soit au Brésil, en France, au Mexique, aux États-Unis ou à Cuba. À leur retour, elles ont apporté avec elles les stratégies qu’elles avaient apprises dans leur pays. En 1987, elles ont fondé la Commission pour le droit à l’avortement, qui a finalement ouvert la voie à la Campagne nationale pour le droit à l’avortement. La Campagne nationale a présenté son projet de légalisation de l’avortement au Congrès argentin à sept reprises – en 2005, 2006, 2007, 2009, 2018, 2019 et 2020 – bien qu’il n’ait jamais été voté avant 2018. Cette année-là, le projet de loi a été adopté par la Chambre des représentants, mais n’a pas réussi à passer au Sénat, établissant un nouveau seuil en termes de visibilité en Argentine, mais aussi dans le monde entier, en grande partie en raison d’une transformation politique qui avait commencé en 2015.

      L’avortement, lorsqu’il est associé à la perspective d’un accès égal aux soins, est-il un élément important du développement de la démocratie ?

      Bien sûr. D’ailleurs, l’un des slogans était : « Le droit à l’avortement est une dette de la démocratie ». Mais je pense que l’avortement n’est pas seulement lié aux soins. Je vais l’expliquer.

      La lutte pour l’avortement a pris sens dans sa relation avec d’autres luttes féministes qui ont lié politiquement et cognitivement la violence contre les corps féminisés avec un diagnostic systématique du régime capitaliste hétéro-patriarcal et colonial. Avec la marée verte, le débordement du terrain parlementaire s’est précisé par l’appropriation de cette lutte par la campagne féministe. En 2018, pour la première fois, les séances publiques ont été retransmises en direct et suivies par des milliers de personnes ; elles ont comporté jusqu’à 800 voix, devenant une véritable plateforme publique d’argumentation, de confrontation et d’exposition. Elles ont forgé un espace pédagogique, dont ont particulièrement profité les générations de jeunes qui ont abordé ces arguments dans les écoles et les conversations quotidiennes. Mais elles ont également réussi à imposer une discussion dans l’agenda médiatique, grâce à une polyphonie de débats sans précédent. Le débordement sur le terrain social s’est précisé par l’expansion de la mobilisation. Celle-ci s’est manifestée, tout d’abord, par la pratique des « pañuelazos », des actions de masse au cours desquelles les participants agitaient les mouchoirs verts symbolisant l’avortement. La « marée verte » a inondé tous les espaces, y compris les écoles, les bidonvilles, les syndicats, les places, les lieux de travail et les soupes populaires. Par cette extension, le corps qui avait été mis en débat a également pris une dimension de classe. D’une part, cela s’est produit parce que la discussion sur la clandestinité de l’avortement faisait directement référence aux coûts qui le rendent plus ou moins risqué selon les conditions sociales et économiques de chacun. D’autre part, cette dimension est apparue parce que la hiérarchie de l’Église catholique a tenté d’inverser l’argument de classe, en désignant l’avortement comme quelque chose d’ « étranger » et d’ « extérieur » aux classes populaires. Dans la lutte pour la légalisation de l’avortement, le corps en litige dépasse donc la conquête des droits privés individuels. La mobilisation massive exigeant un avortement légal, sûr et gratuit déborde la demande de reconnaissance législative en même temps qu’elle la réclame.

      Par ailleurs, le débat a dépassé le cadre de la santé publique comme question préventive de la grossesse non désirée, pour ouvrir la question du désir. Avec le slogan « La maternité sera désirée ou ne sera pas » et la demande d’une éducation sexuelle complète dans le cursus éducatif, la campagne a approfondi les débats sur les sexualités, les corporalités, les relations et les affects qui ont déplacé la question de manière radicale. Cela a même permis de faire varier les slogans en faveur de l’avortement légal, non seulement à l’hôpital, mais aussi pour défendre des réseaux autonomes comme les « socorristas », les sauveurs de vie, un réseau national de travailleurs sanitaires et sociaux qui fournissent des informations et un soutien pour des avortements sûrs en Argentine, qui ont pratiqué des avortements « partout » ; en faveur aussi non seulement de l’éducation sexuelle, mais aussi de la découverte de sa propre sexualité ; non seulement de la contraception pour éviter les avortements, mais aussi du plaisir.

      La chambre basse du Congrès a approuvé le projet de loi le 13 juin 2018. Le 8 août, il a atteint le Sénat, qui a décidé de son sort. Pour ces deux dates, malgré des températures négatives, 1 puis 2 millions de personnes se sont rassemblés devant le Congrès, inaugurant la pratique de la veillée féministe qui dure toute la nuit.

      Après un débat intense de 12 heures, le Sénat a rejeté le projet de loi en 2018, par un vote de 38 contre 31. Pour le mouvement qui avait poussé à la légalisation, et pour les personnes présentes sur la place à l’extérieur, la scène a été vécue comme un exercice de discipline et d’infantilisation. D’un côté, 2 millions de personnes devant le Congrès se battant pour le droit des femmes à décider pour elles-mêmes ; de l’autre côté, 38 représentants du système patriarcal des castes décidant pour elles. Malgré la déception de cette nuit, le mouvement a continué en organisant des grèves internationales des femmes en 2019 et 2020, ce qui l’a aidé à maintenir la dynamique de la légalisation. Et en intégrant le droit à l’avortement dans une critique plus large du modèle économique néolibéral, le mouvement féministe est devenu une force politique motrice, mobilisant l’opposition contre les politiques d’austérité du Président Macri, dont le poids a été ressenti de manière disproportionnée par les femmes. Lors de l’élection présidentielle de 2019, le candidat péroniste, Alberto Fernández, a fait de la légalisation de l’avortement une promesse de campagne. Lorsque la pandémie de coronavirus a retardé la soumission du projet de loi promis au Congrès, les organisations féministes ont intensifié leur pression avec des campagnes en ligne et hors ligne. Finalement, pour la première fois dans l’histoire, le pouvoir exécutif – et non la société civile – a présenté le projet de loi légalisant l’avortement le 17 novembre, ainsi qu’un projet de loi qui accorde une pension alimentaire pour protéger et financer les mères pendant la grossesse et les trois premières années de vie de l’enfant. Les deux projets de loi ont été adoptés le 30 décembre.

      La lutte n’est cependant pas terminée. Les organisations féministes demandent que les femmes qui ont été emprisonnées pour avoir avorté avant la légalisation soient libérées de prison. Elles resteront également vigilantes pour s’assurer que la loi est pleinement appliquée. Dans le contexte de la crise économique sans précédent due à la pandémie, elles sont également préoccupées par le maintien du financement public de la santé et de l’éducation.

      Cette victoire en Argentine a également eu un écho dans toute la région. Les mouvements féministes au Chili, au Brésil, en Équateur, au Pérou et au Mexique sont particulièrement désireux de faire de leurs pays les prochains à rejoindre la marée verte. Depuis 2018, de nombreuses initiatives et campagnes pour légaliser l’avortement ont été lancées, avec le foulard vert comme symbole. Aujourd’hui, elles sont revitalisées, car le féminisme transnational continue de pousser contre les forces conservatrices et les forces néolibérales.

      Vous analysez les différents mouvements féministes de 2015 à aujourd’hui en Argentine. Vous expliquez que ce mouvement a d’abord été alimenté par le slogan et hashtag #NiUnaMenos qui a convoqué la première mobilisation massive contre les féminicides en juin 2015. Un an plus tard, on entendait partout : « Nous voulons être vivantes et libres ! ». Puis, en octobre 2016, la grève a produit un saut qualitatif en transformant la mobilisation contre les féminicides en un mouvement radical et massif qui a su politiser le rejet de la violence d’une manière neuve. Pouvez-vous revenir sur ces trois étapes ?

      Je pense que dans ces trois étapes, vous pouvez voir un déplacement dans la conceptualisation de la violence et l’émergence d’une force politique croissante. La violence sexiste a été appréhendée autrement. Nous avons pluralisé sa définition : nous avons cessé de parler « seulement » de la violence contre les femmes et les corps féminisés, et nous l’avons plutôt reliée à un ensemble d’autres formes de violence, sans lesquelles son intensification historique ne pourrait être comprise. Parler de la violence à partir des féminicides (des femmes mais aussi des trans, etc.), ce n’est pas se limiter à sa comptabilité nécropolitique, au décompte des victimes. En ce sens, la reconnaissance de la pluralisation de la violence est stratégique : cela permet de déplacer la figure totalisante de la victime. La pluralisation de la signification des violences sexistes ne consiste pas seulement à quantifier et à cataloguer les différentes formes de violence. C’est beaucoup plus complexe ; c’est une façon de cartographier leur simultanéité et leur interrelation. Il s’agit de relier les maisons démolies aux terres rasées par les entreprises agroalimentaires, à l’écart salarial et au travail domestique invisibilisé, de connecter la violence de l’austérité et de la crise avec la manière dont celles-ci sont habitées par des pratiques des femmes dans les économies populaires ; tout cela est mis en relation avec l’exploitation financière à travers la dette publique et privée. Beaucoup de choses sont liées : les manières de discipliner la désobéissance par la répression étatique la persécution des mouvements de migrants, l’emprisonnement des femmes pauvres pour avoir avorté et la criminalisation des économies de subsistance. En outre, il ne faut pas minorer l’empreinte raciste de chacune de ces formes de violence. Rien n’est évident dans ce réseau de violence : retracer les modes de connexion, c’est produire du sens, car cela rend visible la machinerie d’exploitation et d’extraction de la valeur qui implique des seuils croissants de violence, lesquels ont un impact différentiel (et donc stratégique) sur les corps féminisés.

      Fabienne Brugère
      Philosophe, Professeure à l’université Paris 8

      Guillaume Le Blanc
      Philosophe, Professeur à l’Université de Paris

      NDLR : L’ouvrage de Fabienne Brugère et Guillaume Le Blanc, Le peuple des femmes : un tour du monde féministe paraîtra le 16 février 2022 aux Éditions Flammarion.

      #femmes #grève #féminisme #lutte #domination #argentine #WeAreAllWorkers #TrabajadorasSomosTodas #NiUnaMenos

  • Sylvain Creuzevault, metteur en scène des « Frères Karamazov » (2021, Odéon) : « Représenter la vie en commun des hommes, ce n’est pas faire une messe » https://aoc.media/entretien/2021/10/29/sylvain-creuzevault-representer-la-vie-en-commun-des-hommes-ce-nest-pas-faire

    (…) Mais disons que maintenant, héritiers de cette anticléricalisme, nous cherchons tout de même des repères philosophiquement, conceptuellement, collectivement dans la construction de choses matérielles… Sachant que nous avons subi un renfermement de la proposition politique. Dans toute une partie de la gauche, après s’être dépêtrés de cet athéisme de base, certains sont allés voir du côté de la théologie de la libération, de la littérature, où le sujet politique n’était pas considéré comme le fin mot de l’histoire, car en effet il ne comblait pas notre soif. On peut aussi d’ailleurs voir des restes de religiosité dans une formule des années 1970 : « tout est politique ». Cependant ce « tout » fait écho à « tout est religieux » ; c’est un slogan de remplacement. Et puis, au tournant des années 2000, la lutte des classes a été remplacée de nouveau par une sorte de combat entre le Bien et le Mal, je pense au propos de George Bush qui affirmait vouloir combattre « l’axe du mal » et toute la guerre faite au terrorisme depuis. Il y a un retour de la morale très fort.

    • (…) Cela ne revient-il à dire : peut-on se contenter d’habiter les ruines du capitalisme comme projet politique ?

      Tout cela, ce sont pour moi des pensées bien nourries, petites bourgeoises. Les gens qui habitent les ruines, eh bien ils ne veulent pas y rester… Ce qui est urgent, c’est bien sûr d’étudier l’aujourd’hui, mais avant d’y arriver, nous avons cherché de notre côté à établir une généalogie : après les pièces historiques, celle sur Robespierre avec Notre Terreur, puis Le Capital et son Singe où l’on explorait Marx, nous avons décidé de rester quelques années avec Dostoïevski, un auteur qui avait problématisé la sécularisation du christianisme dans le socialisme, transsubstantiation qui n’était pas claire à une époque, la fin du XIXe siècle, où le capitalisme se renouvelait. Certains concepts, certaines règles, se sont transformés, ont changé de noms, mais demeurent. Par exemple, l’amour chrétien, que devient-il ? Quand le frère devient le camarade, et la solidarité, la force messianique, le Christ rouge ? Bien sûr, on pourrait interpréter cela comme une démarche d’appropriation pour mieux diffuser ces idées « nouvelles » sur des canaux anciens, pour que l’idée devienne force matérielle. Mais cela pose question. Et puis, comment combattre un langue qui a mille ans ? Le #christianisme, c’est une asso’ qui a bien réussi.

      @baroug

  • Éric Tabuchi et Nelly Monnier : « Il y a 450 à 500 régions naturelles en France » - AOC media - Analyse Opinion Critique
    https://aoc.media/entretien/2021/10/15/eric-tabuchi-et-nelly-monnier-il-y-a-450-a-500-regions-naturelles-en-france/?loggedin=true

    Par Océane Ragoucy
    Architecte, curatrice indépendante

    Depuis 2017, Nelly Monnier et Éric Tabuchi sillonnent les routes de France sur les traces des quelque 500 régions naturelles. Ni sociologues ni géographes, ils s’attachent simplement à représenter, par la photographie, une diversité de territoires trop peu visibles, et en particulier les bâtiments qui les caractérisent. Projet au long cours, ambitieux voire utopique, l’Atlas des Régions Naturelles offre une documentation exceptionnelle, et un autre récit français.

    Le duo d’artistes Eric Tabuchi et Nelly Monnier a entrepris il y a quatre ans de photographier l’intégralité du paysage français « dans toutes ses nuances », une entreprise pharaonique qui, d’après leurs prévisions, leur prendra dix ans pour un total de près de 25 000 images. Leur approche, destinée au départ à documenter l’architecture vernaculaire, s’appuie sur les « régions naturelles », appelées aussi « pays de France », une notion floue désignant des territoires de petites tailles aux caractéristiques géologiques, historiques et culturelles dont les limites sont imprécises : la Beauce, la Xaintrie, le Parisis, la Savoie propre ou encore le Perche font ainsi partie de ces 450 à 500 régions naturelles qui dessinent une géographie française aux limites incertaines.
    Intéressés par cet entre-deux autant que par les caractéristiques de l’hyperlocalité, l’Atlas des Régions Naturelles, qu’ils qualifient volontiers d’éloge de la diversité, nourrit au fur et à mesure de leurs explorations sur les routes de France, un site internet de leurs images d’archives minutieusement classées par des entrées typologiques, historiques ou formelles, accessibles à tous et libres de droits. Aventure artistique à la fois documentaire et fictive au long cours, Nelly Monnier et Eric Tabuchi reviennent sur ce projet hors du commun à l’occasion de leur nouvelle exposition au centre d’art la Villa du Parc à Annemasse intitulée « Empire et Galaxie », sous le commissariat de Garance Chabert, qualifiée d’expérience à mi-chemin entre discothèque et écomusée. OR

    Comment est né l’Atlas des Régions Naturelles ?
    Éric Tabuchi : Pour décrire le paysage, nous cherchions depuis un moment un outil qui nous permette de relater les transitions progressives qui font que lorsqu’on se rend du Nord au Sud, ou de l’Est à l’Ouest de la France, on traverse des paysage sans réellement parvenir à repérer les changements qui s’y produisent. Quand Nelly m’a dit « ici on est dans le Revermont, ici on est dans le Bugey », j’ai pris conscience que ces territoires avaient une identité propre, principalement géologique, déterminant, par un phénomène de causalité, une série d’inscription dans l’histoire et dans la culture. Un sol détermine un type de culture, et par conséquent un type d’architecture, un matériau, une forme de construction…

    Nelly Monnier : Lorsqu’on a commencé à rouler ensemble et à photographier, il y a sept ou huit ans, nous n’avions pas d’idée précise du découpage géographique sur lequel nous allions nous appuyer. Puis nous avons été invités en résidence en milieu scolaire dans la Beauce, plaine céréalière au sud de Paris. On s’est alors rendus compte que la Beauce était l’une de ces régions naturelles et que ce découpage existait sur toute la France. Les régions naturelles représentaient d’ailleurs le découpage officiel avant les départements.

    Votre Atlas des Régions Naturelles pose ainsi la question des limites territoriales. Vous avez parfois utilisé la métaphore de l’aquarelle pour évoquer cette dimension…
    Éric Tabuchi : J’utilise la métaphore de l’aquarelle et Nelly celle du fondu enchaîné. Sur la plupart des cartes, les départements semblent être représentés à la gouache, comme un aplat de couleurs, avec une frontière bien définie juxtaposée à une autre couleur. Il nous semblait évident que relater la réalité du territoire nécessitait un outil beaucoup plus souple. La technique de l’aquarelle suppose qu’il y ait un centre autour duquel la couleur va irradier, se mélanger, au contact d’autres régions. Le vrai déclic a été de découvrir que ces régions naturelles existaient sur l’ensemble du territoire. Frédéric Zégierman en avait d’ailleurs fait l’objet de son Guide des Pays de France, en deux volumes[1]. Il avait pris le temps d’établir des cartes non reliées les unes aux autres mais qui détaillaient chaque région naturelle. De notre côté, on a transposé ces cartes sur une carte routière ce qui nous a conduit à assembler toutes les régions. C’est assez rapidement devenu notre outil de travail principal.
    En Beauce, on s’est rendus compte que les régions naturelles représentaient un outil très opérationnel permettant à la fois de délimiter une zone suffisamment petite, facile à appréhender, tout en gardant une idée de transition, de flou, d’aquarelle ou de fondus enchaînés. On réfléchissait depuis longtemps à la manière de décrire le paysage français. Nous avons choisi le paysage français parce que nous sommes en France. J’ai été très influencé par la photographie américaine, et avec le recul, je me suis rendu compte que les meilleurs photographes de l’Amérique étaient américains. C’est vrai aussi pour le Japon, pour l’Italie. Pour bien photographier une chose, il faut bien la connaître. Ça requiert une intimité avec le sujet, une connaissance du terrain. On avait cette préoccupation commune de décrire ce territoire. Je suis moitié japonais-moitié danois, donc mon rapport à la France est un rapport d’extériorité alors que Nelly est vraiment dans un rapport d’intimité, ce qui crée deux possibilités de regard sur le paysage qui sont assez opposées, bien que complémentaires.

    Photographier toute la France paraît presque impossible !
    Éric Tabuchi : Ce qui est très important à comprendre dans le travail de l’Atlas, c’est qu’il s’agit d’une équation entre le temps et l’espace. Il y a 450 à 500 régions naturelles en France. Si l’on passait ne serait-ce qu’une semaine par région naturelle, cela nous conduirait à une dispersion dans le temps considérable. Nous avons commencé en 2017 et décidé de consacrer dix ans à ce projet, à plein temps. Il nous faut néanmoins rester dans une approche assez superficielle, en ne restant que quatre jours ou cinq jours dans chaque région naturelle, ce qui nous amène à peu près à cette échéance de dix ans. C’est donc très peu, même si ce sont des régions très petites et qu’avec l’habitude, on a appris à être assez efficace, à bien décrypter rapidement « l’humeur » d’un territoire. Notre préoccupation est d’être à la fois minutieux et généralistes. On jongle en permanence avec cette question de la distance, qui est une distance d’extériorité.

    Nelly Monnier : On a peu de relations humaines, par ailleurs. C’est vraiment un travail de surface, on est sur la route, sur le paysage, et on ne s’occupe que de l’extérieur des bâtiments.

    Éric Tabuchi : On dit souvent qu’on est soit dans une superficialité profonde, soit dans une profonde superficialité. On négocie en permanence avec ce facteur du temps qui est très important parce que s’égarer à trop creuser, trop approfondir notre connaissance d’un lieu se ferait au détriment du reste. Il nous arrive parfois de rester un mois sur un territoire, mais on sait que cela se répercute plus tard. L’ambition de base, c’est de vraiment de couvrir tout le territoire, de représenter toutes les régions naturelles, avec le même nombre d’images.
    Ces prochains jours, on publie le premier tome de l’Atlas. Quand on dit que c’est le premier d’une série de 30 tomes, qu’en tout ça va faire 9 000 pages, évidemment, on se projette dans un modèle complètement utopique et presque fictif.

    Quelle est l’histoire de l’architecture que vous mettez en récit ?
    Éric Tabuchi : L’Atlas des Régions Naturelles est aussi une fiction. Notre prochaine exposition s’appelle L’invention d’une histoire vraie. Si l’on a un rapport à la photographie et au territoire qui est documentaire, dès qu’on prend un peu de recul, cette obsession de la documentation devient un rapport très abstrait au territoire. En général, le rapport d’une personne à son territoire, c’est d’aller de son domicile à son lieu de travail, de labourer son champ… Nous ne faisons que traverser ces espaces, relever des bribes et des fragments qui nous paraissent intéressants. Mais au fond, on construit une sorte de grand récit…

    Nelly Monnier : … Qui s’appuie sur des régions naturelles qui, elles aussi, sont des récits. Elles n’existent quasiment pas en cartographie, elles ont été peu documentées. Donc on s’appuie déjà sur quelque chose de quasiment fictif…

    Éric Tabuchi : Sur un substrat qui est déjà peu tangible. Je mesure de plus en plus à quel point on fait cohabiter deux univers qui sont un univers à la fois documentaire, utilitaire, prosaïque et un autre univers ancré dans la réalité du sol. Je constate de plus en plus qu’on a construit une vie qui est une vie assez abstraite, assez à l’écart de la réalité. Notre réalité d’artiste et de photographe est en permanence dans le frottement de la réalité, mais aussi complètement à l’écart de cette réalité. On roule, on mange des nouilles au bord de la route, on va longer les ruisseaux et après, on rentre à l’atelier, on trie les photos, on fait des tirages, on fait une exposition…

    Vous avez construit l’Atlas sur un modèle d’indépendance presque total.
    Éric Tabuchi : Le projet de l’Atlas est arrivé à un moment particulier de nos vies, un moment de profonde remise en cause du système de l’art contemporain. Pour moi, cela a longtemps été un refuge et brusquement, entre les années 1980 et 2000, on s’est mis à consommer de l’art de manière beaucoup plus rapide : on faisait des expositions qui demandaient beaucoup d’énergie parce que c’était des installations produites pour un temps très court, qui disparaissaient une l’exposition terminée.

    Nelly Monnier : On nous demandait aussi beaucoup de produire des objets. Il y a eu un moment où on nous demandait d’occuper l’espace.

    Éric Tabuchi : C’était paradoxal pour les photographes. Parce que la photographie est le contraire de l’espace. Mais on s’est retrouvés à faire des expositions très éphémères, qui coûtaient de l’argent, nécessitaient beaucoup de matériel et nous plongeaient dans un système de dépendance, d’attente permanente de projets. On était tout le temps soit en attente, soit en hyperactivité, parce que les temps étaient très courts, c’était presque de l’événementiel. Je me posais beaucoup de questions sur l’idée qu’il fallait reprendre la maîtrise de notre activité artistique en redevenant les maîtres d’œuvre de notre travail, sans être soumis en permanence à cette attente d’une proposition, d’une demande par une institution qui, au fond, ne ferait que saupoudrer sa programmation de notre travail.

    Vous avez donc endossé le rôle de maître d’œuvre mais aussi de maîtres d’ouvrage : toute la chaine de la commande !
    Éric Tabuchi : C’est exactement ça ! Cette fois on s’est dit qu’on allait créer notre projet, un projet au long cours, en rompant avec la nécessité de trouver de nouvelles idées, de repartir chaque fois de zéro, comme si chaque exposition était un enjeu déterminant. Nous pensions que ce serait bien de redevenir indépendants, de privilégier l’activité personnelle, d’avoir un programme sur le long terme et de voir dans quelle mesure cela susciterait ou non la curiosité. Je pense que très vite, on s’est calqué sur des modèles de musique indépendante où la question de l’autonomie, de l’indépendance, de l’alternative, était centrale. On s’est dit qu’on allait faire de l’art comme on fait de la musique en ligne, en trouvant des axes alternatifs.

    Nelly Monnier : En faisant en sorte qu’Internet soit le réceptacle du projet. Ça participait aussi de cette économie, avec une diffusion la plus large possible.

    Éric Tabuchi : Construire un modèle alternatif, autonome et indépendant, qui ne soit pas une commande publique, a été élan vertigineux car tout d’un coup, on s’est mis à calculer le temps que ça nous prendrait, le nombre de nuits d’hôtel qu’il allait falloir passer dehors, et ce sans apport personnel, sans mécène, sans financement. On a réalisé qu’il allait falloir construire tout un petit système pour s’auto-financer. On attend de l’artiste qu’il innove. Le projet de l’Atlas, c’est un projet assez classique, assez académique. Walker Evans ou d’autres ont réalisé ce genre de travaux. Nous n’avons pas de prétention particulière à innover du point de vue formel. En revanche, nous innovons dans l’idée d’établir une structure totalement autonome, totalement indépendante, à une époque où tout le monde attend des financements de commanditaires extérieurs, et le fait qu’on s’inscrive dans un temps très long et dans la sphère de l’Internet, pas du tout celle de l’institution, du musée, de l’exposition, etc.

    Nelly Monnier : Nous utilisons aussi beaucoup les réseaux sociaux.

    Éric Tabuchi : Oui, en étant dans une communication de proximité. L’Atlas déplace l’idée d’innovation, d’une innovation de la forme à une innovation de la structure, structure qui construit la forme. Il est intéressant en regardant l’immense succès de Christo et Jeanne-Claude de voir à quel point leur organisation demande une persévérance dans le temps. Cette quête de liberté, d’indépendance et d’autonomie impacte nécessairement le mode de vie. De notre côté nous ne sommes pas parisiens, on ne va jamais dans les vernissages, etc. Même sans avoir établi un réseau de cette façon, nous avons réussi à construire un projet de plus en plus viable, suivi et soutenu, d’une manière très indépendante et éloignée des centres de décision culturels.

    Le projet de l’Arc de Triomphe emballé de Christo et Jeanne-Claude à Paris a encore une fois fait polémique, sur son financement notamment. Un article du journal Les Échos parlait d’un « financement original » de l’œuvre, qui a tout simplement été auto-financée par la vente de dessins préparatoires, ce qui prouve que ce modèle est encore marginal et parfois difficile à comprendre.
    Éric Tabuchi : Nous sommes vraiment des artisans. L’échelle de Christo et Jeanne-Claude nous paraît quasiment industrielle. Nous, on est des producteurs de fromage, on est dans un rapport marchand de vente directe, subventionnée parfois, certes, mais dans une logique d’artisanat très raisonné. On agit à une toute petite échelle. Malgré tout, à l’arrivée, cela constitue un projet ambitieux et assez vaste. On considère que pour préserver notre liberté, le meilleur moyen reste que les gens qui se sentent concernés par le projet nous financent directement en achetant des images à des tarifs accessibles, en court-circuitant la distribution, c’est-à-dire la galerie, intermédiaire qui, mine de rien, renchérit le prix l’œuvre d’au moins 50 %.

    Nelly Monnier : Ce qui détermine aussi la cote de base de l’œuvre, avant la vente.

    Éric Tabuchi : Cela nous rend capables de vendre notre production de la main à la main à des tarifs très raisonnables et nous auto-finance pour une part importante, fifty fifty avec la participation institutionnelle. On considère également que le travail que l’on réalise est un projet artistique, mais aussi une documentation qui peut être utile à d’autres et que, par conséquent, la boucle est bouclée. On obtient des financements publics, oui, mais on restitue beaucoup ! Le site internet de l’Atlas des Régions Naturelles est libre de droits, hors utilisation commerciale. On fournit donc une documentation gratuite. Les financements que l’on reçoit sont largement réintroduits dans la sphère publique. On a mis du temps à formaliser ce modèle au départ très empirique et intuitif. À partir du moment où l’on a repris le contrôle de la situation en réalisant notre propre programme, les gens se sont mis à s’intéresser à ce qu’on faisait. Nous avons reçu beaucoup d’intérêt de la part d’étudiants en architecture, de jeunes artistes qui, tout d’un coup, voyaient dans notre modèle une alternative à la galère à laquelle, il faut bien dire les choses, tous les jeunes artistes sont confrontés.

    Pour en revenir à la fiction, qu’est-ce que serait « l’histoire vraie » que vous évoquez ?
    Éric Tabuchi : Je me situe vraiment, en ce qui concerne la photographie, du côté de la documentation où la photographie a pour mission de décrire un objet. C’est sa particularité, sa vocation principale. De l’autre côté, il y a la fiction, qui est l’autre mode de représentation du réel. Je me suis longtemps situé du côté de la documentation, avec des petits écarts comme mon premier livre, Alphabet Truck[3], une collection de monogrammes sur le dos des camions. Ce n’était pas à proprement parler documentaire, c’était même presque romanesque et romantique, dans le sens où l’écart entre l’effort consenti et le résultat est tellement énorme qu’il y a une forme de dérision qui en découle. Dans le projet de l’Atlas des Régions Naturelles, par contre, on est dans un rapport descriptif et utilitaire, dans un rapport documentaire, dans un rapport politique. Étrangement, depuis nos résidences dans les centres d’art de la Villa du Parc à Annemasse en Savoie et GwinZegal à Gingamp en Bretagne, on s’est écartés de la route. On a commencé à garer notre voiture, qui est pourtant notre principal outil d’exploration, pour mettre nos chaussures de randonnée et quitter la route. En quittant la route, on a quitté le rapport documentaire, on est entrés dans un rapport beaucoup plus romanesque.

    Nelly Monnier : On l’a quittée parce qu’on était déroutés – c’est le cas de le dire. Quand on a commencé cette résidence en Bretagne, on a été très étonnés de ce qu’on a découvert ou justement, de ce qu’on n’a pas réussi à comprendre. On était interloqués en permanence : on n’a pas réussi à déceler quelle pouvait être l’histoire actuelle de la Bretagne, quelle était sa culture, c’était très peu visible dans son architecture.

    Quel est précisément votre protocole de travail ?
    Nelly Monnier : Nous nous fixons un objectif de 50 clichés par région naturelle. Plus ou moins bien sûr, parce que les régions naturelles du Nord de la France sont beaucoup plus grandes, comme la géologie est beaucoup plus « simple ». Plus on va vers le Sud, vers le Sud-Ouest en particulier, plus les régions naturelles sont petites. Dans ces régions-là, on peut parfois se limiter à 25 photographies.

    Éric Tabuchi : La base de l’Atlas des Régions Naturelles c’était de combler les vides. Quand il y a eu cette exposition à la BnF, « Paysage français », à laquelle je participais, on a été frappés de voir que la plupart des travaux concernaient le pourtour de la France, c’est à dire les côtes.

    Nelly Monnier : Même les missions photographiques nationales de la DATAR, en réalité, représentaient des territoires bien définis…

    Éric Tabuchi : … Des territoires a priori photogéniques. Effectivement, l’idée de s’approcher de la mer ou des sommets produit une sorte de facilité dans la construction d’images qui attirent à la fois les touristes et les photographes. Il nous a semblé qu’il y avait quelque chose d’injuste. Voyageant beaucoup en France, on traversait beaucoup de lieux qui nous semblaient très intéressants et tout à fait dignes d’être présentés, mais qui ne l’étaient pourtant pas. Dès le départ, notre objectif a été de prendre l’ensemble du territoire français, de le quadriller en petites zones, de les représenter de manière égalitaire, qu’elles soient complètement perdues, désertées, ignorées, non-représentés ou a contrario, ultra fréquentées et d’en produire 50 photographies quoi qu’il en soit dans le but de rompre avec les disparités de représentation. On a très vite voulu s’extraire du centralisme français. On ne représentera pas Paris parce que la capitale jouit d’une déjà d’une large visibilité.

    Pourtant, le Parisis est l’une des régions naturelles…
    Nelly Monnier : Oui, le Parisis aura donc ses 50 photos au même titre que les autres. On essaye de trouver un équilibre dans les sujets au sein d’une même région, d’avoir, par exemple, trois paysages, trois fermes… puis de suivre l’évolution de l’architecture jusqu’à aujourd’hui. Dans le Parisis, ce sera beaucoup plus complexe.

    Éric Tabuchi : En Lorraine aussi, c’est très difficile de remonter jusqu’à l’architecture rurale ancienne.
    On s’est rendus compte que le titre Atlas des Régions Naturelles suscitait des malentendus parce que beaucoup de gens retenaient de notre projet le terme « naturel » et nous demandaient souvent pourquoi y avait-il tant d’usines par exemple. La réponse est très simple : les régions naturelles sont des régions qui sont déterminées initialement par la géologie et l’histoire les a parfois ensevelies à la faveur de l’industrialisation.
    La géologie de la France est très particulière. La France est ouverte sur la Méditerranée, l’Atlantique, la Manche, la mer du Nord. Elle a cinq massifs, si l’on compte le Massif central alpin et le Massif armoricain qui, même s’il a été complètement érodé, va générer des particularités géologiques très fortes. Avec autant de fragments différents rassemblés dans un petit espace, le territoire français est à peu près unique, en Europe, et même dans le monde, d’où la gastronomie, les fromages, tous ces particularismes. En France, on peut passer d’un sol à un autre en quelques kilomètres. Pour ma part je l’ignorais. L’idée d’établir un lien entre le sous-sol et l’architecture vernaculaire, et d’observer la manière dont l’industrialisation marque une rupture est inédite. Même plus récemment, après-guerre, l’unité du parpaing et du béton, qui n’était alors plus dépendante des ressources locales, a brusquement homogénéisé tout le territoire.

    On parle beaucoup aujourd’hui de la notion de « territoire ». Dans un article récent, le géographe Aurélien Delpirou remarquait que les gilets jaunes avaient certes contribué à donner une nouvelle visibilité à certains lieux, mais également à cristalliser le débat autour des questions territoriales. Selon lui, tendance de fond cherche à substituer la question territoriale à la question sociale alors qu’il faudrait les analyser et les travailler ensemble par complémentarité.
    Éric Tabuchi : Étant moitié japonais, moitié danois, j’ai toujours eu un rapport d’extériorité à ce pays, qui m’a toujours fait envisager les choses autrement. J’ai subi pendant toute mon enfance, et même par la suite, le sort des immigrés, c’est-à-dire le fait de ne pas être tout à fait français, sans être non plus tout à fait originaire d’un autre pays. On est dans cet entre-deux qui, très vite, m’a conduit à photographier des lieux qui étaient eux-mêmes des entre-deux. Les choses qui m’intéressent sont des choses qui sont dans un entre-deux temporel, qui sont en train de disparaître ou en train d’apparaître, ou qui sont survenues sur une crête, sur une frontière, sur quelque chose de « limite ». Tous les deux, on assume absolument l’idée qu’il y a une part profondément politique à dire, voilà, on va éclairer des zones du territoire en essayant d’abolir la hiérarchie qui décrit le beau et le laid, l’utile et l’inutile avec les critères les plus équitables. Que l’on photographie un château ou une maison abandonnée, les moyens que l’on utilise sont les mêmes. On peut regarder une maison très modeste en se disant que ce sont des matériaux magnifiques ; c’est un aboutissement dans une méthode de construction qui est tout aussi respectable qu’un château ou une villa bourgeoise.
    L’essence première de notre travail est l’architecture. Mais l’architecture est une émanation de phénomènes politiques. Quand on étudie une cité ouvrière dans le Nord ou une cité HLM dans le Sud, un village abandonné dans la Creuse ou le Familistère de Guise, tout cela est une production politique. Et quand on étudie cette production, on ne la déconnecte pas de ses origines politiques. Au contraire, on la fait ressurgir parfois parce qu’il y a des objets qu’on dépoussière, qu’on sort de l’oubli : des petites baraques d’après-guerre qui ont été construites pour l’habitat temporaire…

    Nelly Monnier : Certains objets émanent d’une économie ou d’une activité, mais on a aussi tendance à photographier ceux, non pas qui se démarquent, mais pour les gestes personnels qui s’expriment à travers leur architecture.

    Éric Tabuchi : L’autre programme politique, c’est un éloge de la diversité. L’écueil principal dans cette étude des territoires, c’est de sombrer dans une sorte de régionalisme ultra refermé sur lui-même. Notre projet représente tout le contraire. Il cherche vraiment à ouvrir toutes ces singularités régionales sur son voisinage immédiat et plus largement sur l’ensemble du pays.

    Faire fusionner la carte des régions naturelles et la carte routière parait étonnant. Pourquoi s’appuyer sur l’infrastructure routière ?
    Éric Tabuchi : La France est le pays au monde où il y a le plus de routes au kilomètre carré, ce qui rejoint l’idée que le morcellement des régions naturelles a présidé à la fabrication de routes pour les desservir.

    Nelly Monnier : Jusqu’à ce qu’on aille en Bretagne, la route nous suffisait comme vitrine de l’architecture, parce que l’architecture est dépendante d’un réseau routier. Documentant l’architecture, il nous a semblé assez évident que, grosso modo, la route était un réservoir suffisant pour la représenter. En Bretagne, le bord de la route n’était plus suffisant.On a du aller au-delà. En Haute-Savoie aussi la pratique du paysage est très différente.

    Votre pratique du paysage a changé avec la topographie ?
    Nelly Monnier : Oui ! C’était une grande découverte pour nous, car la limite de la description qui inclut le paysage était remise en cause. Ainsi que certains modes de déplacement qu’on n’avait pas envisagés jusque-là : la navigation en Bretagne et les repères qu’elle occasionne par exemple. On a donc documenté les amers en Bretagne, l’alpinisme et la recherche des sommets en Haute-Savoie. On a aussi documenté les cheminées géodésiques, des cheminées qui permettent, par le biais de triangulation, de déterminer des altitudes.

    Éric Tabuchi : On a toujours présenté l’Atlas des Régions Naturelles comme un éloge du proche et de la lenteur. On ne roule qu’à 20 kilomètres/heure en général. On roule très lentement ! Mais cette année, on a encore ralenti considérablement.

    Nelly Monnier : C’est aussi une des choses qui nous caractérise, depuis toujours, on travaille à partir de la voiture. Je suis peintre, mais j’ai toujours travaillé à partir de cette expérience de la route. Toi, Eric, n’en parlons pas ! On représente les restes d’une génération pour laquelle la voiture était un outil de liberté.

    Éric Tabuchi : Ces deux résidences en Haute-Savoie et en Bretagne sont assez exceptionnelles. Quand on a terminé la résidence en Savoie, j’ai redouté de retrouver les terrains plats, la plaine, parce qu’il y a une exaltation de l’altitude à laquelle on s’habitue. J’avais peur qu’en redescendant dans la plaine, on finisse par s’ennuyer. Retrouver l’extrême banalité d’un petit village de la plaine du Nivernais m’a finalement enchanté. Ça m’a tout de suite rassuré, je me suis dit « j’adore cet endroit ».

    Vous avez sillonné la Haute-Savoie à l’invitation du centre d’art la Villa du Parc à Annemasse pour en documenter les cinq régions naturelles : le Chablais, le Faucigny, le Genevois, la Savoie Propre et le Beaufortain.
    Éric Tabuchi : On a beaucoup circulé dans les vallées. On a voulu établir un rapport d’équité entre la partie haute de la Haute-Savoie dédiée aux plaisirs des sports d’hiver, et le bas des vallées beaucoup plus industriel. On a essayé de ne pas être immédiatement aimantés par les sommets, et passé beaucoup de temps à traîner dans les vallées.

    Nelly Monnier : C’est la neige qui nous a fait quitter la voiture. On s’est rendu compte de ce rapport étrange à la propriété en Haute-Savoie : à partir du moment où il neige, légalement, la propriété est abolie. On pouvait pénétrer des domaines qui sont d’ordinaire complètement clos et interdits d’accès.
    C’est pour cela qu’on a rapporté beaucoup d’images du bâti rural, présentes dans l’exposition. Quand la neige atteint une certaine hauteur, elle efface les frontières. Les clôtures sont montées quand les bêtes arrivent mais sinon, tout est ouvert. C’est à cause de cela, ou grâce à cela, que les sports d’hiver se sont autant développés. Tout ou presque peut être traversé en ski de fond.

    Éric Tabuchi : L’essentiel de notre résidence à la Villa du Parc a eu lieu en hiver. Il neigeait vraiment beaucoup et on était dans ce territoire ouvert, difficilement accessible car il est difficile de marcher dans un mètre de neige, mais libre d’accès. Pour peu qu’on s’en donne la peine, on pouvait aller photographier une grange ou d’autres choses en temps ordinaire beaucoup plus fermées. Dans notre travail, on est évidemment souvent confrontés à cette question de la propriété privée.

    Vous dites qu’Empire et Galaxie est une exposition « entre une discothèque et un écomusée »…
    Éric Tabuchi : Nous ne sommes pas sociologues, ni géographes ou scientifiques. On s’improvise un peu tout ça à la fois, mais avec ne distance et une sorte d’auto-ironie permanente. L’humour est très présent dans l’Atlas des Régions Naturelles et vient tempérer cette ambition programmatique de tout photographier. L’Atlas est un objet froid mais c’est un aussi un objet grouillant et assez vivant, chaleureux, qui s’exprime dans la peinture, le graphisme… Nous avons relevé beaucoup de phrases et de signes graphiques omniprésents. Dans le paysage Le titre Empire et Galaxie peut paraître un peu ronflant, mais quand on visite l’exposition on comprend que ce sont les noms d’une discothèque et d’un café, ce qui met en tension l’extrêmement ordinaire et l’extraordinaire. Ces dynamiques sont très présentes dans l’Atlas.

    Nelly Monnier : En Haute-Savoie, on a ressenti une cohabitation de désirs, d’ambitions et d’origines très diverses. Pour cette raison, on a organisé l’exposition comme une discothèque : « cinq salles – cinq ambiances », une manière de classer toute la matière accumulée et de tirer les différents fils du projet.

    Éric Tabuchi : Dans sa version site Internet, l’Atlas des Régions Naturelles est une archive photographique. Mais on se rend compte que cela ne suffit pas forcément à décrire les émotions, la richesse, toute la gamme des ressentis qu’on peut avoir dans un lieu. Montrer seulement des photos finit par ne rien raconter du tout. C’est dans la mise en tension de la peinture, de l’objet, de la sculpture et de la contextualisation de ces ensembles qu’on représente le territoire, les sensations, son objectivité mais aussi sa subjectivité. Tout cela produit une identité, qui est peut-être tronquée, peut-être même fausse, mais qui permet au visiteur de l’exposition, au regardeur, de s’interroger sur ce qui l’entoure, sur la réalité des préjugés qui construisent notre regard. Au fond, notre ambition artistique est d’interroger les préjugés esthétiques et de les remettre à plat, de les bousculer un peu, pas du côté de l’avant-garde, de la provocation, de l’expérimentation tous azimuts, mais plutôt du côté de l’art pop et populaire en même temps. On est très attachés au fait d’être recevables et à peu près compréhensibles par le plus grand nombre. On essaye d’établir un dialogue qui interroge les représentations d’une manière qui soit à la fois ouverte, distrayante et un peu intelligente si possible. L’ensemble de ces aspects nous a conduits à créer des objets-expositions représentatifs de notre curiosité.

    Nelly Monnier : C’était aussi assez spécifique à la Haute-Savoie et à cette tradition très vivace du décoratif dans les objets usuels. Dans l’exposition, on a consacré une salle aux alpages et au monde rural. On voulait évoquer cette gestion du temps très particulière dans le milieu agricole en montagne, où l’hiver est consacré à des tâches futiles, qui sont nos tâches d’artistes. Par exemple tout le travail du bois, à la fois pour la décoration de la vaisselle, mais aussi tous les objets qui permettent de marquer les aliments que l’on produit, marques à beurre, marques à pain très décorées et pas uniquement fonctionnelles, un travail fait en hiver.

    Dans Empire et Galaxie, les peintures de Nelly représentent certains symboles prélevés dans les paysages traversés sur un fond de crépi. Ce matériau a été largement déconsidéré par l’architecture contemporaine à la faveur d’un retour de la vérité constructive : montrer les matériaux de construction pour ce qu’ils sont, sans les cacher.
    Nelly Monnier : À la Villa du Parc, il s’agissait d’une proposition régionale spécifique à la Haute-Savoie, mais j’ai réalisé des tableaux dans d’autres régions, par exemple dans le Vercors ou en Bretagne. Je vois ce travail comme une manière de redonner un peu de crédit à certaines matières et à certaines formes en les réinscrivant dans une histoire de la peinture. Je peins du crépi depuis trois ans, j’ai de l’affection pour le crépi.

    Éric Tabuchi : Dans la réhabilitation du crépi, il y a quelque chose de programmatique et de très politique. C’est le matériau populaire par essence, la chose la plus délaissée, détestée à partir de 1968, jusque très tard. Le crépi représente l’une des choses les plus blâmables de la culture moyenne de la petite bourgeoisie.

    Nelly Monnier : Alors que c’était un outil de différenciation et un moyen d’assumer des gestes artistiques très forts. Après avoir terminé son travail, l’artisan maçon pose son crépi et c’est sa signature. On cherche en permanence ces signatures. L’Atlas des Régions Naturelles a un gros répertoire du crépi, qui est pour nous à la croisée des chemins entre le passé et le futur. On enlève le décoratif, on normalise l’architecture, on supprime le geste, alors qu’il n’y a rien de plus bienveillant que de poser un crépi.

    Éric Tabuchi : Les peintures de Nelly sont des peintures hyperréalistes, parce qu’au fond, elles représentent du crépi avec du crépi. On peut dire que c’est un grand éloge du décoratif modeste et populaire en tant qu’expression de la singularité de chacun et du droit d’exister esthétiquement, individuellement. On milite totalement pour ce genre de geste.

    Nelly Monnier : Quand on a commencé à répondre à des entretiens comme cela, on s’est rendu compte qu’il y avait beaucoup de journalistes qui nous disaient : « vous faites un atlas de la France moche, des lieux abandonnés, de ces zones où personne n’habite. » En fait, c’était l’inverse qu’on avait commencé à faire.

    Éric Tabuchi : C’est un atlas de la France qu’on adore.

    Exposition « Empire et galaxie » à la Villa du Parc à Annemasse jusqu’au 19 décembre.

    [1] Frédéric Zégierman, Le guide des Pays de France – Nord, Fayard, 1999, 749 pages et Le guide des Pays de France – Sud, Fayard, 1999, 637 pages.

    [2] Éric Tabuchi, Alphabet Truck, Les Presses du réel, 2008.

    https://www.archive-arn.fr
    https://atlasrn.fr

  • #Eyal_Weizman : « Il n’y a pas de #science sans #activisme »

    Depuis une dizaine d’années, un ensemble de chercheurs, architectes, juristes, journalistes et artistes développent ce qu’ils appellent « l’architecture forensique ». Pour mener leurs enquêtes, ils mettent en œuvre une technologie collaborative de la vérité, plus horizontale, ouverte et surtout qui constitue la vérité en « bien commun ». Eyal Weizman en est le théoricien, son manifeste La Vérité en ruines a paru en français en mars dernier.

    https://aoc.media/entretien/2021/08/06/eyal-weizman-il-ny-a-pas-de-science-sans-activisme-2

    #recherche #architecture_forensique #forensic_architecture #vérité #preuve #preuves #régime_de_preuves #spatialisation #urbanisme #politique #mensonges #domination #entretien #interview #espace #architecture #preuves_architecturales #cartographie #justice #Palestine #Israël #Cisjordanie #Gaza #images_satellites #contre-cartographie #colonialisme #Etat #contrôle #pouvoir #contre-forensique #contre-expertise #signaux_faibles #co-enquête #positionnement_politique #tribunal #bien_commun #Adama_Traoré #Zineb_Redouane #police #violences_policières #Rodney_King #Mark_Duggan #temps #Mark_Duggan #Yacoub_Mousa_Abu_Al-Qia’an #Harith_Augustus #fraction_de_seconde #racisme #objectivité #impartialité #faits #traumatisme #mémoire #architecture_de_la_mémoire #Saidnaya #tour_Grenfell #traumatisme #seuil_de_détectabilité #détectabilité #dissimulation #créativité #art #art_et_politique

    • La vérité en ruines. Manifeste pour une architecture forensique

      Comment, dans un paysage politique en ruines, reconstituer la vérité des faits ? La réponse d’Eyal Weizman tient en une formule-programme : « l’architecture forensique ». Approche novatrice au carrefour de plusieurs disciplines, cette sorte d’architecture se soucie moins de construire des bâtiments que d’analyser des traces que porte le bâti afin de rétablir des vérités menacées. Impacts de balles, trous de missiles, ombres projetées sur les murs de corps annihilés par le souffle d’une explosion : l’architecture forensique consiste à faire parler ces indices.
      Si elle mobilise à cette fin des techniques en partie héritées de la médecine légale et de la police scientifique, c’est en les retournant contre la violence d’État, ses dénis et ses « fake news ». Il s’agit donc d’une « contre-forensique » qui tente de se réapproprier les moyens de la preuve dans un contexte d’inégalité structurelle d’accès aux moyens de la manifestation de la vérité.
      Au fil des pages, cet ouvrage illustré offre un panorama saisissant des champs d’application de cette démarche, depuis le cas des frappes de drone au Pakistan, en Afghanistan et à Gaza, jusqu’à celui de la prison secrète de Saidnaya en Syrie, en passant par le camp de Staro Sajmište, dans la région de Belgrade.

      https://www.editionsladecouverte.fr/la_verite_en_ruines-9782355221446
      #livre

  • Avec les propos de Jean d’Amérique, écrivain haïten, « l’aigle impériale » prend du plomb dans l’aile.

    Le rôle de Napoléon dans l’histoire de la révolution haïtienne n’est pas une mémoire oubliée en Haïti. Les gens savent le mal que l’esclavagisme rétabli en 1802 par le consulat, ce système d’exploitation capitaliste, a fait au pays et au peuple haïtien. Mais d’une certaine façon, on peut dire que les Haïtiens ont déjà résolu les questions qui agitent aujourd’hui les Français, puisqu’ils ont résisté et renversé ce système. Il n’y a pas de débat. Peut-être que l’enseignement, ou la transmission de l’histoire en général ne va pas assez en profondeur pour que chacun puisse vraiment comprendre tous les enjeux autour de ce qui s’est passé dans la colonie de Saint-Domingue où naîtra en 1804 la première république noire d’Haïti. D’ailleurs, on peut parfois avoir l’impression que les Haïtiens n’ont que ça à célébrer : la victoire contre Napoléon. Haïti reconnaît ses héros, il n’y a pas d’ambiguïté sur le personnage de Napoléon, personne ne s’interroge pour savoir si c’était « un mec bien ».

    https://aoc.media/entretien/2021/05/21/jean-damerique-en-haiti-il-ny-pas-dambiguite-sur-le-personnage-de-napoleon/?loggedin=true
    (voir en commentaire de ce post)

    #Haïti #esclavage #Premier-Empire #colonialisme #femmes_en_luttes #littérature #théâtre #oralité

    • Jean D’Amérique : « En Haïti, il n’y a pas d’ambiguïté sur le personnage de Napoléon »
      Par Raphaël Bourgois
      Journaliste

      Pour le jeune écrivain haïtien Jean D’Amérique, l’affaire est entendue et ne souffre aucune ambiguïté : le rôle de Napoléon dans l’histoire ne peut être séparé du rétablissement de l’esclavage. Si l’affaire ne souffre aucun débat en Haïti, la mémoire de la lutte pour l’indépendance et contre l’esclavage, de ses héros, reste à construire dans toute sa complexité. La littérature peut y participer, et peut-être créer les conditions d’une mémoire commune qui fait aujourd’hui défaut.

      Jean D’Amérique, jeune poète, dramaturge et romancier haïtien, est actuellement en résidence d’écriture en France, ce qui lui a permis de suivre les débats qui ont agité la commémoration du bicentenaire de la mort de Napoléon. Pour constater qu’il y a encore un long chemin à parcourir avant de réconcilier les mémoires, notamment sur la question sensible de l’esclavage, son abolition, son rétablissement, ses répercussions jusqu’à nos jours, sa réparation… Ses poèmes rassemblés dans des recueils comme Petite fleur du ghetto (Atelier Jeudi Soir, 2015) ou Nul chemin dans la peau que saignante étreinte (Cheyne, 2017) ; ses pièces de théâtre comme Cathédrale des cochons (éditions Théâtrales, 2020) ; son premier roman Soleil à coudre (Actes Sud, 2021) ; toute son œuvre est traversée par la violence et le chaos qui font le quotidien d’Haïti sans la résumer.

      Actuellement en France, en résidence d’écriture, vous avez pu suivre tous les débats qui ont entouré les commémorations du bicentenaire de la mort de Napoléon, notamment sur la question du rétablissement de l’esclavage. À ce sujet, on s’est finalement peu interrogé sur ce que les premiers intéressés en pensaient. Quelle mémoire les Haïtiens gardent-ils de Napoléon ?
      Le rôle de Napoléon dans l’histoire de la révolution haïtienne n’est pas une mémoire oubliée en Haïti. Les gens savent le mal que l’esclavagisme rétabli en 1802 par le consulat, ce système d’exploitation capitaliste, a fait au pays et au peuple haïtien. Mais d’une certaine façon, on peut dire que les Haïtiens ont déjà résolu les questions qui agitent aujourd’hui les Français, puisqu’ils ont résisté et renversé ce système. Il n’y a pas de débat. Peut-être que l’enseignement, ou la transmission de l’histoire en général ne va pas assez en profondeur pour que chacun puisse vraiment comprendre tous les enjeux autour de ce qui s’est passé dans la colonie de Saint-Domingue où naîtra en 1804 la première république noire d’Haïti. D’ailleurs, on peut parfois avoir l’impression que les Haïtiens n’ont que ça à célébrer : la victoire contre Napoléon. Haïti reconnaît ses héros, il n’y a pas d’ambiguïté sur le personnage de Napoléon, personne ne s’interroge pour savoir si c’était « un mec bien ».

      Vous évoquez l’esclavagisme comme un système capitaliste, pensez-vous que le système des plantations, défendu par Napoléon à travers la décision de rétablir l’esclavage, doit être vu comme la prémisse du capitalisme qui se développera au XIXe siècle ?
      Oui, tout à fait. C’est clairement, selon moi, ce qui s’est passé à Saint-Domingue : la mise en place par les colons d’un système capitaliste qui, pour exister, utilise tous les moyens de la répression, de la violence et du racisme. Le capitalisme et l’esclavage sont indissociables. Je dirais même que le second, tel que l’a connu Haïti, est le socle du premier ; la traite des êtres humains est l’un des plus grands produits du capitalisme. C’est l’enfance même de ce système. Les colons qui sont arrivées sur l’île n’étaient intéressés que par une seule chose : la richesse, le profit. Ils ont vu là une terre à exploiter, et trouvé en Afrique des êtres humains à kidnapper afin de nourrir leur système. Le capitalisme est à l’origine de toutes les formes de violence qui se passent et qui se sont passées à Haïti.

      Il y a un héros haïtien qui est particulièrement mis en avant, c’est Toussaint Louverture, figure de proue de la révolution. Est-ce qu’il y a là aussi selon vous un décalage entre la mémoire haïtienne et la mémoire française ?
      Toussaint Louverture a une place importante en Haïti, et en effet, comme vous le suggérez, on ne traite pas la mémoire de ce héros de la même façon qu’en France. Je prendrais pour exemple l’inauguration récente, à Paris où je me trouve actuellement, d’un jardin Toussaint Louverture. Je dois dire que j’ai beaucoup ri lorsque j’ai lu le panneau, où a été inscrit « Toussaint Louverture, général français », alors que Toussaint est une personnalité essentielle de cette période de lutte contre l’esclavage – donc contre la France ! Mais il n’est pas considéré de cette façon en France, ni d’ailleurs les autres héros de Haïti. Je voudrais dire ici que je trouve tout de même étrange qu’on n’évoque que Toussaint en France, alors que la révolution haïtienne a été portée par beaucoup d’autres personnalités. Je pense à Jean-Jacques Dessalines, cet ancien esclave, lieutenant de Toussaint Louverture, qui proclame l’indépendance d’Haïti le 1er janvier 1804. Il est certain que Dessalines portait une vision beaucoup plus radicale, qui l’a mené à conduire la révolte jusqu’à l’indépendance d’Haïti. Ce qui n’est évidemment pas un bon souvenir pour la France… Alors que Toussaint, lui, a été capturé et déporté sur le sol français, où il est mort un an avant la proclamation de l’indépendance. Aujourd’hui, on tente de réhabiliter Toussaint, mais dans une perspective française. Et c’est cela qui pose problème : l’incapacité à replacer l’Histoire à l’endroit où elle se passe vraiment.

      Comment l’expliquez-vous ?
      Les Français pensaient pouvoir négocier avec Toussaint et éventuellement lever les obstacles au rétablissement de l’esclavage. Il faut reconnaître qu’il a lui aussi joué ce jeu de la négociation, jusqu’au moment où il s’est fait capturer. Mais je pense que cette bienveillance à l’égard de Toussaint Louverture n’est pas une reconnaissance de son véritable combat et de celui des autres héros et héroïnes de la guerre d’indépendance. Je parle de Dessalines, je parle de Sanité Belair, je parle de Dutty Boukman – qui initia une révolte d’esclaves lors de la cérémonie du Bois Caïman, le 14 août 1791, acte fondateur de la révolution haïtienne – et de beaucoup d’autres. La réhabilitation de Toussaint Louverture en France n’est rien d’autre qu’une posture. Car il n’y a pas de négociation possible avec un interlocuteur qui veut absolument rétablir l’esclavage. J’entends ou je lis souvent que la France a aboli l’esclavage à Saint-Domingue. C’est complètement faux, et ce n’est pas parce qu’il existe des textes qui le proclament que c’est vrai. Haïti a longtemps combattu l’esclavage, même avant 1791, où la rébellion va prendre une telle ampleur qu’elle mènera à la révolte générale des esclaves, il a toujours existé des mouvements de résistance. Toutes les tentatives d’action de la France vis-à-vis de cette insurrection ont eu pour but de remettre en place le système colonial, jamais de l’abolir. Ce sont les esclaves qui ont aboli l’esclavage.

      Il y a une question qui agite le débat en France, c’est celle de la réparation. Puisqu’au moment de l’abolition, ce sont les propriétaires d’esclaves qui ont reçu des compensations, la question se pose aujourd’hui de la façon dont la France pourrait indemniser la société haïtienne actuelle, héritière de cette époque. Quel est votre sentiment à ce sujet ?
      C’est très important, parce que ce qui s’est passé est très grave. Je crois en effet que la première chose à faire est une réparation, pas tout à fait « symbolique », mais une réparation au niveau du discours autour de ces évènements. Jusqu’à présent, la France a du mal à reconnaître cette histoire et les responsabilités qu’elle porte, mais pour avancer il faut que les choses puissent être dites, il faut que tous les acteurs reconnaissent ce qui s’est passé. Au niveau matériel, la réparation financière est également indispensable selon une idée simple : vous m’avez volé quelque chose, il est juste que vous me la rendiez. Il n’y a pas de débat à avoir là-dessus, et ce n’est pas parce que le temps a passé que ce n’est plus important. Il ne s’agit pas du tout de répondre à un sentiment de rancune, d’une revanche, mais d’une nécessité si nous voulons nous réconcilier avec cette mémoire commune. Il faut recoudre ce qui a été totalement déchiré. La réparation de l’histoire comme la réparation matérielle des dégâts qui ont été causés sont essentielles.

      Est-ce que cette histoire nourrit votre travail d’écrivain, à la fois de poète, d’auteur de théâtre, de romancier ? Lorsque vous abordez la violence actuelle en Haïti, estimez-vous qu’elle est l’héritière directe de cette époque ?
      Haïti porte toujours les séquelles de l’esclavage, et cela ne fait aucun doute pour moi que les racines de la situation actuelle, instable et violente, plongent dans cette époque. La dette contractée par Haïti auprès de la France en 1825 pour prix de son indépendance, et pour indemniser les propriétaires d’esclaves, a été payée jusqu’à très récemment, et continue de peser puisqu’elle a participé à son appauvrissement. Cette dette coloniale a fait beaucoup de mal à un pays qui était en train de se construire, ou de se reconstruire, après avoir vécu une longue période sous le joug du système esclavagiste. C’est comme si l’esclavage continuait sous une autre forme, et aujourd’hui, dans le rapport entre Haïti et la France, le fait que l’État français n’arrive pas à reconnaître ses responsabilités dans cette histoire partagée pose beaucoup de problèmes à Haïti. Il y a une ambiguïté qui subsiste.
      Pour en venir au traitement littéraire de cette période de l’histoire, il est vrai que je travaille surtout sur des thèmes qui ont un rapport avec l’actualité ou, en tout cas, les temps actuels. Mais je me suis emparé de ce sujet d’une façon particulière : je suis en train de terminer une pièce de théâtre composée autour d’une figure héroïque de cette période, Sanité Belair, une jeune femme qui s’est engagée très tôt dans le combat anticolonialiste. Elle a vécu entre 1780 et 1802, et s’est engagée très tôt dans sa vie, en pleine effervescence des mouvements de libération. Elle a grimpé rapidement les échelons dans l’armée révolutionnaire haïtienne, d’abord sergente, elle accède au grade de lieutenante. Elle se fera capturer par les colons en octobre 1802, une période décisive qui se situe un an avant la dernière bataille qui scellera l’accès d’Haïti à l’indépendance. À l’époque, les rebelles capturés étaient exécutés selon leur genre : les hommes fusillés, et les femmes décapitées. Sanité Belair refuse le sort qui lui est destiné et elle obtient le droit d’être fusillée. C’est un acte politiquement fort. Je travaille donc autour de cette figure, et surtout de sa représentation aujourd’hui, dans l’Histoire, que ce soit en Haïti ou en France, par rapport à cette place qu’elle occupe, ou en tout cas devrait occuper.

      Quelle est cette place selon vous ?
      Elle est sous-estimée : en Haïti, on connait son nom mais pas forcément son histoire ; en fait, dans les espaces dits de mémoire de l’esclavage ou des combats anti-esclavagistes, elle est mise en retrait, voire totalement absente. Dans le musée du Panthéon national en Haïti, elle n’a pas la même place que les autres héros. Sur le Champ de Mars en Haïti, qui est la plus grande place publique de Port-au-Prince, toute une partie de l’espace public est dédiée à des héros de l’indépendance – mais elle n’y est pas, contrairement à d’autres figures qui reviennent tout le temps : Dessalines, Toussaint, Henri Christophe (militaire devenu président de la République du Nord, puis premier roi de Haïti), Alexandre Pétion (militaire devenu président de la République du Sud). Sa seule et unique présence dans l’espace public en Haïti est son portrait qui figure depuis près d’une dizaine d’années sur le billet de dix gourdes, la monnaie nationale, soit le billet avec la plus petite valeur. De plus, et ceci est assez problématique à mon sens, son portrait a remplacé celui d’une autre femme, Catherine Flon, insurgée et fille naturelle de Dessalines, qui a créé le drapeau bicolore de Haïti. En France, c’est encore pire, Sanité Belair n’est tout simplement jamais évoquée. À part très récemment par Christiane Taubira en réaction à l’absence de discours d’Emmanuel Macron à l’occasion de la Journée nationale des mémoires de la traite, de l’esclavage et de leurs abolitions ce 10 mai dernier, alors qu’il avait tenu un long discours quelques jours plus tôt aux commémorations consacrées à Napoléon. Elle a qualifié ce silence « d’édifiant », et ajouté que plutôt que Bonaparte, elle choisit et préfère les figures de Toussaint Louverture, Sanité Belair et d’autres héros anti-esclavagistes non blancs. C’est l’une des seules fois où j’ai entendu son nom en France.
      Je travaille donc autour de la sous-représentation de cette figure de la révolution. Pour rédiger l’argumentaire de ma pièce, j’ai été amené à faire des recherches, mais il n’y a aucun document consacré essentiellement à son personnage. Dans la plupart des livres qui retracent l’histoire d’Haïti, je trouvais seulement – et encore, quand elle y figurait – des textes de la taille d’un paragraphe, d’une page à la limite, et dans lesquels se trouvent toujours les mêmes informations. Par conséquent, je travaille aussi à partir de cette absence de matière. C’est évidemment tout l’inverse de Napoléon qui a fait l’objet d’innombrables volumes, de milliers et de milliers de pages. Ce déséquilibre m’amène à poser ces questions : comment fabrique-t-on les héros et héroïnes ? qui choisit-on de préserver dans l’histoire, et pourquoi ? Ce ne sont pas des choix innocents que de mettre, à un moment particulier, telle ou telle personne en avant. Si aujourd’hui ce débat, cette soi-disant polémique autour de Napoléon se produit en France, c’est parce que le traitement d’un sujet d’une telle ampleur dans l’Histoire – dans la manière de raconter l’Histoire – a forcément un impact sur la société. Notre vision des choses est construite par ce que nous lisons, par ce qu’on nous raconte, par ce qui est représenté dans l’espace public… Toutes ces représentations construisent des symboles, un imaginaire collectif. Et cette absence de conscience historique en France ne permet pas à notre génération de trouver un terrain abordable pour regarder l’avenir ensemble, parce qu’il existe ce vide dans la manière de raconter l’Histoire.

      Quel rôle peut tenir une pièce comme celle que vous êtes en train d’écrire. Il ne s’agit pas de faire un travail d’historien ?
      Pas du tout ! La pièce que je suis en train de terminer n’est même pas biographique en tant que telle : c’est une transposition de l’histoire de Sanité Belair dans notre temps. Je m’inspire du parcours de cette femme pour l’amener dans l’espace contemporain, afin qu’elle vienne elle-même nous poser la question de l’oubli en manipulant les outils à disposition aujourd’hui, le fonctionnement de notre société. Je pense que l’écriture me permet d’aller beaucoup plus loin que le travail historique en tant que tel. En effet, les informations peuvent bien exister, mais que fait-on avec cette Histoire ? La littérature permet pour moi d’ouvrir une brèche, et même de tenter de réparer ce qui est absent dans celle-ci. Grâce à la littérature et avec l’Histoire, je vais essayer de provoquer une transformation du réel, de ses éléments historiques, afin de proposer d’autres perspectives sur celui-ci. Écrire, c’est refuser ce qui existe déjà, refuser le monde tel qu’il est, tel qu’on le conçoit, tel qu’on l’envisage ; c’est créer un autre monde, exprimer un désir d’un autre monde, d’une autre manière de voir les choses. Et j’ai l’impression que la littérature me permet de faire cette opération.

      C’est une forme de résistance. Comment êtes-vous venu à l’écriture ?
      Par résistance, justement. J’ai commencé à écrire sous l’influence du rap, qui était très en vogue en Haïti à une certaine époque, disons entre 2005 et 2008. Lorsque cet âge d’or du rap haïtien a commencé, je venais de quitter la petite campagne où je suis né pour Port-au-Prince, où j’habitais dans un quartier assez précaire. Ma rencontre avec le rap, c’était un reflet de ma condition sociale et aussi une poésie brute, virulente, qui va interpeller directement le réel. Plus tard, au lycée, quelques-uns de mes professeurs de lettres ont remarqué ce que je produisais dans leurs cours, et ils m’ont dirigé vers d’autres lectures que celles qui étaient demandées à l’école. À ce moment-là, j’ai commencé à nourrir énormément ma culture littéraire. D’autre part, je présentais les textes que j’écrivais à l’époque dans des petites soirées à Port-au-Prince. C’est ainsi qu’au fur et à mesure, la passion grandit. Et cette passion est devenue un métier. Je m’inscris totalement dans le mouvement dit du spoken words, et revendique ce double héritage, à la fois de la littérature qui « vient des livres » et de la littérature qui vient du rap.

      Le lien entre les deux cela pourrait être l’oralité ?
      Oui, l’oralité et aussi l’importance pour moi de faire certaines références qui peuvent paraître décalées de la part d’un écrivain. Quelques exemples : je cite Tupac Shakur dans l’introduction de mon roman Soleil à coudre, et dans le corps de celui-ci, j’ai glissé une référence à Kendrick Lamar. J’ai aussi cité des rappeurs dans plusieurs de mes recueils de poèmes. Je veux redonner place à cette part de mon héritage qui vient du hip hop et qui est souvent « sectionné » de la chose littéraire. On attend plus d’un auteur qu’il cite Romain Gary ou Albert Camus. Mais ces deux mondes peuvent se côtoyer, et dans mon cas les deux m’ont nourri. Ce qui m’intéresse aussi lorsque j’écoute des musiciens comme Keny Arkana ou Kery James pour citer des Français, ce n’est pas seulement le contenu, mais aussi le rythme et la scansion. D’ailleurs je peux aussi écouter de la trap, un style qui ne se distingue pas par la dimension « consciente » de ses textes. Le rapport puissant avec l’oralité continue à exister chez moi. J’aime beaucoup porter mes textes sur scène et les dire à haute voix parce que cela leur donne une allure, une existence autre ; c’est aussi la possibilité de partager une énergie directe avec le public. Quand j’écris quelque chose, je me projette en train de le présenter devant un public, pour l’assumer immédiatement. J’aime bien cet instant-là où je peux dire directement les choses. Ce qui n’est pas la même chose dans un livre : l’impact peut y être, mais on ne le « voit » pas. C’est une chose difficile à articuler… Pour moi, les mots dans un livre sont différents des mots qui, à travers une voix, deviennent vivants.
      Cette oralité du rap vient aussi compléter un héritage de l’imaginaire haïtien que je porte. Tous nos jeux d’enfants étaient traversés par des chants, par des rythmes… La place de la parole reste forte, aujourd’hui encore, dans l’espace populaire en Haïti : presque toutes les activités du quotidien sont accompagnées de musique. Les marchands ambulants, en se promenant, ont chacun une musique différente qui accompagne ce qu’ils vendent, et qu’on finit par reconnaître tout de suite. C’est quelque chose qui fait partie intrinsèque de la vie haïtienne et dont je me suis beaucoup nourri.

      Vous avez publié votre premier roman Soleil à coudre cette année aux éditions Actes Sud. Pourquoi avez-vous ressenti le besoin d’aborder aussi cette forme d’écriture, et que reste-t-il de l’oralité que vous défendez ?
      Je n’ai pas l’impression que cette démarche littéraire diverge beaucoup de ce que je faisais avant, si ce n’est qu’elle me permet de déployer une histoire, des personnages sur une temporalité plus longue. Mais le poète et le dramaturge continuent à exister dans le roman. En réalité, c’est la même recherche poétique qui continue, mais elle prend d’autres chemins et d’autres enveloppes. Des éléments que j’ai explorés, qui sont présent dans certaines de mes pièces de théâtre comme Cathédrale des cochons (éditions Théâtrales, 2020), se retrouvent dans Soleil à coudre : la force de la parole, la force du verbe contre la répression et contre la violence. Tête Fêlée notamment, le personnage principal, est portée par une sorte de logorrhée intérieure, qui la fait exister quand elle la déverse, tout à coup. Elle existe parce qu’elle raconte, parce qu’elle fait entendre sa voix. Elle est déchirée par un monologue, et il faut que cela explose. J’aime bien cette façon de construire mes personnages : non par des descriptions physiques, qui sont presque inexistantes dans le texte, mais par la parole, la parole poétique. Donner à voir le corps du personnage importe peu, au final, parce que ce dernier émerge par une figure qu’on ne peut saisir que par ce qu’elle dit. Surtout, on n’écoute pas de la même façon lorsqu’on peut voir le corps qui est en train de s’exprimer. Même si un homme et une femme disent la même chose, nous ne recevrons pas leur parole de la même façon. Pour moi, c’était important de déplacer le regard et de recourir à une autre forme de représentation des personnages. J’ai effacé le corps. Et j’ai donné libre cours à la voix.

      Vos personnages principaux sont le plus souvent des femmes. Qu’est ce qui se joue pour vous dans le choix de personnages féminins ?
      C’est très important pour moi parce que je viens d’un milieu où on m’a appris beaucoup de choses dont je n’avais pas besoin, et qui ont fait beaucoup de mal à mon esprit, dans le sens où j’ai été formaté par l’école, l’église, la société. Tout mon cheminement a consisté à essayer de déconstruire ces idées, d’abord en moi, puis d’inviter les autres à une représentation différente du monde. C’est pourquoi, aussi, je ne cherche pas à en faire un sujet dans mon travail littéraire. Je n’ai pas l’habitude de croiser dans les récits ou dans les romans autant de femmes que d’hommes, mais je ne vais pas le formuler dans mon texte. Je vais essayer d’introduire l’idée sans la dire, simplement par une manière de la représenter. Je suis conscient de ma volonté de faire apparaître des personnages féminins dans mes textes, mais je n’ai pas besoin de le crier sur tous les toits parce que ce n’est pas quelque chose qui doit être exceptionnel. Lorsqu’il n’y a que des hommes dans un récit, personne ne pose la question : « pourquoi c’est un homme ? »
      Certes, c’est important d’en discuter dans la société, mais il n’y a pas qu’en fustigeant les inégalités qu’on peut les changer. Il faut aussi proposer d’autres récits, d’autres manières de voir le monde, parce que si nous sommes empreints de sexisme aujourd’hui, c’est à cause des formes de représentation qu’on nous a données et qui nous ont construites. Je suis convaincu qu’on peut transformer les choses juste en proposant une autre perspective, juste en proposant un autre monde. Nous avons toujours été nourris par un système hétéronormé, mais je peux essayer de représenter un monde où je l’ai aboli. Avec le temps, je suis persuadé que cela portera ses fruits.

      Vous croyez donc à la performativité des mots, à leur impact sur l’évolution de la vie, sur l’évolution sociale ?
      Absolument, parce que ce sont eux qui nous construisent : c’est ce qu’on lit, ce qu’on apprend, ce qu’on entend des discours qu’il y a sur le monde. Bien sûr, l’impact de la littérature en tant que telle prend du temps pour se produire. Il n’en est pas moins réel. Écrire Soleil à coudre n’a pas le même poids que descendre manifester dans la rue à Port-au-Prince, mais cet acte n’est pas moins important que l’autre, même si ses retombées mettront plus de temps à se faire ressentir. C’est avec cette conscience-là que j’écris : d’être en train de créer une nourriture pour l’esprit, et de devoir être conscient de tous les enjeux qui l’entourent, parce que c’est elle qui nous façonnera demain. Je crois à cette transformation, à long terme, par la littérature.

      Mais que peuvent-ils face à la violence qui frappe aujourd’hui Haïti ?
      En ce moment, la situation d’Haïti est chaotique, on ne peut pas le nier. Mais ce portrait de la violence et du chaos politique qui revient souvent quand on évoque mon pays ne reflète pas complètement le visage d’Haïti. La catastrophe politique, c’est l’État haïtien, pas le peuple haïtien. Le peuple haïtien a toujours vécu très loin de l’État, c’est-à-dire dans l’abandon total de ce dernier, qui n’utilise son pouvoir qu’à ses propres fins. Cet État a créé la violence d’aujourd’hui, au fur et à mesure de l’évolution de ses intérêts politiques : les personnes au pouvoir ont distribué des armes dans les quartiers populaires et ainsi soutenu la formation de gang qu’ils pensaient pouvoir garder à leur main. Mais cette stratégie s’est retournée contre eux : aujourd’hui, ils ne parviennent plus à reprendre le contrôle de ces lieux, et c’est cela qui a créé le chaos. En ce moment, une dictature se met en place dans le pays : Jovenel Moïse, le président au pouvoir, qui a vu son mandat prendre fin en février dernier, refuse de partir et d’organiser de nouvelles élections. Il a perdu tout soutien populaire, d’autant plus que les Haïtiens ne l’avaient pas vraiment élu à la base, puisqu’il faut se souvenir que le premier tour qui lui a donné la majorité absolue s’était tenu six semaines après l’ouragan Matthew en novembre 2016. Le taux de participation a été établi à 21%. La majorité de la population souhaite passer à autre chose, et en réponse ce gouvernement utilise tous les moyens de violence pour garder le pouvoir. Il faut parvenir à aller au-delà de cette image de violence pour découvrir le vrai visage de Haïti. Je l’ai traité dans mon roman, en y apportant une nuance pour permettre aux lecteurs et aux lectrices de comprendre que ce peuple vit dans une violence subie et est amené parfois à en produire. Mais elle n’a pas été créée par eux : c’est une violence héritée. J’essaie, toujours subtilement, d’amener à voir les soubassements du problème. Le pays ne se résume pas à sa sphère politique, il faut prendre en compte toute sa richesse artistique et littéraire, ces domaines qui sont en dehors du pouvoir de l’État. Le vrai visage d’Haïti est à chercher là où vit et dans ce que fait le peuple.

      _Cet entretien a été donné dans le cadre de l’exposition « Napoléon » de la Réunion des Musées Nationaux et La Villette, il fait partie du supplément « Manifesto » conçu par AOC et disponible sur le site de l’exposition.
      https://expo-napoleon.fr/manifesto/_

  • Kate Brown : « Nous n’avons tiré aucune leçon de Tchernobyl » | AOC media - Analyse Opinion Critique
    https://aoc.media/entretien/2021/04/09/kate-brown-nous-navons-tire-aucune-lecon-de-tchernobyl/?loggedin=true

    Le 26 avril 1986 survenait la catastrophe nucléaire de Tchernobyl, le 11 mars 2011 celle de Fukushima… C’est d’une certaine manière ce double anniversaire des 35 et 10 ans qui invite ces jours-ci à se poser la question : qu’a-t-on appris de ces événements ? Peu de choses, à en croire Kate Brown, professeure de « Sciences, Technologies, et Société » au MIT. Pour cette spécialiste de l’histoire environnementale, l’ampleur de ces catastrophes continue d’être sous-estimée, et notamment les effets des faibles doses d’irradiation. Avec Tchernobyl par la preuve, elle livre les résultats de dix années d’enquête.

    Dans sa version originale, le nouvel ouvrage de Kate Brown, Tchernobyl par la preuve : vivre avec le désastre et après (paru en mars aux éditions Actes Sud), s’intitule Manual for Survival : A Chernobyl Guide to the Future (W. W. Norton & Company, 2019), un manuel et un guide donc pour survivre dans un monde marqué par la catastrophe nucléaire. C’est l’apport essentiel de Kate Brown, professeure au MIT, connue pour son travail en histoire environnementale comparée, et pour ses études des réactions de différentes communautés humaines aux effets transformateurs de l’industrie et des technologies : montrer que nous subissons tous sur la planète l’effet des retombées radioactives de plus d’un demi-siècle de choix nucléaires. Après dix ans d’enquête sur le terrain, entre l’Ukraine, la Biélorussie et la Russie, dans plus de 25 fonds d’archives, cette russophone a pu montrer que, contrairement à ce que le pouvoir soviétique mais aussi les instances internationales comme l’ONU ont cherché à faire croire, les conséquences de l’accident du 26 avril 1986 ne sont absolument pas circonscrites à la « zone d’exclusion » qui entoure l’ancienne centrale nucléaire. Or, le débat fait rage sur l’effet à long terme d’une exposition dite à des « faibles doses » de radioactivité. Cela touche en effet au sujet sensible de la dangerosité des choix politiques qui ont été faits en matière civile comme militaire, de l’énergie aux essais nucléaires, dont Kate Brown remet en cause la sacro-sainte distinction. RB
    De quoi Tchernobyl est-il le symptôme ? Pourquoi est-il si important d’y revenir, 35 ans après la catastrophe ?
    Le désastre de Tchernobyl est important car c’est un indicateur à l’échelle mondiale, en tant que pire accident nucléaire que l’humanité ait connu, au cours duquel X personnes sont mortes. Ce nombre X a été instrumentalisé, politisé jusqu’à devenir un argument à la fois des partisans et des détracteurs de l’énergie nucléaire. Si vous partez sur la base des 33 à 54 victimes et les 2 006 décès à long terme avancés par l’ONU [1], vous pouvez en conclure que, comme plus de gens meurent dans les mines de charbon ou en installant des panneaux solaires sur les toits, l’énergie nucléaire est tout ce qu’il y a de plus sûre, et que nous pouvons accepter les risques qui l’accompagnent. À l’inverse, lorsque d’autres avancent le chiffre de 93 000 à 200 000 morts – ce sont les projections de Greenpeace –, alors les risques sont inacceptables et l’énergie nucléaire devrait être abandonnée progressivement. Tchernobyl est donc une sorte de point d’appui, bien plus par exemple que Three Mile Island, la centrale située en Pennsylvanie (États-Unis) où un accident nucléaire est survenu en 1979. Cet événement plus petit et beaucoup plus limité dans son ampleur, qui n’a pas fait de victimes humaines directes, a pourtant conduit les États-Unis à cesser toute construction de centrales nucléaires. Même Fukushima, plus récent, ne tient pas ce rôle emblématique bien que les rejets nucléaires pourraient s’avérer aussi importants que ceux de Tchernobyl. Le bilan de cette catastrophe est toujours en cours, car les fuites de la centrale japonaise continuent à ce jour.
    Vous avez pu consulter des archives qui n’avaient jusque-là jamais été exploitées. À quel type de matériel avez-vous pu avoir accès et qu’avez-vous trouvé ?
    Pour vous répondre, il faut revenir un peu en arrière. Je me suis lancé dans ce projet alors que j’écrivais un livre intitulé Plutopia, qui traite de l’histoire comparée des deux premières villes du monde à produire du plutonium : la ville américaine de Hanford, dans l’État de Washington, et la ville soviétique de Mayak (ou Plant Mayak) en Sibérie [2]. En travaillant sur ce livre, je ne m’intéressais pas à la santé ou aux effets des radiations, mais à la sécurité nucléaire. Cependant, les agriculteurs vivant en aval de ces deux lieux ne cessaient de me parler de leurs problèmes de santé. Ceux-ci étaient minimisés par les scientifiques, qui se moquaient des agriculteurs, en les accusant d’être stupides et « radiophobes », d’exagérer en attribuant tous leurs problèmes de santé aux radiations.
    Après avoir terminé Plutopia, je me suis dit que cette histoire devait être racontée et que Tchernobyl pourrait être un bon point de départ pour enquêter de par l’ampleur de cet accident, avec un rejet de radiations de l’ordre de 50 à 200 millions de curies, et d’autre part parce que le site était public, dirigé par une puissance civile. J’espérais donc trouver plus d’informations que si cela avait été un site militaire. Je me suis d’abord rendu aux archives de Kiev, en Ukraine, et j’ai demandé les dossiers du ministère de la Santé sur Tchernobyl. L’archiviste m’a d’abord répondu que je ne trouverais rien car le sujet avait été occulté par l’Union soviétique. J’ai insisté et il se trouve que nous avons exhumé une énorme collection de documents étiquetés en ukrainien : « Les conséquences médicales de la catastrophe de Tchernobyl ». J’ai commencé à lire ces gros volumes reliés et j’ai rapidement réalisé qu’il s’agissait d’une véritable mine d’or. En fait, l’archiviste n’avait pas essayé de me mentir. C’est juste que personne n’avait jamais demandé ces documents auparavant… le personnel des archives ne savait donc même pas qu’ils existaient.
    Mais en supposant qu’ils n’existaient pas ou en supposant que l’on ne trouverait rien parce que c’était la période soviétique ?
    Peut-être que les gens ont cru les archivistes sur parole, peut-être que la question n’était pas intéressante à l’époque, parce que tout le monde était satisfait des rapports de l’ONU qui sont sortis dans les années 2000 et qui minimisaient les conséquences médicales de l’accident… Je ne sais pas pourquoi. Lorsque j’ai examiné ces rapports à Kiev, j’ai vu qu’ils étaient très étroitement axés non seulement sur les personnes qui recevaient des rayons gamma dans l’environnement ambiant, mais aussi sur les personnes qui mangeaient et buvaient cette radioactivité dans leurs aliments et leurs sources d’eau. C’est pourquoi je me suis dirigée vers les documents du ministère de l’Agriculture. Ce qui est pratique avec les gouvernements communistes, c’est que tout est centralisé : toutes les entreprises qui produisent de la nourriture sont enregistrées auprès du ministère de l’Agriculture, car elles appartiennent toutes à l’État. Là-bas, j’ai trouvé des tonnes de preuves qui montraient que les aliments radioactifs se retrouvaient tout au long de la chaîne alimentaire. J’ai tout de suite pensé que j’avais intérêt à ne pas me tromper si je voulais dévoiler cela, contre le récit communément admis. Après avoir travaillé sur les sources nationales, je suis donc descendue à l’échelle de l’oblast (communauté territoriale) de Kiev, dans lequel se situe le site de Tchernobyl et, de là, aux archives locales, celles des raïons (districts). Je suis ensuite partie en Biélorussie puis en Russie poursuivre mes recherches dans les archives fédérales soviétiques.
    Au final, j’ai travaillé dans vingt-sept départements des archives. Je l’ai fait parce que je savais que, lorsque je publierai un livre sur ce sujet dans des pays partisans du nucléaire, comme la France, de nombreuses personnes haut placées et très diplômées viendraient remettre en question mon travail. J’ai donc croisé les données provenant des hôpitaux locaux et j’ai suivi la trace des rapports au fur et à mesure qu’ils remontaient la chaîne de commandement. Je me suis rendu compte que les médecins locaux ne savaient pas qu’ils vivaient dans un territoire radioactif – et ils ne le sauraient pas avant 1989, à la publication des rapports dans le cadre de la glasnost, la politique de transparence initiée par Mikhaïl Gorbatchev. Jusque-là, les responsables leur avaient assuré qu’ils avaient contenu les radiations à l’intérieur de la zone de Tchernobyl – ils avaient mis une clôture autour de la zone et c’était tout. La vie continuait. Cependant, parce que les données de santé locales avaient été dûment enregistrées – toujours dans le cadre de la politique communiste –, ces médecins ont pu les consulter et en faire une sorte d’épidémiologie de tous les jours. C’est à ce moment-là qu’ils ont découvert des taux croissants de maladies dans cinq catégories principales concernant la fertilité des femmes et la néonatalité : plus d’enfants présentant des malformations congénitales ; plus de fausses couches ; une mortalité infantile très élevée durant les deux premières semaines de vie ; des problèmes du système immunitaire, des troubles de l’appareil digestif, de l’appareil respiratoire, du système endocrinien ou de la circulation sanguine.
    Il y avait donc une conscience locale de la gravité des conséquences sanitaires malgré les discours officiels ?
    Les responsables locaux, inquiets, commençaient à voir grimper la fréquence des maladies que je viens de citer, et ne sachant pas ce qui se passait, ils ont rédigé des rapports en 1988. Lorsque ceux-ci ont été transmis à l’échelon supérieur, le chef de l’oblast a eu des décisions difficiles à prendre, car les résidents de l’URSS étaient soumis à la propagande selon laquelle leur nation était de plus en plus heureuse et en meilleure santé chaque jour, chaque année. La communication de mauvaises nouvelles étant fortement déconseillée, les responsables de la santé publique ont décidé de « faire le ménage », c’est-à-dire d’enjoliver les résultats des dossiers avant de les remettre à l’échelon supérieur. Même chose au niveau gouvernemental : les fonctionnaires du ministère de la Santé de l’Ukraine ont fait en sorte que les dossiers soient modérés avant de les envoyer à Moscou. Certaines personnes ont toutefois commencé à s’inquiéter et à soulever des questions : il s’agissait de contrôleurs des radiations, d’inspecteurs de la santé publique au niveau local, de personnes chargées de surveiller l’eau potable et les réservoirs etc. La trace de ces controverses se retrouvent dans les archives, certaines personnes affirmant que tout allait bien, d’autres disant qu’elles commençaient à s’inquiéter. J’ai donné plus de poids à ces dernières parce qu’il était politiquement déconseillé de tirer l’alarme. Les preuves sont à nouveau dans les archives des raïons : ces personnes, ces lanceurs d’alerte, étaient réprimandées au travail, certaines étaient rétrogradées, d’autres licenciées après s’être plaintes, et d’autres encore étaient éliminées sur ordre de Moscou.
    Tout s’est précipité en 1989 lorsque les cartes de radiation ont été publiées. Les médecins ont soudain réalisé que, depuis trois ans, ils vivaient dans une terre tout aussi contaminée que celle située juste à côté de la centrale de Tchernobyl, et que, à cette lumière, leurs données de santé n’étaient absolument pas étonnantes. C’est là que le chaos s’est installé. Les ministères de la Santé de Biélorussie puis d’Ukraine ont déclaré officiellement l’existence d’une catastrophe de santé publique. Ils ont entrepris deux choses : premièrement, il a fallu déplacer deux cent mille personnes supplémentaires – c’est-à-dire en plus des cent vingt mille personnes déplacées juste après l’accident – des zones hautement contaminées qui l’étaient tout autant que celle de Tchernobyl. Deuxièmement, ils ont planifié une étude sanitaire à long terme similaire à celles réalisées à Hiroshima et à Nagasaki sur les survivants des bombardements, mais en tenant compte du fait que les habitants n’avaient pas seulement été exposés à une large et courte dose de rayons (comme dans le cas des bombes atomiques), mais aussi à des doses chroniques de radiation sur une longue période.
    Votre livre est très précis et honnête, ce qui vous amène à reconnaître qu’il est parfois difficile de relier ces maladies à la radioactivité lorsqu’il s’agit de faibles doses. C’est, comme le montre Naomi Oreske dans Les Marchands de doute, la difficulté lorsqu’on travaille sur un sujet où s’opposent deux régimes de preuves scientifiques [3]. Qu’est-ce qui vous fait croire qu’une petite quantité de radioactivité est plus dangereuse qu’on ne le pense ?
    Parce que ceux qui prétendent le contraire négligent le fait que les expositions puissent être éloignées du point de contamination dans le temps et dans l’espace. Il faut tenir compte de la météo qu’il faisait à l’époque, de la nature et des lieux des cultures alimentaires et du déplacement de ces aliments d’un lieu à l’autre par les humains. Dans les endroits qu’ils savaient hautement radioactifs, les fonctionnaires payaient les agriculteurs pour qu’ils ne produisent pas de nourriture et qu’ils achètent des aliments « propres » dans les magasins. Mais ces fermiers ont pris l’argent, et sont allés vendre leur propre production sur les marchés un peu plus loin ! La nourriture contaminée était donc consommée par les acheteurs dans un autre lieu. Voilà les effets de la dislocation dans l’espace et la dislocation dans le temps : les gens mangent des aliments contaminés et mettent du temps à développer une maladie – il faut entre 12 et 25 ans pour qu’un cancer apparaisse – sans compter les effets aléatoires. Les malformations congénitales peuvent survenir ou non avec le même degré d’exposition, cela dépend de facteurs individuels. Mais je suis convaincue qu’il y a suffisamment de preuves dans ces archives pour qu’une véritable étude épidémiologique puisse être réalisée, au-delà de ma seule évaluation. L’analyse de ces documents serait très précieuse, car aujourd’hui nous n’avons toujours que peu d’informations sur les conséquences du nucléaire.
    Cinq années se sont écoulées après le bombardement de Hiroshima avant que les études de la Commission des victimes de la bombe atomique ne commencent. Jusqu’à la catastrophe de Tchernobyl, il n’existait donc pas de dossiers sur les suites d’un événement nucléaire aussi important durant les cinq années qui l’ont suivi. Mais ici, les Soviétiques ont constitué une base de données sur les aliments contaminés, sur l’effet des radiations sur le corps humain et sur les problèmes de santé à long terme. Toutes ces informations sont là pour être corrélées – et c’est ce que j’ai fait avec le concours de mes deux assistants de recherche. Nous avons constaté une augmentation de la fréquence des maladies. Prenons l’exemple des enfants : en 1986, 80 % des enfants d’un raïon étaient considérés comme sains, tandis que 10 à 20 % souffraient d’une ou de plusieurs maladies chroniques. En 1989, les chiffres s’inversent : 80 % ont une maladie chronique et seulement 10 à 20 % sont considérés comme sains. Les enfants, en effet, sont plus vulnérables aux radiations. Leur corps est en pleine croissance et leurs cellules se reproduisent rapidement.
    Diriez-vous que c’est une erreur de considérer Tchernobyl comme une catastrophe uniquement soviétique ? Vous montrez dans votre livre l’implication de l’ONU et de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Comment ces organisations internationales et les puissances nucléaires ont-elles été impliquées dans les suites de la catastrophe ?
    En 1989, alors que les responsables soviétiques publiaient les premières cartes de radiation, les populations locales ont fait le rapprochement avec les problèmes de santé allant croissant. Elles sont descendues dans la rue et ont commencé à protester en Union soviétique. Le gouvernement soviétique a compris qu’il avait besoin d’aide et s’est tourné vers les agences de l’ONU pour obtenir la confirmation de leurs déclarations, selon lesquelles tout allait bien. Ils ont demandé à l’OMS de procéder à une évaluation indépendante avec des experts étrangers. Des mots magiques : les experts étrangers seraient objectifs. L’OMS a envoyé trois hommes, dont le Français Pierre Pellerin [4]. Ces trois physiciens, ayant tous des liens avec l’industrie nucléaire, ont voyagé sur les territoires de Tchernobyl pendant dix jours durant lesquels ils ont parlé à des citadins et des villageois et se sont entretenus avec des médecins biélorusses. Au terme de ces dix jours, ils ont publié une déclaration dans laquelle ils ont proclamé n’avoir constaté aucun problème local de santé. Ils ne voyaient aucune raison de s’inquiéter. Ils ont déclaré que le seuil de dose de rayonnement à vie que les Soviétiques avaient établi pouvait être facilement doublé ou triplé, et que les scientifiques biélorusses devaient être réprimandés pour leur incompétence.
    Mais personne ne les a crus. Même les responsables soviétiques étaient mécontents – comment ces hommes pouvaient-ils conclure quoi que ce soit après seulement dix jours de discussion avec les villageois ? L’URSS s’est alors tournée vers l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) pour demander la même chose : une évaluation indépendante avec des experts étrangers. L’AIEA a accepté sans hésiter, mais elle a prévenu qu’elle était un lobby atomique dont le travail consiste, en somme, à promouvoir les utilisations pacifiques de l’énergie nucléaire dans le monde. Il a donc été décidé de créer une organisation factice appelée le Projet international sur Tchernobyl sous la direction d’Abel González, mais en réalité dirigée par l’AIEA. Ils ont également fait appel à du personnel d’autres programmes inter-agences, notamment des fonctionnaires de l’OMS, pour siéger au conseil d’administration. González et les scientifiques qu’il a nommés ont mis 18 mois avant de rendre leurs conclusions. Le programme a annoncé parfois avoir envoyé 100 scientifiques, parfois 200. Ce qui s’est réellement passé, c’est que toute la communauté scientifique était alors très curieuse de la situation à Tchernobyl, et des scientifiques étrangers de toutes disciplines étaient très enthousiastes à l’idée de partir en voyage d’étude là-bas. Chaque groupe partait deux semaines et revenait deux semaines plus tard, et puis d’autres personnes y allaient pour deux autres semaines. Les Soviétiques l’ont remarqué : à chaque fois, un groupe de personnes différent posait les mêmes questions que le précédent. Au bout de 18 mois, l’AIEA a déclaré que, bien qu’elle ait observé de nombreux problèmes de santé dans ces régions, elle ne pouvait pas affirmer que ceux-ci puissent être clairement reliés aux contaminants de Tchernobyl car, par rapport aux données de Hiroshima, les doses étaient trop faibles. L’agence en a déduit que les gens souffraient simplement de problèmes psychologiques dus au stress car ils s’inquiétaient constamment des radiations – alors qu’il n’y avait selon elle pas de raison le faire. En ce qui concerne le cancer de la thyroïde chez les enfants, les experts ont affirmé qu’il s’agissait de rumeurs, qui se sont avérées être de nature anecdotique.
    Comment comprendre de telles conclusions ?
    Ce qui s’était réellement passé en coulisses, c’est que quelques médecins ukrainiens avaient remis à Fred Mettler, le chef de la délégation, 20 biopsies d’enfants qui avaient eu un cancer de la thyroïde. Avant la catastrophe nucléaire, la proportion d’enfants atteints d’un cancer de la thyroïde était d’un sur un million. Tout d’un coup, une région comptant environ 200 000 enfants a vu 20 cas se développer – un pour 10 000, ce qui est le niveau d’une épidémie. Mettler a été témoin de cela mais il n’y a pas cru, c’était impossible compte tenu de ce qu’on savait. C’était trop, et trop tôt. Le groupe a emmené les échantillons au Nouveau-Mexique pour les analyser dans leur laboratoire. Même chose en Biélorussie : environ 30 enfants avaient un cancer de la thyroïde avant Tchernobyl ; en 1990, on décompte 100 cas à Minsk. C’était donc bien plus que des « rumeurs anecdotiques ». L’AIEA a refusé toute reconnaissance des effets de Tchernobyl sur la santé jusqu’en 1996, date à laquelle elle a été forcée d’admettre l’existence d’une épidémie. À cette époque, 4000 cas de cancer de la thyroïde pédiatriques avaient été découverts. Aujourd’hui, on en décompte environ 18 000. Ce cancer de l’enfant – dont la littérature médicale garantissait sa facilité de traitement – a été le seul effet sur la santé reconnu par les agences de l’ONU. Je ne sais pas si vous connaissez des enfants qui ont eu un cancer de la thyroïde. Ce n’est pas une belle chose à voir. Alors pourquoi l’ONU a-t-elle réagi ainsi ?
    Tout d’abord, l’AIEA, dont la mission est de promouvoir le nucléaire, craignait pour l’avenir de cette énergie. Tchernobyl était devenu un sujet qui effrayait le monde entier. Le ministère américain de l’énergie, qui gère les affaires nucléaires, a organisé une conférence de spécialistes en radioprotection à Washington, D.C., un an après Tchernobyl, en 1987. Au cours de celle-ci, un fonctionnaire du ministère a déclaré à ces scientifiques que la plus grande menace pour l’énergie nucléaire et son avenir n’était pas un autre accident comme Tchernobyl ou Three Mile Island, mais les poursuites judiciaires qui pourraient en découler. Ce qui se passait à l’époque, alors que la Guerre Froide touchait à sa fin, était que les archives étaient en train d’être déclassifiées et que des gens dans le monde entier apprenaient qu’ils avaient été exposés à des radiations lors de la production ou des essais d’armes nucléaires. Les États-Unis, la Russie, la France, le Royaume-Uni – les grandes puissances de l’ONU, qui sont également les grandes puissances nucléaires mondiales – se sont soudainement retrouvées confrontées à l’éventualité de devoir payer des milliards de dollars en dommages et intérêts pour avoir exposé des millions de personnes à leurs expérimentations atomiques. Ainsi, si l’on pouvait prétendre que Tchernobyl, le pire accident nucléaire de l’histoire de l’humanité, n’avait fait que 33 morts, c’était une façon de tuer dans l’œuf ces poursuites. C’est exactement ce qui s’est passé. Je pense que c’est pour cela que Tchernobyl est un scandale bien plus grand que qu’on ne le dit. Ce n’était pas seulement une opération d’occultation soviétique, mais bien une initiative internationale. Et c’est pourquoi c’est si important pour nous aujourd’hui de nous pencher encore sur cette catastrophe.
    Ce qui est en jeu, c’est donc autant l’événement, la catastrophe de Tchernobyl après la fusion du cœur du réacteur 4, que le récit qui en est fait ?
    Oui, un accident, c’est une narration, un récit qui a un début, un milieu et une fin. En voyageant dans la zone de Tchernobyl, j’ai découvert que les environs de la centrale présentaient déjà un taux élevé de radioactivité 10 ans avant même le début des travaux de construction. Mon hypothèse, c’est qu’elle provenait d’essais nucléaires – soit les Soviétiques ont testé de petites armes atomiques dans les marais, soit il s’agissait des retombées des activités nucléaires mondiales qui ont saturé l’environnement avant Tchernobyl. J’ai aussi constaté que les grands incendies de forêt de 2017 ont réactivé la radioactivité qui était jusqu’alors enfouie dans la litière de feuilles qui recouvre le sol, donnant ainsi naissance à un nouvel événement nucléaire. Ce que les Soviétiques ont essayé de faire, puis ce que les agences des Nations unies ont essayé de faire, c’était de clore définitivement le chapitre de Tchernobyl, et de faire comme si le vrai problème était de penser la prochaine catastrophe. Mais je pense qu’il est bien plus pertinent de considérer ces événements nucléaires comme des moment d’accélération sur une frise chronologique des expositions aux radiations, qui a commencé avec Trinity, le premier essai d’arme nucléaire par les États-Unis en juillet 1945, et qui se poursuit jusqu’à ce jour.
    Vous dites que la zone d’exclusion autour de Tchernobyl est le meilleur endroit pour étudier les limites de la résistance humaine à l’Anthropocène. Qu’entendez-vous par là ?
    J’ai choisi de nommer ce livre en anglais Manual for Survival : A Chernobyl Guide to the Future : c’est un manuel de survie pour deux raisons. Tout d’abord, en référence aux archives soviétiques dans lesquelles se trouvent toutes sortes de manuels d’instructions pour gérer une situation très nouvelle dans l’histoire de l’humanité, à savoir : comment vivre dans un environnement radioactif ? Il existe un manuel pour les conditionneurs de viande (comment traiter la viande radioactive), un manuel pour les travailleurs de la laine, un manuel pour les agriculteurs, pour les transformateurs de produits alimentaires etc. L’autre raison est que, lorsque je réfléchissais à notre avenir dans l’Anthropocène, je me suis demandé : comment pouvons-nous parvenir à penser la survie aujourd’hui ? Comment acquérir les compétences nécessaires pour survivre dans un monde hautement contaminé ? J’ai remarqué que cette région située entre la Biélorussie et l’Ukraine a été l’épicentre de la plupart des grands conflits du XXe siècle. La guerre des tranchées s’est déroulée ici même pendant la première guerre mondiale – on peut encore trouver des crânes et des médailles des soldats et des fils barbelés enfouis dans la terre. Des guerres civiles ont été menées dans ces territoires – la guerre civile russe et la guerre soviétique polonaise. C’est la région où l’Holocauste a commencé, avant que les Allemands n’aient développé les processus industriels employés à Auschwitz, où les nazis ont exterminé toute la population juive lors de la « Shoah par balles ». Le massacre de Babi Yar et le camp de concentration de Syrets ne sont pas très loin de l’emplacement de la centrale.
    Les Soviétiques ont ainsi décidé de faire de cette région meurtrie un symbole du progrès en implantant sur le site ce genre de programmes de développement d’après-guerre que nous connaissons si bien partout dans le monde. Ils ont asséché de grandes parties du marécage à des fins d’agriculture, où beaucoup de pesticides et d’engrais artificiels ont été utilisés. Une autre partie du marais asséché a été consacrée à la centrale de Tchernobyl – une technologie fantastique qui devait envoyer toutes sortes d’énergies électriques à des communautés qui n’en avaient pas encore ! Ce site a été un lieu de destruction et de guerre, mais aussi un lieu de désir et d’efforts, une sorte de refoulement de la destruction passée grâce aux progrès qui rendront le monde meilleur grâce à ces grands projets de développement modernistes.
    Et c’est là que nous en arrivons à cette question de l’Anthropocène, parce que se pose aujourd’hui la question de la place de la technologie nucléaire dans la lutte contre le réchauffement climatique. C’est une énergie produite sans émission de CO2 qui peut apparaitre comme une solution, ou en tout cas une partie de la solution. Que répondez-vous à ceux qui considèrent le nucléaire comme la technologie la plus sûre pour lutter contre le réchauffement climatique ?
    Le réchauffement climatique est un aspect très important de l’Anthropocène, mais ce n’est qu’un élément parmi d’autres. Nous devons examiner l’ensemble des moyens qui nous permettent de maintenir un environnement sain. L’énergie nucléaire pourrait être une technologie formidable si nous savions quoi faire des déchets et si nous décidions, en tant que société humaine, d’abandonner les territoires après les accidents – et de ne pas continuer de telle façon que certaines personnes soient exposées et sacrifiées, tandis que d’autres vivent de cette énergie. De plus, je reste perplexe quant à son efficacité économique. Les réacteurs nucléaires sont très chers, et cette énergie est beaucoup plus chère que celle fournie par les éoliennes ou les panneaux solaires. Par ailleurs, nous devons disposer de sources d’énergie propres et sans carbone tout de suite. Aujourd’hui, la mise en place d’une centrale nucléaire aux États-Unis se prévoit sur 20 ans – en réalité, cela prend beaucoup plus de temps. En comparaison, vous pouvez installer des panneaux solaires sur le toit d’un bâtiment en une seule journée. Enfin, il existe aujourd’hui environ 400 réacteurs dans le monde. Si nous devions privilégier uniquement l’énergie nucléaire, il nous faudrait passer à un total de plus ou moins 2000. C’est loin d’être le cas. C’est pourquoi, en termes de temps, d’argent et d’énergie produite, se concentrer sur l’énergie nucléaire serait à mon avis faire fausse route.
    Ce « manuel », cela signifie-t-il aussi que nous ne sommes pas prêts pour la prochaine catastrophe ? 10 ans après Fukushima, il semble que le même schéma de déni et de non-dit se répète…
    Oui, je pense que c’est ce que Fukushima nous montre : nous n’avons tiré aucune leçon de Tchernobyl. Avant Fukushima, les ingénieurs et les météorologues avaient averti que le prochain tsunami d’importance serait plus grand que le mur qui avait été construit devant la centrale de Fukushima. TEPCO, l’entreprise gestionnaire de la centrale, a balayé ces conseils du revers de la main, et après la catastrophe la multinationale a mis deux mois pour admettre que trois réacteurs avaient fondu, pas trois jours, deux mois ! Exactement comme les Soviétiques, ils ont multiplié par 20 la dose minimale d’exposition aux radiations acceptable pour les civils, étant dans l’incapacité d’appliquer les réglementations sanitaires après la catastrophe. Ils ont testé les aliments et déclaré qu’ils pouvaient être consommés. Lorsque des cas de cancers de la thyroïde sont apparus chez les enfants, le gouvernement japonais a annoncé qu’il allait cesser de tester et de surveiller la thyroïde des enfants. Le même schéma se reproduit. L’argument facile, longtemps mobilisé, qui renvoyait Tchernobyl aux spécificités de la situation soviétique, au socialisme, ou même à la paresse supposée des slaves, tout cela ne tenait pas vraiment debout mais s’est définitivement écroulé quand le Japon, une démocratie qui étaient censé être si compétente sur le plan technique, a subi et géré un accident nucléaire de cette façon.
    C’est pourquoi vous dites que l’énergie nucléaire a quelque chose de fondamentalement politique ?
    Mon livre se termine par le sujet des essais nucléaires, car je ne pense pas que l’énergie nucléaire civile puisse être dissociée de l’histoire de la fabrication des armes nucléaires. La seule raison pour laquelle les Américains se sont d’abord intéressés à la promotion de l’énergie nucléaire, c’est parce qu’ils étaient accusés par les Soviétiques, pendant la guerre froide, de détenir l’atome, d’être la seule puissance à avoir lancé des armes nucléaires sur un autre pays. Le programme « Des Atomes pour la paix » d’Eisenhower en 1953 était une façon de résoudre ce problème : il s’agissait de distribuer des isotopes radioactifs et des réacteurs nucléaires à l’étranger, pour pouvoir mieux les promouvoir aux États-Unis. Cela a ouvert, bien sûr, la voie à la prolifération nucléaire. C’est ainsi que d’autres pays ont obtenu eux-mêmes des armes atomiques. Le réacteur de Tchernobyl produisait de l’électricité, mais il avait aussi la capacité de fabriquer une charge de plutonium pour les bombes nucléaires. La distinction faite traditionnellement entre nucléaire militaire et nucléaire civil ne tient pas à mon avis. Si vous comparez la quantité relative de radiations libérées par Tchernobyl avec les rejets durables des essais nucléaires qui circulent dans l’hémisphère Nord, ces derniers sont d’un ordre de grandeur supérieur. Ainsi, il faut comparer les 45 millions de curies d’iode radioactif de Tchernobyl avec les 20 milliards de curies d’iode radioactif provenant uniquement de deux années d’essais soviéto-américains dans les années 1960. Ces événements sont tous très liés.
    La confiance dans la science est une question fondamentale aujourd’hui. Après ce que vous venez de dire, après avoir lu votre livre, pourquoi devrions-nous encore croire une science qui est si déterminée par la contingence et les circonstances politiques ? Ne craignez-vous pas de susciter plus de doutes que de confiance ?
    Naomi Oreskes, que nous avons déjà citée, a récemment publié un livre intitulé Why Trust Science ?. Elle y insiste sur le fait que la science est avant tout un processus, le produit de contestations permanentes : les scientifiques sont toujours en train de se battre entre eux, ils examinent le travail des autres, le remettent en question et, ce faisant, ils construisent étape par étape ce qui se rapproche le plus possible de la vérité à un moment donné. Ce processus nécessite une science indépendante, et non une science parrainée et contrôlée ou dictée par une industrie, une entreprise ou un État. Ce n’est absolument pas le cas de la science nucléaire, surtout lorsqu’il s’agit de radioprotection : la plupart des physiciens de santé employés dans le monde travaillent pour des industries nucléaires ou pour des gouvernements. En outre, les agences nucléaires financent elles-mêmes une grande partie de la science. Dans mon cas, mes recherches ne sont financées que par des sources ordinaires comme les Fondation Carnegie ou Guggenheim, qui soutiennent les chercheurs. Ce n’est pas le cas en général de mes détracteurs, qui sont généralement ce que j’appellerais des scientifiques de l’industrie. C’est fondamental lorsque nous traitons de ces sujets scientifiques controversés : suivre l’argent. Lorsque la recherche est vraiment indépendante, alors je pense que nous pouvons lui faire confiance.
    Raphaël Bourgois
    Journaliste, Rédacteur en Chef d’AOC

    #Tchernobyl #énergie_nucléaire #radioactivité #risques_industriels
    #anthropocène #science_et_politique #asservissement_technoscientiste

  • https://aoc.media/entretien/2021/03/19/amitav-ghosh-la-crise-climatique-est-aussi-une-crise-de-la-culture-et-de-lima

    ❝Amitav Ghosh : « La crise climatique est aussi une crise de la culture et de l’imagination »
    Par Sylvain Bourmeau
    Journaliste
    Le changement climatique est une réalité massive, qui se traduit déjà par des épisodes météorologiques spectaculaires. Cette réalité est pourtant la grande absente de la littérature contemporaine. Pour l’expliquer, l’écrivain indien d’expression anglaise Amitav Ghosh pointe la responsabilité d’une tradition littéraire apparue au XIXe siècle et qui, pour paraître « réaliste », considère la nature comme ennuyeuse et s’avère incapable de représenter l’improbable.

    .../...

    http://ovh.to/vesh96Z

    #climat #changement #littérature #probabilité

  • Shoshana Zuboff : « Nous avons besoin de nouveaux droits pour sortir du capitalisme de surveillance »
    https://aoc.media/entretien/2020/10/23/shoshana-zuboff-nous-avons-besoin-de-nouveaux-droits-pour-sortir-du-capitalis

    Sociologue et professeure émérite à la Harvard Business School, Shoshana Zuboff s’est intéressée à l’économie des big data. Alors que son dernier livre paraît en français, elle expose ici les rouages du « capitalisme de surveillance », dernier stade du capitalisme à l’ère numérique, marqué par la transformation de nos données personnelles en produits marchands. Un phénomène inquiétant qui devrait nous conduire à définir au plus vite un droit qui garantisse à chacun la souveraineté sur son expérience personnelle.

    Shoshana Zuboff enseigne à la Harvard Business School depuis 1981. Elle a publié en 1988 une analyse des transformations du travail dans In the Age of the Smart Machine : The Future of Work and Power. En 2019, elle fait paraître un livre déjà traduit en une vingtaine de langues, qui a d’ores et déjà un impact considérable sur les analyses de l’économie des big data et des plateformes, et qui vient de paraître en français aux éditions Zulma sous le titre L’âge du capitalisme de surveillance. Le combat pour un avenir humain face aux nouvelles frontières du pouvoir. Elle présente ici quelques points fondamentaux de l’appareil théorique proposé par son ouvrage, en même temps qu’elle discute des revendications politiques sur lesquelles il débouche. YC.

    Comment inscrivez-vous l’économie actuelle des big data et de la surveillance dans les développements du capitalisme ?Retour ligne automatique
    Il y a un modèle de longue durée que suit le capitalisme et qu’a décrit Karl Polanyi dans La Grande Transformation dans une analyse restée célèbre. Ce modèle est en fait très complexe. Il implique que le capitalisme évolue et se développe en prenant des objets qui existent en dehors de la dynamique du marché, et en les insérant dans cette dynamique du marché, en les transformant en objets qui peuvent être vendus et achetés. C’est ce que Polanyi appelait des marchandises fictionnelles. Le capitalisme industriel a fait cela en visant la nature, une nature qui vivait innocemment sa propre vie. Les prairies, les rivières et les forêts se sont trouvées intégrées à la dynamique du marché et transformées en sources de matières premières, en sources d’énergie, en biens fonciers et immobiliers, en choses qui pouvaient être vendues et achetées. Au cours de cette marchandisation, nous perdons la trace de la nature comme nature, et nous ne pouvons plus la percevoir que sous sa forme marchande. En parlant de « marchandises fictionnelles », Polanyi attirait l’attention sur le fait que la nature n’est pas en elle-même une marchandise, qu’elle n’est pas née marchandise : elle est devenue marchandise à cause du capitalisme.Retour ligne automatique
    Avançons maintenant, très rapidement, vers le XXIe siècle, le siècle du numérique. Nous sommes dans la Silicon Valley, parmi les start-up, en l’an 2000 ou 2001. Il s’y produit ce qu’on appelle « l’effondrement de la bulle Internet » : le marché se rend compte que toutes ces petites start-up ont été surévaluées. Les investisseurs se retirent et beaucoup de start-up font faillite. Cela s’explique en partie par le fait qu’elles n’ont pas trouvé de moyen de monétiser leurs activités. Elles sont sur Internet, elles ont des clients et elles offrent des produits et des services, mais elles ne gagnent pas d’argent : elles n’ont pas trouvé leur marchandise fictionnelle. Pendant un moment, ça a été la panique dans la Silicon Valley. Quelle sera la « marchandise fictionnelle » de la nouvelle économie, qui pourra être vendue et achetée, qui produira ex nihilo des revenus et du profit ? Personne, personne ne savait. Personne ne comprenait. Personne n’avait la réponse.

    C’est là le tournant de la nouvelle forme de capitalisme que vous appelez le « capitalisme de surveillance » ?Retour ligne automatique
    Exactement, et voilà comment s’est opéré ce tournant. La réponse – et c’est Larry Page qui l’a formulée en 2001, je crois, pour Google – c’était ce qu’on a appelé « les données personnelles ». Mais plus précisément, c’était l’expérience humaine personnelle. À un moment donné, on a compris que l’expérience humaine personnelle était le nouveau bois vierge, la nouvelle forêt, la nouvelle prairie inexploitées – pouvant être monétisée et transformée en marchandise fictionnelle. Une nouvelle source de matière première qui pouvait être revendiquée unilatéralement et qui pouvait être introduite dans la dynamique du marché. Donc, à la place de la nature, c’était la nature humaine : notre expérience personnelle. Et par là-même, ce qui s’est passé, c’est qu’on a considéré l’expérience humaine personnelle comme une matière première disponible, traduite en données comportementales par les processus informatiques de ces entreprises.Retour ligne automatique
    L’important est de comprendre que ces données comportementales étaient alors implicitement définies comme confidentielles. Elles étaient à nous sans même qu’on pense qu’elles pouvaient être appropriées par autrui. Eh bien, elles se sont trouvées transférées, déplacées dans ce que je considère comme une nouvelle « chaîne d’approvisionnement ». Chaque interface avec des entreprises comme Google, chaque interface activée par Internet s’est fait intégrer dans une chaîne d’approvisionnement. Et maintenant, on a des réseaux de chaînes d’approvisionnement complexes, qui commencent avec la recherche et la navigation en ligne, mais qui s’étendent désormais à toute activité en ligne.Retour ligne automatique
    Les données comportementales prétendument confidentielles, qui circulent dans les chaînes d’approvisionnement, où vont-elles ? Eh bien, comme toutes les matières premières, elles vont dans une usine. Mais c’est une usine de l’ère numérique, nommée « intelligence artificielle », « apprentissage machine » ou « apprentissage automatique ». Et ce qui se passe dans cette nouvelle forme d’usine, c’est la même chose que ce qui se passe dans toutes les usines : on fabrique des produits. Sauf que dans le cas présent, ce sont des produits informatiques.

    Quelle est la spécificité de ces produits mis en circulation par le capitalisme de surveillance ? Qu’est-ce donc qui s’y vend ?Retour ligne automatique
    Pendant des années, quand j’essayais de comprendre les fondements du capitalisme de surveillance, ses mécanismes fondamentaux, je regardais toute la journée des vidéos de gens comme Eric Schmidt ou Larry Page – les dirigeants de Google – en train de donner une conférence, de discuter avec des développeurs, de prononcer des discours ou de parler de leurs résultats financiers. Et cela m’a fasciné d’entendre si souvent Eric Schmidt répéter : « Vous savez, nous ne vendrons jamais vos informations personnelles ». Je m’asseyais à mon bureau et je pensais : pourquoi ne le fait-on pas arrêter, ou dénoncer, pour avoir tout simplement menti aux gens ? Je veux dire : comment peut-il affirmer « nous ne vendrons jamais vos informations personnelles », alors que c’est précisément ce qu’ils font ?Retour ligne automatique
    Mais peu à peu, je me suis plutôt efforcée de répondre à la question suivante, qui est un peu différente : comment se fait-il que ce que répétait Eric Schmidt est finalement vrai ? J’ai décidé de supposer qu’il n’a pas le culot de mentir à tout le monde encore et encore. Et c’est ainsi que j’ai pu comprendre le surplus comportemental. C’est cela que monétise le capitalisme de surveillance. Car il s’avère que ce qui se trouve dans ces chaînes d’approvisionnement ne se limite pas aux « informations personnelles », que je donne sciemment à Google, Facebook, Amazon, Microsoft, Twitter ou autre. Ces informations personnelles que je donne sciemment en échange de services gratuits ne représentent qu’une infime partie des informations qu’ils ont sur moi. Leur modèle repose sur le fait que, bien au-delà de ces seules informations personnelles, ils passent en revue chacune des empreintes que je laisse dans le monde numérique, chaque trace que je laisse de mon activité sur Internet, où que ce soit. Ils extraient toutes ces traces et les analysent pour leurs signaux prédictifs.Retour ligne automatique
    L’important est qu’ils ont découvert très tôt – et on peut le voir dans leurs demandes de brevet – qu’ils pouvaient rechercher des informations personnelles sur l’ensemble de l’Internet, où que l’on soit. Et ils pouvaient rassembler toutes ces informations, et, à partir de ces données, les scientifiques disent être capables d’induire ou de déduire des informations vous concernant et que vous n’aviez jamais eu l’intention ni la conscience de divulguer : votre orientation politique, votre personnalité, votre orientation sexuelle, etc.

    C’est tout ceci qui constitue « le surplus comportemental » qui est la nouvelle matière première exploitée par le capitalisme numérique ?Retour ligne automatique
    Oui, et un an plus tard, lorsque Facebook est apparu, la collecte d’informations ne s’est pas cantonnée à ce que vous dites dans un post. Elle s’est rapidement étendue au fait que vous y utilisez des points d’exclamation, ou des puces. Ce n’est pas seulement les photos de votre visage qui vous taguent, c’est l’analyse des muscles de votre visage pour déceler les micro-expressions, parce que celles-ci trahissent vos émotions et que vos émotions prédisent fortement votre comportement. Et puis c’est la saturation des couleurs des photos, pas seulement le contenu des photos. Toutes ces données, ce sont des surplus comportementaux, qui donnent des informations. En tant qu’utilisateurs, nous ne pouvons pas les identifier, et nous n’avons aucune idée de la manière dont ils sont extraits.Retour ligne automatique
    Je résume : ce qui entre dans les tuyaux du capitalisme de surveillance, ce qui arrive dans ses nouvelles usines, c’est en partie des informations que nous avons sciemment données (les « données personnelles »), mais ce sont surtout ces énormes flux de surplus comportementaux qu’ils nous soustraient. Cela a commencé avec nos traces laissées en ligne, mais maintenant, cela s’étend à tous nos comportements, à tous nos déplacements, c’est le fondement de la révolution de la mobilité. En effet, si le smartphone a été inventé, c’est parce que le smartphone est devenu la mule du surplus comportemental. Chaque application que l’on installe sur son téléphone transmet le surplus comportemental – en même temps que les informations que vous avez données à l’application – dans ces « agrégateurs », dans leurs chaînes d’approvisionnement : la localisation du microphone, la caméra, les contacts, tout cela.

    Vous distinguez clairement le cas restreint des « données personnelles » des masses bien plus larges de ce que vous appelez « surplus comportemental ». Je me demande si une distinction similaire pourrait se faire entre le cas restreint de ce qu’on appelle habituellement « l’attention » et ces masses bien plus importantes que vous appelez « expérience humaine personnelle ». Cela remettrait dans une perspective très différente, et très suggestive, ce qu’on appelle « l’économie de l’attention ».Retour ligne automatique
    Oui, je pense en fait que le langage de « l’économie de l’attention » a empêché le grand public de comprendre ces phénomènes, et que c’est un concept malavisé. Pour être honnête, lorsque j’écrivais ma thèse de doctorat à Harvard en psychologie sociale dans la deuxième moitié des années 1970, on faisait notre travail de recherche et puis, dans mon département, il fallait rédiger deux études d’envergure dans ce que vous aviez choisi comme domaines de spécialité – deux articles dans les domaines de spécialité. Et j’ai choisi l’histoire du travail comme l’un de mes domaines de spécialité. J’ai écrit mon mémoire sur ce que j’ai appelé L’interaction sociale et l’histoire du travail, avec pour sous-titre L’organisation sociale de l’attention. Je commençais par parler des éthologues qui étudiaient le comportement du regard, le comportement du regard des primates en petits groupes. J’ai réinvesti ces études dans mon travail sur l’invention de l’organisation de l’usine et le contrôle de l’attention.Retour ligne automatique
    Et j’ai toujours tenu à définir l’économie de l’attention comme ce que nous faisons maintenant, dans cet entretien par Zoom : c’est une affaire de regard, souvent à plusieurs. Par exemple, nous regardons l’écran, notre attention se concentre sur l’écran – notre attention visuelle. C’est bien entendu un phénomène réel, à l’évidence – et ce n’est pas une bonne chose que nous regardions des écrans toute la journée… Mais encore faut-il mettre cela en parallèle avec une logique économique. Et c’est là que l’on fait erreur. Le fait que notre attention soit sollicitée par l’écran est un effet, non une cause. Et c’est là que l’idée d’économie de l’attention s’effondre. Le fait que notre attention soit hypnotisée, les phénomènes dit d’addiction, tous ces phénomènes sont les effets d’une cause, tout comme la désinformation. Notre vulnérabilité à la désinformation est un effet d’une cause.Retour ligne automatique
    Or la cause de ces effets est la logique économique que j’appelle le capitalisme de surveillance, avec ses lois d’airain et ses impératifs économiques. Et l’effet, c’est que le surplus comportemental est maximisé par une plus grande mobilisation de l’attention. Ainsi, le surplus comportemental – la maximisation de l’extraction du surplus comportemental – est un impératif économique. Les économies d’échelle sont un impératif économique.Retour ligne automatique
    La mobilisation de l’attention est seulement un moyen d’atteindre cet objectif. Ici aussi, en réfléchissant au surplus comportemental plutôt qu’à l’économie de l’attention, on s’aperçoit que d’énormes volumes de surplus comportementaux sont extraits à notre insu, sans que nous en ayons conscience et, surtout, sans que nous y prêtions attention. Et c’est pourquoi j’appelle cela « capitalisme de surveillance » : c’est parce que cela doit se produire d’une manière qui nous est cachée pour être efficace. Si nous le savions, nous y résisterions.

    Vous venez de mentionner les « économies d’échelle » et, dans le livre, vous passez de ce concept assez familier aux « économies de gamme » (economies of scope) et aux « économies d’actions ». De quoi s’agit-il dans ces deux derniers cas ?Retour ligne automatique
    Le principe est que la dynamique du capitalisme de surveillance est orientée vers la collecte de la totalité des données, parce que la totalité des données mène à une certitude parfaite. On a vu que le capitalisme de surveillance avait mis en place des usines de calcul, traitant le surplus comportemental, pour en tirer quoi ? Des produits de prédiction (predictive products). Ces produits de prédiction sont vendus sur des marchés à terme comportementaux (behavioral futures markets). Je les ai aussi appelés « marchés à terme humains » (human futures markets) parce que ce sont des marchés qui négocient des contrats à terme humains, tout comme nous avons des marchés pour négocier des contrats à terme sur la poitrine de porc ou sur le pétrole ou sur le blé. Alors, qu’est-ce qui se vend sur ces marchés à terme humains ? Eh bien, en gros, on vend de la certitude. C’est à cela que les programmes de prédiction aspirent : des résultats fiables pour vendre de la certitude. Quelles sont donc les dynamiques concurrentielles si vous vendez de la certitude, si vous concurrencez l’incertitude ?Retour ligne automatique
    Tout d’abord, vous avez besoin de beaucoup de données, parce que l’I.A. s’améliore avec l’échelle. Plus les algorithmes ont de données, meilleurs ils sont. Ensuite, il faut de l’envergure, toute une large gamme de données diverses entre elles, parce qu’il faut du volume mais aussi de la variété. Ces deux aspects sont en fin de compte assez faciles à comprendre. C’est effrayant de comprendre ce qu’est vraiment la variété et ce qu’est le volume de tout cela, parce que c’est tellement vaste. Mais on voit quelles sont les économies d’échelles (en extension) et de gamme (en diversité).Retour ligne automatique
    Les économies d’action nous font sortir de la métaphore du web et des écrans, pour nous faire entrer dans le monde, à savoir nos maisons, nos voitures, nos villages, nos villes, nos parcs, nos restaurants, nos cafés, etc. Il est de plus en plus difficile d’y échapper à la surveillance.Retour ligne automatique
    La concurrence pour la certitude devient un domaine toujours plus intrusif. Elle apprend à influencer notre comportement, non seulement à observer mais à intervenir activement dans le cours de nos vies ordinaires et à les régler en s’y insinuant de diverses manières – indices subliminaux, nudges, dynamiques de comparaison sociale artificielles, microciblages psychologiques, gamification, récompenses et punitions en temps réel. Tout cela, ce sont des techniques, des mécanismes utilisés sur le web et en dehors du web, dans le monde physique, pour influencer notre comportement, pour pousser notre comportement dans une certaine direction. Cela maximise la certitude, cela maximise les résultats attendus des prédictions et devient donc plus lucratif dans la compétition pour la certitude. Il s’agit donc d’un tout nouveau domaine, qui relève d’économies d’actions.

    On pourrait vous objecter que ces dispositifs d’influence ne datent pas des années 2000, mais remontent à bien plus loin.Retour ligne automatique
    Les gens me disent en effet souvent : « Nous avons de la publicité persuasive depuis le milieu du XIXe siècle. Il n’y a rien de nouveau là-dedans ». Ce genre de choses me rend folle, parce que c’est la rengaine « plus ça change, plus c’est la même chose ». Mais non, ce n’est pas « la même chose » ! Il faut être attentif aux circonstances matérielles toujours changeantes dans lesquelles la vie humaine se déploie. Et ces circonstances matérielles produisent un changement qualitatif, et pas seulement quantitatif, dans les conditions d’existence. Il est très dangereux de dire « Oh, ce n’est que de la persuasion ». Nous disposons maintenant d’une infrastructure numérique ubiquitaire qui imprègne nos vies en ligne et nos vies dans le monde réel. Et cette infrastructure omniprésente peut être mobilisée pour influencer notre comportement, nos attitudes, nos pensées, nos sentiments. Et cela est absolument sans précédent.Retour ligne automatique
    C’est pourquoi je parle de la naissance d’un pouvoir instrumentarien, en essayant d’expliquer pourquoi nous ne le comprenons pas et combien il est essentiel pour nous de le comprendre. Parce que c’est une nouvelle forme de pouvoir et qu’il s’inscrit dans nos sociétés, dans nos vies et dans notre politique. En effet, ces économies d’action, la capacité à l’échelle d’utiliser ces mécanismes – indices subliminaux, dynamiques de comparaison artificielles, microciblages psychologiques, etc. –, d’utiliser ces mécanismes et de les réorienter à des fins politiques, c’est précisément ce que nous avons vu avec Cambridge Analytica. Cela a fait peur à tout le monde. C’est ce que nous avons vu se produire – nous le savons à présent – lors de la campagne de Trump en 2016, et cela a peut-être fait la différence lors de l’élection de Trump en 2016. C’est cela, les mécanismes et les méthodes inventés par le capitalisme de surveillance et la compétition pour la certitude, réquisitionnés par des agents politiques, axés sur des objectifs politiques, qui pourraient bien être responsables de la présidence de Trump.

    Outre les usages politiques des technologies de surveillance, j’aimerais revenir brièvement sur la nature du capitalisme dont il est question ici. Quel est son lien avec les développements récents de la finance, et avec ce que des analystes comme Randy Martin ont appelé « la financiarisation de la vie quotidienne ».Retour ligne automatique
    S’il n’y avait pas eu de financiarisation, je ne suis pas sûre que le capitalisme de surveillance aurait pu voir le jour. La financiarisation a grandement participé à insinuer dans la mentalité humaine l’idée selon laquelle le capitalisme tournerait moins autour de la vente de biens et de services que sur des activités complètement dérivées – sur des sortes de produits dérivés, des valeurs plus abstraites, dérivées de vrais produits et services. En effet, c’est à ce moment-là que les entreprises ont commencé à gagner de l’argent non plus sur leurs produits, mais sur le financement de leurs produits. Les entreprises ont commencé à gagner de l’argent non plus grâce à leurs services, mais grâce à leurs investissements de portefeuille dans des produits financiers – ce qu’elles pouvaient se permettre grâce au capital généré par leurs services. Voilà comment la financiarisation nous a appris à penser la capitalisation comme étant intrinsèquement parasitaire et dérivée.Retour ligne automatique
    Le capitalisme de surveillance va plus loin dans cette voie. Toute la logique d’accumulation – la richesse s’accumulant effectivement dans le capitalisme de surveillance – est entièrement dérivée, entièrement parasitaire. Cela commence par un surplus comportemental arraché à notre expérience. Notre expérience, en tant que telle, n’a aucun intérêt pour le capitalisme de surveillance. Guérir ma maladie, cela n’a aucun intérêt. Les capitalistes de surveillance veulent juste savoir ce que je cherche sur le web au jour le jour. M’aider à obtenir un prêt hypothécaire équitable, cela n’a aucun intérêt. Ils veulent seulement savoir le travail que j’ai fait pour essayer d’obtenir un prêt hypothécaire. Qu’est-ce que j’ai cherché ? Et comment cela se combine-t-il à mes données démographiques, à mon crédit et à mes achats ? Ils font tout cela en créant des profils sur moi. Mais personne ne revient en arrière pour dire : « Hé, laissez-moi vraiment vous aider à obtenir un prêt hypothécaire honnête pour vous et votre famille. » Cela n’a absolument aucun intérêt pour eux. C’est pourquoi je parle de surplus comportementaux « arrachés » : ce qui reste derrière, c’est la carcasse de nos vies présentes. C’est comme prendre l’ivoire d’un éléphant. Ce qui reste, c’est moi et ma vie avec tous mes problèmes et mes difficultés.Retour ligne automatique
    Quand Henry Ford a inventé le modèle T, il essayait en fait de résoudre des problèmes de la vie réelle de vraies personnes (des gens qui voulaient une voiture au prix qu’ils étaient en mesure de payer – des agriculteurs et des commerçants). Certes, Henry Ford était une personne horrible : il était antisémite et misogyne, et il était détestable à bien des égards. Mais le capitalisme industriel fondé sur la production de masse s’est étendu dans le monde entier parce qu’il résout les problèmes réels de gens réels. C’est ce dont Schumpeter a fait l’éloge.Retour ligne automatique
    À présent, le secteur de la Tech reprend une expression de Schumpeter, celle de « destruction créative », et s’en sert comme insigne d’honneur pour son activité parasitaire. Alors qu’en fait Schumpeter ne parlait pas seulement de « destruction créative ». Schumpeter parlait de mutations économiques qui, selon sa propre théorie, profitent à tout le monde, donc augmentent la classe moyenne, augmentent la prospérité des gens ordinaires : c’est ce qui définit la mutation économique dans son esprit. Or ce n’est pas du tout ce qu’a fait le capitalisme de surveillance – dont le modèle de profit est parasitaire en ne s’intéressant qu’aux produits dérivés de nos expériences personnelles.

    Que dites-vous aux défenseurs de Google qui pourraient dire : « OK, Google extrait mon surplus comportemental pour profiter de ses produits dérivés, mais il me rend aussi un service réel : lorsque je fais une recherche, je peux trouver quelque chose facilement. Henry Ford a produit des voitures et Google produit une capacité d’accès à des informations pertinentes sur l’énorme quantité de données sur Internet » ?Retour ligne automatique
    Henry Ford a produit des voitures – et maintenant nous avons le réchauffement climatique ! Autrement dit : nous avons des externalités. Cela aurait pu être différent, mais nous devons maintenant faire face à ces externalités. Tout ce que nous avons sera remis en question pour compenser ces externalités. Maintenant, pour être juste envers Ford, il n’avait aucune idée de tout cela, nous n’avions pas la science du climat, donc il ne l’a pas fait exprès.Retour ligne automatique
    Google nous permet de faire des recherches Internet et c’est formidable, mais cela s’accompagne aussi d’externalités. Cependant, contrairement à Henry Ford, nous savons maintenant identifier ces externalités. Nous connaissons les externalités provenant de concentrations de connaissances sans précédent, provoquant des concentrations de pouvoir sans précédent – générant un pouvoir que j’appelle « instrumentarien ». Nous connaissons les objectifs visant à remplacer la démocratie par une gouvernance informatique, par une gouvernance algorithmique. Nous avons déjà bien vu cela, dans de nombreux cas, et ce n’est qu’un début. Nous connaissons les objectifs de la modification des comportements. Nous voyons les effets de la désinformation, nous voyons les effets de l’addiction. Nous en voyons les effets chez nos enfants : diminution de l’identité, de la capacité de jugement moral indépendant. Nous sommes face à ce chaos. Dans mon pays, en ce moment, le chaos dans lequel nous nous trouvons à l’approche de cette élection très importante est dû à 100 % aux externalités du capitalisme de surveillance.Retour ligne automatique
    Ma réponse à cela est donc : faisons des recherches sur Internet, et utilisons les réseaux sociaux, faisons-le, faisons appel à la technologie numérique – mais faisons-le sans les externalités du capitalisme de surveillance. Utilisons la technologie numérique d’une manière qui réponde réellement à nos problèmes, qui subvienne aux besoins des gens et qui réponde aux véritables besoins sociaux. Pas cette activité parasitaire dans laquelle toutes ces prédictions qui sortent des usines de calcul sont centrées sur moi, mais pas pour moi. Elles sont vendues à un groupe restreint d’entreprises clientes qui parient sur mon comportement futur afin d’améliorer leurs revenus et leurs profits.Retour ligne automatique
    Vous avez donc ces marchés qui profitent de mes problèmes et qui parient sur mon avenir. Vous avez les entreprises de la Tech, les capitalistes de la surveillance qui profitent de ma vie sans y contribuer. Et vous avez les investisseurs qui bénéficient de la capitalisation boursière, la capitalisation boursière construite sur ces opérations parasitaires, fondamentalement illégitimes. Il y a donc un groupe restreint de personnes qui s’enrichissent, et le reste d’entre nous qui observe cette concentration croissante de connaissances, de richesses et de pouvoir, en se disant « Mais qu’est-ce qui se passe ici ? Et nous, alors ? »

    Comment nous émanciper de ce pouvoir instrumentarien et extractiviste, qui profite de l’exploitation de nos expériences personnelles en générant des externalités funestes ? Autrement dit, quel agenda politique émane de votre analyse du capitalisme de surveillance ?Retour ligne automatique
    Il semble parfois n’y avoir aucun espoir, mais ce n’est pas le cas. La première chose à savoir, c’est que le capitalisme de surveillance n’a que vingt ans. La démocratie est plus ancienne. La raison pour laquelle le capitalisme de surveillance a connu un tel succès depuis vingt ans est qu’il n’y a pratiquement pas eu de loi pour lui faire obstacle. À la marge, un peu ici et là, dans quelques pays, le RGPD (règlement général sur la protection des données) a pu être un vague obstacle, comme certains ont pu le penser : mais c’est juste un début, et certainement pas une fin. Nous n’avons donc pas vraiment eu de loi pour faire obstacle au capitalisme de surveillance. Si nous avions vraiment pris des mesures en ce sens ces vingt dernières années et que nous étions toujours dans cette situation, je serais beaucoup plus pessimiste. Mais ce n’est pas le cas.Retour ligne automatique
    Mon point de vue est le suivant : qu’il s’agisse de l’antitrust ou du RGPD, nous n’avons pas encore le type de lois et de paradigmes de réglementation (de chartes, des droits et de structures institutionnelles) dont nous avons besoin pour rendre cet avenir numérique compatible avec la démocratie. Et cela veut dire que nous n’avons pas les outils, les outils juridiques dont nous avons besoin pour suspendre et interdire les mécanismes clés du capitalisme de surveillance. Il est donc essentiel de comprendre ces mécanismes, car, une fois qu’on les a compris, la perspective de les suspendre et de les interdire n’est pas aussi écrasante.Retour ligne automatique
    Par exemple, j’ai soutenu que les marchés qui font le commerce de l’avenir humain (markets that trade in human futures) devraient être illégaux. Les marchés qui font le commerce d’organes humains sont illégaux. Les marchés qui font le commerce d’êtres humains sont illégaux. Et ils sont illégaux parce que nous savons qu’ils entraînent indubitablement des conséquences néfastes, dangereuses et antidémocratiques. Ils entraînent indubitablement des préjudices qui sont intolérables pour une société démocratique. Et je soutiens que les marchés, le commerce de l’avenir humain, entraînent également des dommages qui sont intolérables pour la démocratie. Nous pouvons donc rendre ces marchés illégaux.Retour ligne automatique
    Et si nous le faisons, nous supprimons complètement les incitations financières. Nous éliminons de toute cette sphère ce que j’appelle le « dividende de la surveillance », ce dividende parasitaire. Et nous disons alors : « Donnez-nous la technologie numérique, mais donnez-nous la technologie numérique sous une forme qui nous respecte, qui respecte notre droit de revendiquer la souveraineté sur notre propre expérience personnelle ».Retour ligne automatique
    Du côté de la demande, donc, nous avons ces marchés à terme où il y a des incitations financières qui créent une demande pour les produits de prédiction. Du côté de la demande, il y a donc un moyen d’intervenir et de changer réellement la dynamique. Et si nous le faisions, cela ouvrirait instantanément le paysage concurrentiel à une véritable innovation. Pour tous les gens qui sont là – car il y en a littéralement des centaines dans ma boîte de réception chaque semaine qui ont des idées sur la façon dont nous devrions faire de la recherche et sur la façon dont nous devrions utiliser la technologie numérique pour résoudre toutes sortes de problèmes sans le capitalisme de surveillance –, nous pouvons facilement imaginer le numérique sans le capitalisme de surveillance. En revanche, nous ne pouvons pas imaginer le capitalisme de surveillance sans le numérique. La suspension de ces incitations financières ouvre donc la voie à une nouvelle ère d’innovation numérique. Tant mieux.

    Voilà pour ce qui concerne le côté de la demande. Comment peut-on agir du côté de l’offre ?Retour ligne automatique
    Le côté de l’offre, c’est celui où l’expérience humaine personnelle est considérée comme matière première gratuite, dont on cherche à extraire des surplus comportementaux. Cette activité que l’on appelle capitalisme de surveillance est conçue pour être secrète, pour nous maintenir dans l’ignorance. Si vous la décrivez à n’importe quel enfant de huit ans, il répondra : « Mais c’est du vol ! » Et il aura raison. Le système actuel est un permis de voler. Les capitalistes de surveillance ont eu le droit de voler, tout l’édifice est construit sur une base illégitime, à savoir nous prendre sans demander. Donc, du côté de l’offre, nous devons définir de nouveaux droits, que j’appelle des droits épistémiques.Retour ligne automatique
    Depuis que j’ai publié le livre, j’ai beaucoup écrit sur l’égalité épistémique, sur les droits épistémiques, et sur la justice épistémique. Les questions principales sont : Qui sait ? Qui décide ? Qui décide qui sait ? Qui décide qui décide ? Ce sont des questions de connaissances, d’autorité et de pouvoir.Retour ligne automatique
    Avant le pouvoir instrumentarien, on considérait comme un droit élémentaire le fait que je sois le seul à connaître mon expérience personnelle – et peut-être que je la partage avec un ami, ou avec ma famille, ou avec mon partenaire, mais c’est moi qui décidais. Je savais et je décidais. Et il n’y avait pas vraiment matière à contestation à ce sujet, car la vie humaine était ainsi faite. Les humains ont une vie limitée dans le temps : on mourait, parfois nos vies étaient traduites en histoire ou en mythe, et puis plus tard il restait des photos et des lettres… Le fait de savoir quand décider qui sait ou ne sait pas ne devait pas être codifié en un droit juridique formel.Retour ligne automatique
    Mais maintenant, c’est le cas. Les droits sont codifiés dans l’histoire, tout comme le droit à la liberté d’expression a été codifié dans l’histoire. Je veux dire que quiconque est né sans handicap particulier peut parler. Si vous êtes en bonne santé d’un point de vue physiologique, vous pouvez parler. Vous n’avez pas besoin d’un droit à la parole, pas plus que vous n’avez besoin d’un droit de vous lever et de vous asseoir (tant que vous êtes en bonne santé). Mais à un certain moment de l’histoire de l’humanité, à cause de la pression politique, de la nature changeante de la société et nos conditions d’existence, nous avons dû codifier un droit à la liberté d’expression. Et nous l’avons fait.Retour ligne automatique
    Maintenant, au XXIe siècle, nous devons définir un droit qui garantisse à chacun la souveraineté sur son expérience personnelle – à savoir : je connais et je décide qui connaît mon expérience personnelle. Si je veux que mon expérience personnelle soit traduite en données, et si je veux donner ces données à un groupe qui travaille sur une forme particulière de cancer, ou à un groupe qui cherche à trouver des solutions contre la pauvreté dans mon quartier ou dans ma communauté, ce sont des décisions que je prends.

    C’est là, pour vous, le défi principal de notre époque ?Retour ligne automatique
    Tout à fait. Du côté de l’offre, nous avons besoin d’un nouveau droit. Du côté de la demande, nous avons besoin de nouvelles lois et de nouveaux paradigmes de réglementation. Et ces mesures ne sont pas difficiles à mettre en place. Ne pas les mettre en place, ce serait comme si nous étions arrivés à la fin du XXe siècle et qu’il n’y avait pas de lois sur le travail des enfants ; ou bien qu’il n’y avait pas de droit d’adhérer à un syndicat ou de négocier collectivement ; pas de droit de grève ; pas d’institutions qui encadrent les institutions démocratiques, qui encadrent la sécurité des salariés, leurs salaires ; pas d’institutions qui encadrent la sécurité de nos aliments, de nos médicaments, de nos bâtiments, de notre environnement ; pas de filets de sécurité en matière de santé, de retraite et de vieillissement. Imaginez que l’on ait vécu au XXe siècle sans rien de tout cela. Le XXe siècle aurait été un siècle de ténèbres, de souffrance, d’oligarchie, de servitude.Retour ligne automatique
    C’est là où nous en sommes aujourd’hui. Nous nous dirigeons vers un avenir numérique sans les protections dont nous avons besoin. Et mon argument est que, Dieu merci, ce n’est pas la fin du XXIe siècle. C’est encore le début. Nombre de ces protections dont nous disposions au XXe siècle ne sont pas apparues avant la troisième et la quatrième décennie. Je suis donc convaincue à présent que cette décennie, la troisième décennie du XXIe siècle, doit être le moment où nous nous attelons à ce travail. Parce qu’une décennie de plus sans protection et sans trouver une nouvelle voie pour l’avenir deviendra très, très difficile – et, j’en ai bien peur, beaucoup plus violente que ce à quoi nous sommes confrontés aujourd’hui.Retour ligne automatique
    Voici donc mon appel à agir pour les législateurs, pour les citoyens, pour tous ceux qui se soucient de l’avenir de la démocratie : nous devons élaborer un modèle d’avenir numérique qui soit conforme à nos aspirations en tant que démocraties libérales. Et nous n’avons pas encore fait ce travail.

    Shoshana Zuboff, L’Âge du capitalisme de surveillance, traduit de l’anglais par Bee Formentelli et Anne-Sylvie Homassel, éditions Zulma, 2020.

    Traduit de l’anglais par Clément Duclos.

    L’enregistrement audio de cet entretien en anglais est disponible en podcast sur le site de l’EUR ArTeC.

    Yves Citton

    Professeur de littérature et médias, Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis, co-directeur de la revue Multitudes

    #Google #Microsoft #Amazon #Facebook #Twitter #algorithme #smartphone #technologisme #[fr]Règlement_Général_sur_la_Protection_des_Données_(RGPD)[en]General_Data_Protection_Regulation_(GDPR)[nl]General_Data_Protection_Regulation_(GDPR) #émotions #législation #addiction (...)

    ##[fr]Règlement_Général_sur_la_Protection_des_Données__RGPD_[en]General_Data_Protection_Regulation__GDPR_[nl]General_Data_Protection_Regulation__GDPR_ ##bénéfices ##BigData ##comportement ##GAFAM ##surveillance

  • Bernard E. Harcourt : « Comment subvertir les logiques numériques qui désormais nous gouvernent ? »
    https://aoc.media/entretien/2020/08/28/bernard-e-harcourt-comment-subvertir-les-logiques-numeriques-qui-desormais-no

    Philosophe et juriste, avocat de condamnés à mort en Alabama, Bernard Harcourt s’est très tôt intéressé aux effets de la mutation numérique sur la gouvernementalité et à l’avènement de ce qu’il appelle La Société de l’Exposition – titre de son important essai enfin traduit en français, parution qui nous offre l’occasion d’un entretien. Rediffusion du 11 janvier 2020 Professeur de philosophie politique et de droit à Columbia University mais également directeur d’études à l’EHESS, Bernard E. Harcourt s’inscrit (...)

    #Netflix #Wikipedia #algorithme #manipulation #élections #PRISM #profiling #santé (...)

    ##santé ##surveillance

  • Victor Pitron : « Nous sommes confrontés à des manifestations psychiatriques inédites » | AOC media - Analyse Opinion Critique
    https://aoc.media/entretien/2020/05/29/victor-pitron-nous-sommes-confrontes-a-des-manifestations-psychiatriques-ined

    Au moment où le pays sort doucement de la crise sanitaire, certains craignent une « seconde vague psychiatrique ». S’il est évident que cette période a eu un impact sur le psychique de chacun, les personnes souffrant de troubles psychiatriques ont été plus affectées que les autres. Psychiatre et chercheur en sciences cognitives, Victor Pitron observe que jamais le monde n’a changé si radicalement en si peu de temps, notamment pour les personnes plongées en coma artificiel qui se réveillent quelques semaines plus tard. Leurs troubles psychiatriques se sont nourris de ce nouveau contexte d’incertitude, preuve s’il en fallait de l’interconnexion entre l’expression de la maladie psychiatrique et le contexte de vie.

    Enseignement de l’Anti-Oedipe (1973), lorsqu’il délire, le psychique délire le monde.

    #psychiatrie #paywall...

  • Antonio Casilli : « Cette épidémie s’avère aussi un signal d’alarme à propos du numérique » | AOC media - Analyse Opinion Critique
    https://aoc.media/entretien/2020/03/27/antonio-casilli-cette-epidemie-savere-aussi-un-signal-dalarme-a-propos-du-num

    Près de 3 milliards de personnes sont aujourd’hui confinées. Dans cette situation, qu’il s’agisse du travail ou de toute autre forme d’interactions humaines, les relations numériques sont venues pallier l’absence de contact physique. Comme si nous avions été brutalement précipités dans un monde 2.0 depuis longtemps prophétisé. Reste à savoir si ce monde relève plutôt de l’utopie, ou de la dystopie. Depuis le début de l’épidémie de Covid-19, devenue depuis pandémie, l’outil numérique est apparu tour à tour (...)

    #Google #Microsoft #Amazon #Deliveroo #Facebook #Uber #WhatsApp #algorithme #smartphone #biométrie #géolocalisation #température (...)

    ##[fr]Règlement_Général_sur_la_Protection_des_Données__RGPD_[en]General_Data_Protection_Regulation__GDPR_[nl]General_Data_Protection_Regulation__GDPR_ ##facial ##législation ##métadonnées ##reconnaissance ##BigData ##CCPA ##CloudComputing ##GAFAM ##GigEconomy ##santé ##SocialCreditSystem ##surveillance ##travail

    • À mon sens, le grand succès de la Chine dans ce contexte de pandémie ce ne sera pas les exploits médicaux, la preuve de sa capacité pharmaceutique, ni même l’aide internationale qu’elle assure déjà auprès de certains pays comme l’Italie, mais l’export d’un modèle idéologique. C’est le pire du Parti communiste chinois qui triomphe : l’alliance des outils déjà mis en place comme le système de crédit social, la surveillance généralisée par la reconnaissance faciale, les applications de contrôle des mouvements de population dans un contexte de pandémie.
      […]
      Il suffit de voir les lois qui ont été acceptées en Israël il y a quelques semaines pour constater ce qui commence à se généraliser en termes de surveillance de masse, en termes de violations systématiques de la vie privée des citoyens. Il faut aussi noter, encore une fois, qu’il existe d’autres modèles comme la Corée du Sud qui ont plus joué sur une actualisation de pratiques et de codes sociaux préexistants et un dépistage systématique, avec un beau succès. Une alternative est donc possible.

  • Joana Hadjithomas & Khalil Joreige : « Les Libanais réalisent que, loin de les protéger, leur communauté les vole »
    Par Raphael Bourgois / AOC

    Les artistes Joana Hadjithomas et Khalil Joreige ont fait de l’histoire du #Liban, de la #guerre_civile qui l’a ensanglanté entre 1975 et 1990, le cœur d’une œuvre qui interroge la façon dont ce passé surgit dans le présent. Alors que leur pays est agité depuis plus de vingt jours par une révolution qui a surpris dirigeants et observateurs, ils ont accepté de partager leur regard sur les événements.

    Malgré la démission du premier ministre Saad #Hariri, la contestation se poursuit au Liban. Ce mercredi, des milliers de femmes ont ainsi investi le centre-ville de #Beyrouth pour marquer le 21e jour d’une #révolte contre l’incurie et la #corruption de la classe dirigeante. La révolution libanaise a surpris : ce pays qu’on présentait comme irrémédiablement communautariste, dont la constitution instaure une division des pouvoirs entre chrétiens #maronites, musulmans #chiites et #sunnites, a vu surgir un peuple uni. Une page ouverte depuis la fin de la guerre civile, qui a divisé le pays entre 1975 et 1990, semble ainsi se tourner. Cette guerre, les images qu’elle a produites, l’histoire qu’elles racontent sont au cœur de l’œuvre des artistes Joana Hadjithomas et Khalil Joreige. Plasticiens et cinéastes, lauréats du prix Marcel Duchamp en 2017, ils travaillent dans leurs films, installations, sculptures, dessins et photos la question de la trace, des archives. Entre géologie, archéologie et histoire, ils s’interrogent sur la façon dont le passé surgit dans le présent. Ils répondent ici d’une seule voix.

    Comment avez-vous vécu ces dernières semaines et les manifestations au Liban, qui partent d’une taxe supplémentaire sur la messagerie #WhatsApp mais qui dépassent largement cette question ?

    Comme un soulagement et une sorte de rêve exalté et inquiet en même temps. Nous devions participer à Beyrouth, au Forum artistique et culturel Home Works qui tenait sa 8e édition pour présenter une performance sur le vertige. Khalil a peur du vide, mais pour nous cette peur symbolisait aussi le grand désespoir dans lequel est plongé le Liban depuis un très long moment, et qui touche toutes les générations. Ce vertige, c’est aussi le sentiment et la sensation que nous ressentons face aux manifestations. Un vertige, car contrairement à toutes les autres manifestations qui ont parfois été très nombreuses et très mobilisées, celle-ci émane de partout, et ne comprend ni centre ni hiérarchie. Elle n’a ni leader, ni organisation préalable. Elle s’exprime dans toutes les formes et tous les modes révélant l’hétérogénéité et la complexité des composantes de notre société. Même si cette colère et cette révolte sont très profondes, elles se manifestent de façon presque joyeuse et pacifiste, elle se déroule simultanément dans tout le pays sans exception. Et c’est ce qui permet de dépasser la peur. La peur du lendemain et de l’inconnu mais aussi des pouvoirs en place qui usent de la force pour dissuader et réprimer les manifestants. Cette révolution se dit être la fin de la guerre civile, qui officiellement se serait arrêtée en 1990. Il y a depuis longtemps ce sentiment, que la paix n’a jamais été effective, que les causes qui ont menées à la guerre civile sont toujours là, que les protagonistes et principaux acteurs des conflits armés gouvernent toujours le pays. La plupart des gens se sont beaucoup appauvris depuis la fin de la guerre civile en 1990 : l’électricité ne fonctionne toujours pas, de même que l’eau, les infrastructures… Mais sans doute l’un des problèmes majeurs qui touche tout le monde, quelle que soit sa catégorie sociale est celui de la pollution avec notamment la crise des déchets, les poubelles. Rien n’est fait pour les traiter, d’où un désastre humanitaire, sanitaire, écologique, politique… Tout cela à cause d’un système qui ne fonctionne pas et surtout de la corruption. Ajoutons qu’il y a une crise économique sans précédent, il n’y a plus de travail, la plupart des jeunes gens doivent émigrer pour en trouver.

    C’est un problème qui touche surtout la jeune génération…

    Oui, les 20-30 ans sont en plus touchés par la hausse des frais de scolarité, qui ont atteint des sommes complètement folles. L’absence de bonnes écoles publiques au Liban oblige les gens à se tourner vers des écoles privées, et ça continue à l’université où l’on avoisine les 15-25 000 dollars l’année sinon plus. Les familles se saignent pour assurer ces frais de scolarité, elles s’endettent. Mais il n’y a plus aucune perspective si ce n’est via le clientélisme et un système qui ne reconnaît aucune méritocratie. À l’inverse, on voit toujours les mêmes dirigeants depuis la fin de la guerre civile, qui reviennent tout le temps et laissent le pouvoir en héritage à leurs enfants. Quelle que soit leur confession, ils s’accrochent au pouvoir, font les choses en famille et ça n’a jamais été remis en question parce qu’ils tenaient leur communauté – il n’y a jamais eu de travail de déconfessionnalisation au Liban – et que l’État est faible. Quant à la corruption, elle est devenue insolente ! Nos dirigeants ne se cachaient même plus pour voler le pays, pour se partager le gâteau tout en jouant sur les divisions et en faisant régner la peur du chaos. Toute cette classe politique a été frappée de discrédit, au fur et à mesure. En plus, nous avons de bons journalistes d’investigation qui aujourd’hui avancent des noms et des chiffres, il y a une connaissance plus précise.

    Et c’est dans ce contexte qu’est décrétée une nouvelle taxe sur les appels passés par WhatsApp…

    Qui revient à taxer une application gratuite pour renflouer des poches percées ! C’est l’étincelle qui a mis le feu. Il y a une accumulation et une convergence de faits qui ont abouti à cette révolution. Mais sûrement d’abord les crises environnementales. La crise des déchets a touché tout le monde, on ne pouvait plus se baigner ni manger de poisson tellement la mer était polluée. Plus récemment, le mois dernier, il y a eu des incendies très importants qui ont frappé tout le Liban, et qui ont révélé que les Canadairs n’étaient plus entretenus (l’argent prévu pour cela avait été dérobé ou utilisé à d’autre buts) et ne pouvaient donc plus voler pour éteindre le feu. C’est la société civile qui s’est mobilisée face à cette incurie, les gens se sont entraidés dans toutes les régions frappées et ont vu qu’ils n’étaient pas seuls, qu’il pouvait y avoir une forme d’unité. Enfin, ces derniers mois, il y a eu également des pénuries d’essence et de farine, dues à la difficulté de change (entre la livre et le dollar). Il y avait donc des rumeurs sur une possible inflation des prix et une dévaluation de la livre. Or les banques libanaises génèrent des dividendes astronomiques. Elles prêtent à l’Etat grâce aux dépôts des particuliers à des taux d’usurier et créé un système clos et spéculatif. Cela asphyxie les plus pauvres et étouffe la classe moyenne. Bref, il y a une foule de signes qui pourront expliquer cette révolution et arrive alors la taxe sur WhatsApp, c’est l’indécence de trop. Mais ici, le WhatsApp c’est fondamental : c’est la seule chose qui relie les familles disséminées à travers le monde. Au Liban, la diaspora est très importante, tout le monde a des enfants qui sont partis chercher du travail ailleurs. Alors les gens sont descendus dans la rue. Beaucoup de révolutions partent d’un événement apparemment anodin, dans un contexte très dégradé.

    Ce que revendiquent les manifestants, c’est le départ de la classe politique, avec comme slogan « tous c’est-à-dire tous ». Or, si le premier ministre Saad Hariri a annoncé la démission de son gouvernement le 29 octobre, on dit qu’il serait le mieux placé pour se succéder à lui-même. Le président Michel #Aoun est, lui, toujours en place. Bref, les dirigeants sont toujours là et les manifestations continuent. Beaucoup, comme récemment la romancière Dominique Eddé dans "Le Monde", y voient l’émergence d’une unité nationale, d’un peuple libanais qu’on pensait introuvable. N’est-on pas là face à l’inertie d’un système confessionnel hérité de la fin de la guerre civile et que vous avez continuellement dénoncé dans vos œuvres ?
    Notre conviction profonde, c’est que la guerre du Liban était d’abord une guerre sociale qui a été transformée en une guerre communautaire. C’est comme ça qu’elle a tout le temps été montrée dans les médias internationaux : comme le fruit d’une division entre chrétiens et musulmans, alors que la réalité est bien plus complexe. L’un des éléments du problème, c’est qu’on nous a toujours fait peur au sortir de la guerre avec l’idée que ce système confessionnel institué par les Français au moment de la mise en place du mandat, en 1920, était une protection contre le chaos et une protection des minorités. Ce système a été imaginé sur la base d’un recensement réalisé à l’époque et a favorisé les chrétiens maronites, alliés des Français, au détriment des chiites et des sunnites, ce qui a divisé la société de façon complètement absurde. Tout est devenu #confessionnel ! Le président de la République est toujours un maronite, le premier ministre un sunnite, le président de la chambre chiite, c’est connu. Mais ce qui l’est moins, c’est que ce système se décline dans tous les domaines, par exemple à tous les échelons de l’administration au détriment du mérite. En prétendant protéger les minorités, on perpétue un système qui nous a mené à une guerre civile, et justifié tout ce qui s’est passé par la suite au nom de la préservation de l’équilibre. Aujourd’hui, les manifestants réalisent que, loin de les protéger, leur #communauté les vole. Leurs chefs communautaires s’appuient sur ces différences et ces divisions pour se remplir les poches. Nous croyons que les gens ne sont pas profondément communautaires ou confessionnels. Au contraire, les libanais ont envie de vivre ensemble et n’ont absolument pas envie de faire une autre guerre civile, sûrement pas. C’est ce que cette révolution nous montre, des gens qui descendent dans la rue, sont bienveillants les uns envers les autres, ont les mêmes problèmes et se parlent avec beaucoup de générosité. C’est une grande révolution humaine, où les femmes sont mises en avant ou plutôt se mettent en avant, les gens se protègent entre eux, ils cuisinent pour les autres ! On voit une société libanaise civiquement très évoluée et on se dit presque : mais pourquoi on ne s’en est pas rendu compte plus tôt ? Parce que ce système nous oppressait tellement qu’on ne se regardait plus, qu’on ne se parlait plus ! Et ça, nous pensons que c’est une libération énorme, sur laquelle on ne pourra pas revenir, même si on envisage les scénarios les plus catastrophiques. En disant ça, nous ne sommes pas exaltés, cette bienveillance, vous pouvez la voir sur les images, les vidéos. Et c’est, en cela, une révolution, et non une révolte. C’est que tout a changé irrémédiablement en nous et autour de nous.

    Votre travail porte essentiellement sur la génération de la guerre civile, entre 1975 et 1990, la vôtre. Or la jeunesse qui descend aujourd’hui dans la rue n’a pas connu cette époque. Cette différence vous parait-elle essentielle pour comprendre ce qui se passe, cette façon de fissurer la chape de plomb tombée en 1990 ?

    Nous avons toujours travaillé tous les deux sur notre présent, même s’il est hanté par les fantômes. Nous avons toujours espéré un réveil. C’est le sens de nos films comme Perfect day qui se termine par un homme qui se réveille et court sur la corniche, le seul espace public de l’époque pour nous. Lebanese rocket society, sur le projet spatial libanais, se terminait par le même désir de rêver. Mais cette fois il y a quelques chose de très différent, d’inédit, non pas par sa taille mais par sa nature. Il faut donc reconfigurer nos attentes et notre perception, désapprendre en participant. On a souvent fait parti de mouvements, des sit-in contre les différentes guerres et menaces qu’a connues le Liban, on a milité dès notre très jeune âge mais ce qui est extraordinaire et très singulier cette fois, c’est que ça fuse de partout, en dehors de toutes les catégories et des définitions existantes, c’est trans-communautaire, trans-régional, trans-générationel, trans-social et trans-genre. Ce que porte cette jeunesse, c’est d’abord son énergie, ses espoirs, ses modes de fonctionnement et puis aussi le fait qu’elle n’a pas peur. Peut-être qu’il y a une différence chez les gens qui ont vécu une guerre civile, la peur est toujours là. Cette génération, qui est presque la génération de nos enfants, nous a aidé à faire « tomber le mur de la peur » comme le disent certains slogans que nous trouvons très beau. Surtout dans des régions qui sont sous la mainmise d’une puissance politique hégémonique comme à Tripoli, Nabatiyeh, Baalbeck, Tyr… Cette jeune génération ne se réfère pas à l’histoire mais à l’impossibilité de vivre le présent. La révolution, c’est comme un liquide, elle prend toute les formes, s’infiltre et alimente tout le monde. C’est un requestionnement profond de chacun d’entre nous, une remise en question salutaire. On est redopé par cette génération de « millenials », celle de notre fille qui a 19 ans. Très certainement, ne pas avoir vécu la guerre civile c’est aussi être libéré de beaucoup d’images, de traumas, et de discours. Il y a une désobéissance sublime, quelque chose de proprement irrévérencieux, une parole qui n’est pas idéologique tout en étant très politisée. Il y a une liberté jouissive, extrêmement créative et drôle. Insolente, avec l’insulte comme slogan, et la joie de la crier comme mot d’ordre. Les premiers jours, les vieux réflexes pouvaient pousser à trouver que ça ressemblait à une kermesse mais et alors, si c’est une fête, une libération, ça n’en est pas moins une révolution. Et nous en avons rêvé toute notre vie.

    Justement parlez-nous de cette créativité, de ces images comme celle de cette jeune femme qui a donné un coup de pied dans l’entrejambe du garde du corps du ministre de l’éducation nationale. La vidéo a circulé et c’est devenu un symbole de cette révolution. On retrouve là aussi une part importante de votre travail qui a consisté à déplacer le regard, à interroger ces images. Qu’est-ce qui vous a frappé dans le mouvement actuel ?

    Ce qui frappe énormément dans cette révolution, c’est la remise en question profonde de chacun d’entre nous à tous les niveaux, aussi bien personnel, qu’artistique mais aussi des catégories et des positions de pouvoir. Le rapport est horizontal et non plus vertical. Il y a aujourd’hui une remise à niveau du pouvoir, il n’y a pas d’un côté ceux qui savent, et de l’autre le reste de la population, personne dont la parole serait plus importante, dont l’image ou l’icône écraserait les autres. C’est très démocratique. Les réunions « corporatistes » des artistes, cinéastes, enseignants montraient une envie de vivre ce moment mais plutôt comme des citoyens. Il y a de vraies agora, sous le regard de la statue du journaliste assassiné, le regretté Samir Kassir. Les gens prennent la parole, racontent, se racontent, sont écoutés. Pour l’instant les inventions, les images, les slogans les plus pertinents ne viennent pas forcément des artistes. Aujourd’hui, nous sommes dans un flux et nous l’accompagnons discrètement. Il est évident que les réseaux sociaux sont le véhicule privilégié de cette révolution. Mais on peut même dire que les smartphones en eux même ont un rôle prépondérant, il suffit de voir les images de rassemblements avec tous les écrans allumés et la conscience de la production d’un autre genre d’image, celui des drones. On alterne ainsi de l’image de visages, des selfie, à celle du drone.

    Ce mouvement très #horizontal, dont n’émerge pas véritablement de figure, je comprends bien que l’artiste, ou même le militant ou la militante, ait envie de le valoriser. Mais il rappelle les #Printemps_arabes, dont on connait aujourd’hui l’issue en Syrie, en Égypte, en Libye… seul l’exemple tunisien a débouché sur une, fragile, évolution positive. Dégager le pouvoir en place sans pouvoir le remplacer, du fait notamment du départ en diaspora de nombreux libanais, n’est-ce pas voué à l’échec ? Les manifestants réclament un gouvernement de technocrates, est-ce que cela peut vraiment être une solution ?

    D’abord en ce qui concerne les printemps arabe, même si le résultat peut paraître parfois pire, au moins les dictatures ne sont plus « naturalisées ». On ne peut pas oublier dorénavant le fait qu’il y a un peuple qui peut faire changer les choses. C’est donc une question de temps et de conjonctures. Mais pour revenir au Liban, chacun d’entre nous développe tous les scénarios catastrophes possibles dans sa tête le soir en se couchant. On a des cauchemars remplis de scénarios catastrophes… On nous a tellement parlé du risque de vide constitutionnel, dit que si on enlevait toute cette classe politique il n’y aurait plus personne pour diriger le pays, menacé du chaos, de l’anarchie, de la banqueroute et de la faillite générale. Alors évidemment il y a cette revendication d’un gouvernement de technocrates qui émerge, mais c’est pour échapper au partage traditionnel du pouvoir, et dans une perspective de transition, même si on ne sait pas ce qu’il pourrait se passer avec des personnes sans expérience politique. D’autant que tous ces leaders politiques qui se sont accrochés au pouvoir comme des fous depuis des décennies, dont certains peuvent s’appuyer sur des milices armées comme le Hezbollah, n’ont aucune raison de nous laisser faire. Un autre de ces scénarios catastrophe, souvent mis en avant, s’appuie sur la question de savoir si tout cela ne serait pas un plan Americano-je-ne-sais-quoi qui, comme dans d’autres pays, fait mine de soutenir la démocratie pour pouvoir fragiliser le pays et revenir à une guerre civile. Tous les pays de la région ont été déstabilisés, la Syrie, l’Égypte… et maintenant ce serait le tour du Liban. Oui on a tout ça en tête, et surtout comment va-t-on s’en sortir économiquement ? Mais ceux qui reprochent à la révolution de fragiliser le pays au niveau financier, devraient se demander s’il ne faut pas plutôt se pencher sur les 30 dernières années que sur les 20 derniers jours. La situation économique est terriblement préoccupante mais c’est bien cela qui pousse les gens dans les rues et pas le contraire ! Quant à ceux qui agitent la crainte du vide constitutionnel, qui a obsédé la génération de nos parents, ils devraient se demander si ce n’est pas cette peur qui a permis à ce régime de s’ancrer et de prospérer. Il faut bien avoir en tête que jusqu’à présent, nous vivions dans un désespoir profond. La situation catastrophique faisait penser à un marécage dans lequel on parvenait à peine à surnager, mais pour combien de temps encore ? Là, il y a peut-être une solution, même si ceux qu’on essaie de dégager vont essayer de faire le maximum de grabuge, leurs partisans vont descendre dans les rues, comme ça a déjà été le cas cette semaine.

    Quelles réponses émergent du côté des manifestants ?

    Bien sûr au début ça a pu sembler cacophonique, organique, mais petit à petit des voix émergent, elles ne s’imposent pas et peut-être ne veulent pas s’imposer mais apportent des éléments de réponse, provoquent des débats et mieux encore des conversations. Ce n’est pas un groupe de révolutionnaires incontrôlables qui veulent en découdre avec les symboles de l’autorité et du pouvoir, mais des gens très avides de se retrouver pour parler, discuter, partager. Ça s’organise au fur et à mesure. Il y a tous les jours, dans les espaces que les manifestants se réapproprient, que ce soit des jardins ou des bâtiments inoccupés depuis des décennies comme l’Œuf, de nombreuses discussions portant sur le droit, la constitution, la façon d’anticiper des élections parlementaires, de choisir les candidats de manière plus représentative. Des initiatives et des investigations pour retracer les sommes astronomiques volés par nos politiciens corrompus. Les idées se clarifient. Il y a eu déjà des avancées importantes : de nombreuses taxes ont été annulées, des enquêtes sont ouvertes mettant en cause des politiciens et leur réclamant l’argent volé. C’est une révolution de femmes aussi comme on le disait, et il était bien temps. Il peut y avoir quelque chose d’absolument inédit qui se reconfigure hors de ces leaders dont on a prouvé l’inefficacité et la corruption. Vous avez évoqué la revendication d’un gouvernement de technocrates, pourquoi pas. Mais cela peut aussi venir de la société civile, qui est très consciente, extrêmement articulée contrairement à ce qu’on essaie de nous faire croire. On a vu émerger ces dernières années des projets écologiques, humanitaires, politiques au sens le plus profond du terme, pas au sens de la politique politicienne. Il y a une émulation de groupe et de mouvements citoyens comme par exemple Beyrouth Madinati (Beyrouth notre ville), issu de la société civile et qui s’est constitué à l’occasion des dernières élections municipales. Il pourrait aussi, pourquoi pas, constituer une alternative politique. Évidemment, tout a été fait pour empêcher qu’ils n’aient pas de représentants. Quel que soit le cas de figure, que ce soient des technocrates, des personnalités de la société civile, ou une combinaison des deux qui forment le nouveau gouvernement, l’enjeu c’est de ne prendre aucune personne qui aurait déjà participé à ce système d’où le slogan « Tous c’est à dire tous ».

    « Beyrouth notre ville », il y a là presque un écho à votre œuvre « Beyrouth n’existe pas »…

    C’était en effet une façon de se réapproprier la ville et l’espace public. L’œuvre présente une photo aérienne de Beyrouth collée sur un miroir, coupée en 3000 morceaux numérotés dont les spectateurs peuvent s’emparer. Plus on retire les fragments de l’image, plus le miroir apparaît et projette l’image des visiteurs, leur environnement, la réalité qui les entoure. Ce n’est donc pas que Beyrouth n’existe pas, c’est plutôt qu’elle n’arrête pas d’exister. C’est comme quand Lacan dit « la femme n’existe pas », c’est qu’il n’y a pas Une seule femme comme il n’y a pas Un seul aspect de cette ville, Beyrouth. Depuis très longtemps, on affirme qu’il faut échapper aux définitions. Les spectateurs dans cette œuvre se réapproprient la ville, car chaque morceau de cette photo a du sens quand il est collé avec tous les fragments – ce qui donne à voir une image très nette de la ville – mais dès qu’un fragment est décollé il devient une image un peu abstraite même s’il a un sens en lui-même, au moins pour celui qui l’a pris. Les choses prennent sens toutes ensemble. C’était donc à la fois une œuvre sur la réappropriation et sur l’impossibilité de réduire un objet aussi complexe qu’une ville à un cliché qui dirait « c’est ça… » mais aussi sur le partage.

    Aujourd’hui cela se traduit donc dans des initiatives citoyennes comme Beyrouth Madinati ?

    Il y a clairement un mouvement pour se réapproprier cette ville concrètement. Le système public est tellement déficient au Liban que, par la force des choses, le privé a pris le relais. C’est évidemment une chose qui peut déplaire vu de France, mais le fait est que toutes les initiatives efficaces et pertinentes que ce soit les initiatives d’aide sociale, environnementales et même artistiques, se font grâce à l’énergie de quelques individus. Le recyclage, très présent dans la révolution actuelle et qui est très beau, cette façon qu’ont les manifestants de nettoyer tous les matins peut sembler étonnant, mais c’est très significatif pour nous. En disant cela il ne faut pas croire qu’on est contre la « chose publique » au contraire, on la souhaite, on la désire mais pour cela, il faut d’abord se débarrasser de la corruption qui la gangrène.

    Une des dernières œuvres que j’ai vu de vous ce sont vos Time Capsules, ces capsules temporelles que vous aviez présentées en 2017 et pour lesquelles vous aviez reçu le Prix Marcel Duchamp. C’est une installation qui présente des œuvres issues de carottages extraits du sous-sol de sites en construction. Une façon de faire une archéologie du présent, de montrer que la ville est le produit de couches sédimentées des occupations successives ?

    En tant qu’artistes et cinéastes, nous utilisons l’image, l’écriture, le film pour réfléchir profondément notre inscription dans le présent. Au Liban bien sûr, mais aussi dans le monde. Le Liban est un laboratoire du monde, et cette révolution qui se déroule en ce moment est là pour le montrer. On voit bien, par son côté extrême, ce qu’elle veut dire au reste du monde, de cette impossibilité de faire confiance à des leaders qui ne représentent plus leurs électeurs, qui ne pensent qu’au pouvoir. Depuis des années, nous questionnons la représentation qu’on a de nous-même, comment on écrit notre propre histoire, ce qui est retenu de l’histoire et pourquoi l’histoire est importante, ce n’est pas une question de passé, nous ne sommes surtout pas des artistes nostalgiques. Ce que nous cherchons à dire, c’est que la rupture temporelle nous empêche souvent de nous projeter dans le futur. On vit dans un présent qui ne connait pas son histoire, qui ne la discute pas, car il ne s’agit évidemment pas de souscrire à une histoire officielle. Bien au contraire, au Liban ou ailleurs, il faut questionner continuellement la façon dont ces structures sont arrivées là, comment nos sociétés se constituent, comment on a arrêté de parler ensemble, comment nos intellectuels n’accèdent plus à certaines tribunes… ce que racontent les images, la télévision. On a donc toujours cherché à déconstruire, mais nous tenons aussi à être dans une forme de proposition poétique. Les carottages c’était un moment important dans la prise de conscience de ce vertige dont on parlait au début. On avait pour ainsi dire exploré dans plusieurs directions, (les escroqueries et la corruption sur internet, l’espace avec notre film sur le projet spatial libanais…), il restait à voir ce qu’on avait sous nos pieds, ce que ça pourrait nous raconter d’aujourd’hui. C’est aussi un rapport à la géologie, l’écologie, l’anthropocène… ce qu’on fait de nos déchets, ce qu’on laisse dernière nous et comment cela produit autre chose. C’est une œuvre à la fois géologique et archéologique, puisque le carottage consiste à descendre avec une sonde et à retirer des pierres, de la terre jusqu’à 6-8 mètres. Or, à cette profondeur, on a dépassé la présence humaine, on arrive à la géologie, ce qui montre que notre présence sur terre représente finalement peu de chose. Ces traces-là nous racontent que tout répond à un cycle de construction et de destruction. Les cycles de destruction portent en eux toutes les promesses de construction, et elles sont nombreuses, ce sont les catastrophes géologiques qui mènent à des régénérations.

    https://aoc.media/entretien/2019/11/09/joana-hadjithomas-khalil-joreige-les-libanais-realisent-que-loin-de-les-prote

  • #Wendy_Brown : « Le #néolibéralisme sape la #démocratie »

    Le 12 septembre a paru aux éditions Amsterdam une traduction en français du dernier livre de Wendy Brown #Défaire_le_démos. Dans cet ouvrage très important, l’auteure avance une thèse nouvelle : le néolibéralisme s’attaque à l’assise la plus fondamentale de la démocratie, le tandem que forment les libertés politiques et le droit égal pour tous à la participation politique. Rediffusion d’hiver d’un texte paru le 15 septembre dernier.

    https://aoc.media/entretien/2019/01/05/wendy-brown-neoliberalisme-sape-democratie-2
    #livre