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« vivere vuol dire essere partigiani » Antonio Gramsci

  • Nanon - Georges Sand - Etude critique - Extraits #paywall

    Nanon est l’un des derniers romans de George Sand. Tout du moins, c’est sa derniĂšre Ɠuvre majeure. Il est d’ailleurs assez Ă©tonnant de constater qu’il n’est pas vraiment considĂ©rĂ© comme tel. Ecrit tardivement, Nanon paraĂźt en 1872, peu aprĂšs le traumatisme que la Commune a causĂ© Ă  George Sand., Ce roman est le plus souvent injustement limitĂ© Ă  une idylle amoureuse et Ă  un hymne champĂȘtre Ă  la gloire de sa campagne ou Ă  une sorte de conte de fĂ©es rĂ©volutionnaire. Pourtant, Nanon, histoire de la rĂ©ussite sans tache d’une jeune paysanne libĂ©rĂ©e par la RĂ©volution reprĂ©sente bien plus que ça. Sorte de testament, et vĂ©ritable apologue des idĂ©aux sandiens, le roman est l’illustration parfaite que George Sand fait de la littĂ©rature autrement. La grande idĂ©e du progrĂšs moral de l’humanitĂ©, inspirĂ©e de Rousseau, domine cette Ɠuvre totale, qui multiplie les Ă©tiquettes avec brio. Quoi qu’il en soit, Nanon ne peut pas laisser de marbre. L’objet de cet avis argumentĂ© sera de dĂ©montrer que Nanon doit ĂȘtre considĂ©rĂ© comme une Ɠuvre aux multiples facettes, qui est importante dans la bibliographie de George Sand. Il sera intĂ©ressant, dans un premier temps, de montrer Ă  quel point George Sand s’est attachĂ©e Ă  faire de Nanon un roman Ă  la diversitĂ© trĂšs riche en multipliant les genres, avant de s’attarder plus prĂ©cisĂ©ment au savoureux mĂ©lange entre le rĂ©alisme contemporain, et son romantisme latent. Enfin, nous Ă©tablirons que Nanon est avant tout un roman politique et social, empreint d’idĂ©alisme et d’optimisme.

    - Diversité des genres
    - Entre réalisme et romantisme
    - Un roman politique et social empreint d’idĂ©alisme et de positivisme

    Extraits

    [...] Peu importe le nom, Sand dĂ©peint le monde dans sa rĂ©alitĂ©, comme le dit Sainte-Beuve. Le style trĂšs agrĂ©able des descriptions champĂȘtres de Nanon, renforce d’une certaine maniĂšre son rĂ©alisme, parce que Sand nous donne vĂ©ritablement l’impression d’accompagner les personnages dans une excursion, notamment lorsqu’au milieu du roman, Nanon, Emilien et Dumont s’installent, tels des Robinsons, dans une forĂȘt dĂ©serte du Berry, prĂšs de Crevant. Les descriptions de la vie paysanne et de ses drames se font de la mĂȘme maniĂšre. [...]

    [...] Enfin, Nanon est un roman qu’on pourrait qualifier de roman historique. À ceci prĂšs que l’Histoire est analysĂ©e de façon subjective dans l’autobiographie fictive d’une jeune paysanne, ce qui est tout Ă  fait singulier. Contrairement Ă  des romans historiques tels que Don Carlos qui mettent en scĂšne des personnages rĂ©els, Sand choisit de faire une peinture de l’histoire Ă  travers les yeux de cette petite fille non instruite, puis de la jeune femme future marquise, avec l’évolution que cela incombe. [...]

    [...] Nanon a toutes les qualitĂ©s morales que Louise n’a pas. On peut citer Nanon Ă  la page 281 qui dit que la femme donne toujours raison et autoritĂ© Ă  celui qu’elle aime GrĂące Ă  sa fidĂ©litĂ©, Nanon s’en sort. La consĂ©cration pour elle sera l’hĂ©ritage du prieur, et le mariage avec Emilien. Toutefois, mĂȘme Louise et Costejoux s’en sortent honorablement, preuve une fois de plus du positivisme du roman. Pour ces raisons, Nanon est peut ĂȘtre Ă©galement un Ă©cho Ă  la Cosette des MisĂ©rables de Victor Hugo, qui dans sa postface, dit : Tant qu’il existera, par le fait des lois et des mƓurs, une damnation sociale crĂ©ant artificiellement, en pleine civilisation, des enfers, et compliquant d’une fatalitĂ© humaine la destinĂ©e qui est divine ; tant que les trois problĂšmes du siĂšcle, la dĂ©gradation de l’homme par le prolĂ©tariat, la dĂ©chĂ©ance de la femme par la faim, l’atrophie de l’enfant par la nuit, ne seront pas rĂ©solus ; tant que, dans de certaines rĂ©gions, l’asphyxie sociale sera possible ; en d’autres termes, et Ă  un point de vue plus Ă©tendu encore, tant qu’il y aura sur la terre ignorance et misĂšre, des livres de la nature de celui-ci pourront ne pas ĂȘtre inutiles. [...]

    [...] Et par la suite il y’ aura une vĂ©ritable Ă©mulation intellectuelle mutuelle entre eux deux traduite par de trĂšs nombreux dĂ©bats sur lesquels nous reviendront plus tard. À l’époque, l’éducation est primordiale, et les paysans (et encore moins les femmes) ne sont pour la plupart pas instruits. Or, pour Sand, l’éducation est gage de rĂ©ussite sociale. En outre lorsque que l’on voit, dans cette histoire l’efficacitĂ© toute relative du clergĂ©, dont le rĂŽle Ă©tait, entre autres, de propager les nouvelles, on comprend la nĂ©cessitĂ© de savoir lire. [...]

    ▻https://www.pimido.com/philosophie-et-litterature/litterature/fiche-de-lecture/nanon-g-sand-etude-critique-507307.html

    • Nanon, sujet de l’Histoire ? De la scĂšne traumatique Ă  la scĂšne fraternelle
      ▻https://books.openedition.org/ugaeditions/4854?lang=fr

      « Le rĂ©cit des souffrances et des luttes de la vie de chaque homme est [
] l’enseignement de tous ; ce serait le salut de tous si chacun savait juger ce qui l’a fait souffrir et connaĂźtre ce qui l’a sauvĂ© », Ă©crit George Sand dans Histoire de ma vie (t. I, p. 10). C’est un tel rĂ©cit qu’entreprend l’auteure avec la rĂ©daction de Nanon, roman Ă©crit Ă  la suite du drame sanglant de la Commune. Deux histoires s’écrivent Ă  travers les souvenirs de l’hĂ©roĂŻne Ă©ponyme : l’histoire de son ascension sociale, qui combine son accĂšs Ă  la propriĂ©tĂ© et Ă  la culture, et son mariage avec un aristocrate ; et, en filigrane, l’histoire du traumatisme fondateur d’une sociĂ©tĂ©. En reconstruisant ses souvenirs, Nanon peint en effet l’arriĂšre-plan historique de sa transformation, faisant ainsi revenir une histoire refoulĂ©e : celle de l’effacement des femmes et de l’instance fĂ©minine par le discours de la fraternitĂ©. Mais cet effacement, qui fut un vĂ©ritable traumatisme collectif, met aussi en jeu la sĂ©paration d’avec sa mĂšre dont souffrit la jeune Aurore. Dans cette Ă©tude, je me propose donc de lire Nanon comme une double rĂ©Ă©criture des Ă©vĂ©nements de la RĂ©volution et de l’histoire familiale de l’auteure. Je montrerai que par la mise en scĂšne de l’histoire rĂ©volutionnaire, Sand vise Ă  rĂ©parer cette suppression de la mĂšre d’origine humble et qu’elle le fait justement Ă  travers la venue Ă  la lecture et Ă  l’écriture de Nanon. Dans le mĂȘme geste, elle imagine une nouvelle fraternitĂ© qui prend en compte la matĂ©rialitĂ© du corps maternel tout en valorisant la terre et la fĂ©conditĂ©.
      La Révolution française comme traumatisme

      De la remémoration à la réparation

      Terre et maternité dans Nanon

      Dans Nanon, Sand restaure le poids matĂ©riel du rĂŽle maternel grĂące Ă  sa vision d’une fraternitĂ© oĂč l’instance maternelle est reliĂ©e Ă  la propriĂ©tĂ© et Ă  la terre. D’origine paysanne, Nanon insiste sur ses racines et sur le lien profond Ă  la terre qu’elles impliquent : « Je peux dire comment le paysan voit les choses, puisque je suis de cette race-lĂ . Il considĂšre avant tout, la terre qui le nourrit, et le peu qu’il en a est pour lui comme la moitiĂ© de son Ăąme [
]. » (N, p. 34) Le roman souligne ainsi les liens entre propriĂ©tĂ© et citoyennetĂ© dans la RĂ©publique fraternelle. L’achat des terres nobles et ecclĂ©siastiques sous la RĂ©volution est au centre du roman. C’est avec un don de propriĂ©tĂ© que la communautĂ© rĂ©compense Nanon, ce qui fait d’elle « la premiĂšre acquĂ©reuse » (N, p. 81). La propriĂ©tĂ©, manifestation matĂ©rielle de la citoyennetĂ©, accorde au propriĂ©taire un intĂ©rĂȘt concret dans la nation. Ce lien entre propriĂ©tĂ© et citoyennetĂ© est mis en valeur lors de la fĂȘte de la FĂ©dĂ©ration, oĂč l’on voit des produits de la terre amassĂ©s sur un autel : « On se sentait par avance maĂźtre de ces Ă©pis, de ces fruits, de ces animaux, de tous ces produits de la terre qui allaient devenir possibles Ă  acquĂ©rir28. » (N, p. 78) L’union idĂ©ale d’Émilien et de Nanon se fait entre deux classes unies par leur rapport ancestral Ă  la terre, la paysannerie et la noblesse : « une alliance plus facile, je dirais presque plus naturelle, que l’union de la noblesse avec la bourgeoisie » (N, p. 328). Les classes associĂ©es Ă  la Terreur, la bourgeoisie et les sans-culottes qui font peur Ă  Nanon quand elle va Ă  Paris, sont celles qui ne dĂ©pendent pas de la terre pour vivre.

      29 « Surgeon [jon], n. m. Rejeton qui naĂźt de la souche d’un arbre et peut former un nouvel individu. (...)

      21En associant sa rĂ©invention de la fraternitĂ© Ă  la terre, Sand revalorise la maternitĂ© de maniĂšre concrĂšte, tout en la sĂ©parant des relations sociales imposĂ©es par la naissance. La terre symbolise la fĂ©conditĂ© et les qualitĂ©s maternelles de Nanon. Son nom de famille, Surgeon, suggĂšre la croissance, la fĂ©conditĂ©, et surtout la renaissance29. DouĂ©e pour l’agriculture, Nanon est capable de rendre fĂ©conde la terre la plus aride. Quand elle se cache avec Émilien pendant la Terreur, elle cultive la terre infructueuse prĂšs de leur cachette pour en tirer « une rĂ©colte superbe » (N, p. 258). De retour Ă  son village natal, elle fait fortune par la culture de la terre : « Je commençai par acheter avec le tiers de mon capital un terrain inculte, qu’avec le second tiers je fis cultiver, enclore, semer et fumer. » (N, p. 263) Tandis que la version rĂ©volutionnaire du roman familial fraternel cherchait Ă  contrĂŽler et sublimer la fĂ©conditĂ© de la mĂšre, Nanon lui accorde une place prĂ©Ă©minente. On peut donc voir dans le roman une tentative de rĂ©inventer la fraternitĂ© en restaurant la place de la mĂšre et de son corps fĂ©cond dans l’ordre social.

      22Une telle rĂ©invention reprĂ©sente non seulement une revalorisation de la fĂ©minitĂ©, mais aussi une transformation des modĂšles traditionnels de la masculinitĂ©. Quand Nanon dĂ©clare que son but n’est pas de se faire remarquer, mais de « conserver pour [s] es enfants et pour [s] es petits-enfants le souvenir cher et sacrĂ© de celui qui fut [s] on Ă©poux », elle attire l’attention sur la refonte de la masculinitĂ© dans Nanon. Au dĂ©but du roman, Émilien est presque aussi illettrĂ© que Nanon : il lit Ă  peine et il Ă©crit « comme un chat » (N, p. 55). En instruisant Nanon, il apprend lui-mĂȘme Ă  lire et Ă  Ă©crire, et Ă  la fin du roman, il a mĂȘme acquis un « langage pur » (N, p. 345). Il reconnaĂźt que ce sont ses rapports fraternels avec Nanon, et le rapport Ă  la terre qu’elle lui redonne, qui lui ont permis de survivre Ă  la RĂ©volution et de s’intĂ©grer Ă  la sociĂ©tĂ© fraternelle : « [Sans Nanon] je serais devenu un idiot ou un vagabond, au milieu de cette rĂ©volution qui m’eĂ»t jetĂ© sur les chemins, sans notions de la vie et de la sociĂ©tĂ© », affirme-t-il (N, p. 330). Sa transformation est marquĂ©e Ă  son retour de la guerre par la perte de son bras. Loin de considĂ©rer cette castration symbolique comme une catastrophe, il l’assume. En perdant la main qui tiendrait normalement l’épĂ©e, symbole de sa noblesse et de sa masculinitĂ©, il se libĂšre : « j’ai payĂ© le droit d’ĂȘtre citoyen [
]. J’ai expiĂ© ma noblesse, j’ai conquis ma place au soleil de l’égalitĂ© civique » (N, p. 325). Au mĂȘme titre que l’inceste, la castration n’est plus Ă  craindre dans l’univers fraternel que met en place la nouvelle communautĂ©. La double mise en scĂšne de la RĂ©volution permet ainsi Ă  Sand d’imaginer une fraternitĂ© dans laquelle l’instance fĂ©minine est restaurĂ©e, les rĂŽles masculins sont redĂ©finis, ce qui libĂšre et l’homme et la femme.

      23L’emploi d’un cadre pastoral et l’accent mis sur le statut d’orphelins des protagonistes situent la vision fraternelle de Nanon dans la tradition littĂ©raire de la pĂ©riode rĂ©volutionnaire. Les Ă©crivains des annĂ©es 1790 se servaient volontiers du genre pastoral en raison de son cĂŽtĂ© didactique, qui favorisait la dissĂ©mination des valeurs rĂ©publicaines. Comme l’explique Florian, l’un des grands auteurs de pastorale de l’époque :

      30 J.-P. Claris de Florian, Essai sur la pastorale, p. 143.

      C’est en peignant des ĂȘtres vertueux et sensibles, qui savent immoler au devoir la passion la plus ardente, et trouvent ensuite la rĂ©compense de leur sacrifice dans leur devoir mĂȘme [
] que je crois possible de donner Ă  la pastorale un degrĂ© d’utilitĂ©30.

      31 L. Hunt, Le Roman familial de la Révolution française, p. 102.
      32 N. Mozet, « Introduction » Ă  Nanon, 1987, p. 18.

      24Lynn Hunt note la prĂ©dilection des auteurs pour des protagonistes orphelins ou abandonnĂ©s qui deviennent des exemples de vertu rĂ©publicaine, tel le hĂ©ros de Victor de Ducray-Duminil : « les Ă©crivains favorables Ă  la rĂ©publique semblent soucieux de dĂ©montrer que les enfants sans pĂšre sont des bastions de la vertu rĂ©publicaine31 ». Sand situe sa reprĂ©sentation de la fraternitĂ© dans la gĂ©nĂ©alogie littĂ©raire de la RĂ©volution, ce qui suggĂšre qu’on peut lire Nanon, selon Nicole Mozet, comme « l’image de ce que la RĂ©volution aurait pu ĂȘtre si elle n’avait pas Ă©tĂ© dĂ©tournĂ©e de son cours32 ».

      25Cependant, l’idylle pastorale de Sand se distingue de ses modĂšles par sa juxtaposition avec une narration historique, tandis que les rĂ©cits pastoraux se caractĂ©risent par un manque de repĂšres temporaux ou spatiaux. Dans Nanon, la Terreur envahit mĂȘme l’utopie du roman. Le bourgeois Costejoux, qui achĂšte le monastĂšre d’Émilien, incarne la RĂ©volution. À la diffĂ©rence de Nanon et d’Émilien, il n’a aucun attachement Ă  la terre : il achĂšte le monastĂšre « par pur patriotisme » et sans Nanon « il n’eĂ»t rien tirĂ© de son domaine » (N, p. 265-266). MalgrĂ© ses bonnes intentions, Costejoux Ă©choue Ă  vivre son idĂ©al de fraternitĂ© dans sa vie privĂ©e, comme dans la sphĂšre publique. Son mariage Ă  la sƓur d’Émilien, Louise, qui partage son dĂ©dain de la terre, est plutĂŽt malheureux. Comme les rĂ©volutionnaires, Costejoux souhaite la subordination des femmes et traite son Ă©pouse de simple « femmelette » (N, p. 279). Les rapports de force qui caractĂ©risent leur union les rendent malheureux tous les deux : « [
] il ne pouvait la prendre au sĂ©rieux, et, par moments, il Ă©tait sec et amer en paroles, ce qui montrait le vide de son Ăąme Ă  l’endroit du vrai bonheur et de la vraie tendresse. » (N, p. 342) De mĂȘme, l’idĂ©al rĂ©volutionnaire de fraternitĂ© auquel il s’est dĂ©vouĂ© invertit les rapports de pouvoir sans changer les structures sociales. Les victimes et les bourreaux n’ont fait que changer de place. Cet Ă©chec se voit clairement dans le dĂ©filĂ© auquel assiste Nanon Ă  ChĂąteauroux, oĂč la dĂ©esse de la LibertĂ© marche sur le dos d’un royaliste soupçonnĂ© (N, p. 188). Le rĂ©cit historique s’immisce dans l’idylle pastorale, de sorte que l’utopie romanesque ressemble bien moins Ă  une solution aux problĂšmes de la sociĂ©tĂ© française qu’à l’exploration d’un traumatisme collectif.

      26En lisant Nanon comme un « souvenir transformĂ© », j’espĂšre avoir montrĂ© que l’imaginaire sandien intĂšgre Ă  la fois les dĂ©sastres politiques et la sĂ©paration d’avec la mĂšre Ă  la remĂ©moration des traumatismes historiques fondateurs de la sociĂ©tĂ© post-rĂ©volutionnaire. Par le biais des mĂ©moires de Nanon, Sand repense l’histoire collective et individuelle en juxtaposant des Ă©vĂ©nements historiques Ă  une utopie fraternelle qui restaure la mĂ©diation de l’instance maternelle et du sujet fĂ©minin. Par lĂ  mĂȘme, Sand essaie de rĂ©parer ces traumatismes afin de proposer une nouvelle vision de la fraternitĂ© comme socle des relations sociales, vision offrant ainsi la possibilitĂ© d’une rĂ©gĂ©nĂ©ration durable.

    • PrĂ©face, notes et dossier de Nicole Savy

      Il faut nous dĂ©barrasser des thĂ©ories de 93 ; elles nous ont perdus. Terreur et Saint-BarthĂ©lemy, c’est la mĂȘme voie ”, Ă©crit sans nuances George Sand Ă  un jeune poĂšte en octobre 1873.

      Cette lecture de la Terreur, la condamnation de la violence et le refus absolu de justifier les moyens par la fin viennent tout droit, pour elle, du traumatisme de la Commune qui est le point de dĂ©part dĂ©cisif de l’écriture du roman. Nanon est un palimpseste : il suffit de se reporter Ă  la correspondance de l’auteur pendant l’annĂ©e terrible pour mesurer Ă  quel degrĂ© elle superpose les violences de la Commune de Paris et la terreur rĂ©volutionnaire, qu’elle attribue de mĂȘme non pas Ă  la misĂšre et Ă  la colĂšre populaire mais Ă  une minoritĂ© dĂ©voyĂ©e, et Ă  la mise Ă  l’écart complĂšte de la France rurale dans un processus exclusivement parisien et ouvrier. “ Ce pauvre Paris reprĂ©sente-t-il encore la France ? L’Empire en avait fait un bazar et un Ă©gout. La Commune en a fait un Ă©gout et une ruine. Les clĂ©ricaux voudraient bien en faire un couvent et un cimetiĂšre ”, Ă©crit-elle Ă  son ami Henry Harrisse le 29 juin 1871.

      Flaubert et elle, Ă  force de rage et de dĂ©sespoir, ne parviennent mĂȘme plus Ă  s’écrire au printemps 1871, et pas seulement Ă  cause de leurs dĂ©saccords politiques, lui haĂŻssant la dĂ©mocratie et elle la dĂ©fendant malgrĂ© tout. “ Je suis malade du mal de ma nation et de ma race ”, lui Ă©crit-elle le 6 septembre. George Sand a toujours Ă©tĂ© pacifiste et ennemie de la violence : mais pour la premiĂšre fois elle se range dans le camp des modĂ©rĂ©s– bien plus que Hugo, dont elle juge inopportune l’offre d’asile aux communards poursuivis. EffrayĂ©e par “la boue et le sang de l’Internationale”, elle prend le parti dĂ©sabusĂ© d’une rĂ©publique bourgeoise. A la diffĂ©rence de Flaubert, elle ne dĂ©savoue pas le peuple : elle juge qu’il a Ă©tĂ© manipulĂ©. Reste la province, “masse bĂȘte et craintive”, toujours attirĂ©e par la rĂ©action quand Paris entre en convulsion. C’est dans une lettre Ă  sa fille qu’elle rĂ©sume le mieux son opinion sur la RĂ©volution française et sur la Commune : “ Toute la rĂ©volution de 89 se rĂ©sume en ceci, acquĂ©rir les biens nationaux, ne pas les rendre. Tout s’efface, se transforme ou se restaure, monarchie, clergĂ©, spĂ©culation. Une seule chose reste, le champ qu’on a achetĂ© et qu’on garde. Les communeux comptent sans le paysan, et le paysan c’est la France matĂ©rielle invincible [
], c’est le sauveur inconscient, bornĂ©, tĂȘtu ; mais je n’en vois pas d’autre. Il faudra bien que Paris l’accepte ou s’efface. ” Avec une consĂ©quence littĂ©raire directe : comme aprĂšs son dĂ©sespoir politique de 1848, qui avait Ă©tĂ© suivi de La Petite fadette et de François le champi , l’écrivain se remet au travail sur des sujets champĂȘtres, ce qui ne veut certainement pas dire pour elle apolitiques. RĂ©action logique, puisque pour elle c’est lĂ  qu’est la vraie France.

      Pas plus que ses sentiments rĂ©publicains, Sand n’a rĂ©pudiĂ© son socialisme, mais elle le fonde sur un ordre social rassurant et sur l’acquisition par tous, en particulier par les paysans, de la propriĂ©tĂ© privĂ©e. Vision trop Ă©loignĂ©e des masses urbaines et du mouvement ouvrier et syndical qui va se dĂ©velopper dans cette mĂȘme fin du XIXe siĂšcle pour que le roman n’ait pas Ă©tĂ© oubliĂ©, au moment oĂč Zola dĂ©veloppe la fresque du capital financier et de l’exploitation ouvriĂšre dans Les Rougon-Macquart. En juillet 1872, c’est Le capital de Karl Marx qui est traduit en français : Nanon n’est vraiment pas dans l’air de son temps.

      C’est dans ce cadre qu’on peut comprendre l’itinĂ©raire de Nanon, la bergĂšre qui devient propriĂ©taire de sa maison, puis exploitante de terres et de troupeaux qui lui permettent de s’enrichir et d’acquĂ©rir pour son compte, en empruntant et plaçant des fonds, un gros capital foncier qu’elle fait fructifier : non par goĂ»t de l’argent, dont elle n’a nul besoin personnel, mais parce que la RĂ©volution lui en a donnĂ© le droit et la possibilitĂ© ; comme outil pour rĂ©aliser l’alliance de classes extrĂȘmes que reprĂ©sente son mariage avec Emilien de Franqueville ; enfin par goĂ»t du travail bien fait, par souci de rĂ©ussite dans toutes ses entreprises...

      ▻http://excerpts.numilog.com/books/9782742755912.pdf

    • CommunautĂ© et sens du spectacle. La lecture dans Nanon

      Le roman de George Sand, Nanon (1872), comporte un passage consacrĂ© Ă  un spectacle qui met en scĂšne les tensions entre l’acte de voir et l’acte de lire dans le cadre de la RĂ©volution française, posant ainsi les rapports entre le rĂ©cit et la communautĂ©. Dans le chapitre v, Nanon, qui est aussi narratrice de son histoire, relate la cĂ©lĂ©bration de la fĂȘte de la FĂ©dĂ©ration Ă  Valcreux, village fictif de la Creuse. Au cours de la cĂ©rĂ©monie, tous les habitants sont doublement unis au sein de leur commune et avec le reste de la nation ; bouleversant les hiĂ©rarchies sociales, ils affirment dans le mĂȘme temps des valeurs partagĂ©es. Un autel de gazon surmontĂ© d’une inscription commĂ©morative et dĂ©diĂ© aux fruits de la nature et au travail de la terre constitue l’attraction principale de la cĂ©rĂ©monie. Sobrement ornĂ© d’un arrangement de fleurs, de fruits, d’animaux et d’outils de labour, l’autel Ă©voque l’allĂ©gorie d’une abondance Ă  portĂ©e de main. Le message des symboles visuels diffĂšre sensiblement de celui de l’inscription portĂ©e au bas de la croix d’épis de blĂ©, qui couronne l’autel : « Ceci est l’autel de la pauvretĂ© reconnaissante dont le travail, bĂ©ni au ciel, sera rĂ©compensĂ© sur la terre2. »

      2 La signification de l’autel, prĂ©sentĂ©e de maniĂšre Ă  la fois visuelle, par la mise en scĂšne de symboles et d’objets, et de maniĂšre conceptuelle, par l’inscription-dĂ©dicace, pointe le dĂ©calage entre le petit groupe de ceux qui savent lire et la masse des spectateurs qui en sont incapables. Le sentiment euphorique d’union, associĂ© Ă  la fĂȘte de la FĂ©dĂ©ration, est ainsi troublĂ© par le spectacle de l’autel qui sĂ©pare la communautĂ© en deux groupes : d’un cĂŽtĂ©, les organisateurs du spectacle qui cherchent Ă  transmettre des idĂ©es ; de l’autre, les spectateurs illettrĂ©s qui reçoivent passivement les informations. Cette communication, qui s’avĂšre problĂ©matique durant tout le spectacle, notamment Ă  l’endroit de l’autel, accroĂźt paradoxalement le sentiment de communautĂ© en ce que les habitants du village participent activement Ă  la crĂ©ation du sens mĂȘme de l’évĂ©nement. En analysant le rĂŽle du festival dans ce roman de Sand sur la rĂ©volution (qui inclut, dans le rĂ©cit, les rĂ©volutions de 1789, de 1830 et de 1848), je montrerai comment les pratiques d’interprĂ©tation variĂ©es, voire concurrentes, permettent de construire une communautĂ© dĂ©mocratique, faisant de ce roman une rĂ©ponse diffĂ©rĂ©e aux dĂ©chirements et Ă  la violence de la Commune de 1871.


      3 ƒuvre de Sand peu connue du grand public, Nanon fut en effet publiĂ© en feuilleton un an aprĂšs la Commune, dans le quotidien Le Temps, du 7 mars au 20 avril 1872. Le roman a inspirĂ© de nombreuses Ă©tudes depuis l’importante rĂ©Ă©dition rĂ©alisĂ©e par Nicole Mozet en 19873. RĂ©cit Ă  la premiĂšre personne dans lequel la narratrice ĂągĂ©e entreprend, en 1850, l’histoire de sa jeunesse, pendant et aprĂšs la RĂ©volution française, ce roman offre une perspective peu conventionnelle sur les Ă©vĂ©nements historiques. Dans un style simple et Ă©lĂ©gant, la narratrice raconte comment elle est parvenue Ă  mettre sur pied un commerce florissant, n’ayant au dĂ©part pour toute possession qu’un mouton. Pour atteindre un tel succĂšs, elle apprend Ă  lire, Ă  prendre soin des autres et Ă©pouse le marquis de Franqueville – Émilien, aristocrate et novice au moutier de Valcreux, qui deviendra soldat, rĂ©publicain et fermier. Dans Nanon, Sand allie le rĂ©alisme des descriptions de la vie quotidienne paysanne Ă  l’idĂ©alisme des promesses de la RĂ©volution. Comme Nicole Mozet le prĂ©cise dans sa prĂ©face au roman, chaque Ă©lĂ©ment de l’histoire est rĂ©aliste, mĂȘme si l’ensemble du rĂ©cit peut apparaĂźtre improbable, voire utopique (N, p. 7). De son cĂŽtĂ©, Nancy E. Rogers reconnaĂźt que l’histoire de la RĂ©volution française jouit d’une certaine vĂ©racitĂ© dans le roman, mais pointe un dĂ©calage entre la scĂšne historique rĂ©volutionnaire et le quotidien des paysans, privĂ©s d’information :

      [
] la disjonction entre l’exactitude historique et les effets que ces Ă©vĂ©nements majeurs ont sur les paysans de Nanon, qui sont dans l’ignorance et privĂ©s d’accĂšs aux informations fiables en provenance de la capitale, crĂ©e une distance, voire une attitude ironique, chez le lecteur4.

      4 Cependant, cette distance avec le dĂ©roulement de la RĂ©volution Ă  Paris, pour les paysans, et avec ce que le lecteur en connaĂźt, permet de repenser l’essence de la rĂ©volution et les possibilitĂ©s d’une future action collective. Pour interprĂ©ter les Ă©vĂ©nements tels qu’ils sont reconstruits et reprĂ©sentĂ©s dans le roman, il faut ainsi prĂȘter attention Ă  l’ensemble du contexte historique et, plus prĂ©cisĂ©ment, aux Ă©lĂ©ments qui vont Ă  l’encontre des faits Ă©tablis, donc Ă  la rupture avec l’histoire telle qu’elle est exposĂ©e par la fiction.

      5 Dans le chapitre v, la narration offre une description de la fĂȘte de la FĂ©dĂ©ration qui est exacte, sur le plan historique, mais innove dans sa complication et sa portĂ©e pour le reste du roman. La fĂȘte rĂ©volutionnaire, qui eut lieu dans toute la France le 14 juillet 1790, constitue l’apogĂ©e de la premiĂšre phase de la RĂ©volution française. Ce fut une pĂ©riode de tranquillitĂ©, entre la grand-peur Ă  laquelle Nanon fait rĂ©fĂ©rence dans le chapitre iii (N, p. 63-65), et la Terreur de 1793 qui menacera son ami et futur Ă©poux, Émilien. Si la fĂȘte de la FĂ©dĂ©ration commĂ©morait par sa date la prise de la Bastille, elle cĂ©lĂ©brait aussi, comme son nom le suggĂšre, l’union entre les diffĂ©rents dĂ©partements et communes composant la nation et rendait Ă©galement hommage aux gardes nationaux locaux. Ces derniers prĂȘtĂšrent serment lors de cĂ©rĂ©monies organisĂ©es partout en France durant l’hiver 1789 et le printemps 1790 : il s’agissait de fĂ©dĂ©rer les troupes pour les unir dans la dĂ©fense de la France rĂ©volutionnaire contre ses ennemis. À l’époque, la fĂȘte fut vĂ©cue non pas comme un Ă©vĂ©nement commĂ©moratif rejouant le passĂ©, mais plutĂŽt comme un nouveau dĂ©part5. Les directives des autoritĂ©s de Paris insistaient sur la synchronisation de la fĂȘte sur l’ensemble du territoire, ainsi que sur le caractĂšre soignĂ© de ses rituels. On espĂ©rait ainsi produire un Ă©vĂ©nement qui serait vĂ©cu Ă  travers tout le pays, au mĂȘme moment, et vĂ©hiculant un mĂȘme message, Ă  la fois euphorique et Ă©ducatif6.


      6 Bien que les fĂȘtes fussent mandatĂ©es par le pouvoir central, la mise en scĂšne en Ă©tait laissĂ©e Ă  la discrĂ©tion des communes, qui utilisĂšrent les ressources disponibles sur place et les coutumes traditionnelles pour exprimer Ă  leur maniĂšre leur vision de la RĂ©volution7. Dans Nanon, la fĂȘte de Valcreux cĂ©lĂšbre la FĂ©dĂ©ration en insistant davantage sur le sentiment d’unitĂ© nationale, et moins sur le besoin d’une dĂ©fense nationale, qui Ă©tait pourtant l’objectif premier de la FĂ©dĂ©ration. Nanon le prĂ©cise clairement : « [
] l’on se rĂ©jouissait surtout d’avoir une seule et mĂȘme loi pour toute la France, et il [Émilien] me fit comprendre que, de ce moment, nous Ă©tions tous enfants de la mĂȘme patrie. » (N, p. 76) Pour la commune de Valcreux, comme dans de nombreux villages en France, la fĂȘte offrait l’occasion d’affirmer le nouvel idĂ©al d’égalitĂ© prĂŽnĂ© par la RĂ©volution. Quel que soit leur rang social, tous les rĂ©sidents du village de Nanon participent Ă  l’évĂ©nement, y compris les anciens seigneurs des fermiers, les moines du moutier, qui bĂ©nissent les festivitĂ©s Ă  contrecƓur. Selon Mona Ozouf, la nature dĂ©mocratique de la fĂȘte fut, en grande partie, une illusion puisque, dans la plupart des cas, la sĂ©paration entre les classes sociales fut maintenue, quand les femmes et le peuple n’en furent pas purement et simplement exclus8. En faisant de son Valcreux fictif un village trĂšs pauvre, sans bourgeois, et dirigĂ© par des moines, Sand prĂ©sente la fĂȘte de la FĂ©dĂ©ration comme un moment d’harmonie entre la rhĂ©torique dĂ©mocratique de la RĂ©volution et l’expĂ©rience commune du peuple.


      7 Dans le roman, les festivitĂ©s commencent par un banquet modeste au cours duquel les paysans apportent du pain et un peu de vin. Un imposant autel est ensuite dĂ©voilĂ© et Émilien prononce un discours. Enfin, le banquet s’achĂšve avec l’annonce de la dĂ©cision, prise par l’ensemble du village, de faire de Nanon la propriĂ©taire de sa maison en guise de rĂ©compense pour son travail et sa bontĂ©, geste qui permet aussi de faire un premier essai pour l’acquisition des biens nationaux9. Les Ă©tapes de la fĂȘte s’enchaĂźnent et culminent avec la joie de Nanon qui ne peut croire Ă  sa bonne fortune. Pourtant, c’est le dĂ©voilement surprise de l’autel par Émilien, durant le banquet, qui constitue le moment central des festivitĂ©s :

      [O]n vit une maniĂšre d’autel en gazon, avec une croix au faĂźte, mais formĂ©e d’épis de blĂ© bien agencĂ©s en tresses. Au-dessous, il y avait des fleurs et des fruits les plus beaux qu’on avait pu trouver ; le petit frĂšre [Émilien] ne s’était pas fait faute d’en prendre aux parterres et aux espaliers des moines. Il y avait aussi des lĂ©gumes rares de la mĂȘme provenance, et puis des produits plus communs, des gerbes de sarrasin, des branches de chĂątaigniers avec leurs fruits tout jeunes, et puis des branches de prunellier, de senellier, de mĂ»rier sauvage, de tout ce que la terre donne sans culture aux petits paysans et aux petits oiseaux. Et enfin, au bas de l’autel de gazon, ils avaient placĂ© une charrue, une bĂȘche, une pioche, une faucille, une faux, une cognĂ©e, une roue de char, des chaĂźnes, des cordes, des jougs, des fers de cheval, des harnais, un rĂąteau, une sarcloire [sic], et finalement une paire de poulets, un agneau de l’annĂ©e, un couple de pigeons, et plusieurs nids de grives, fauvettes et moineaux avec les Ɠufs ou les petits dedans . (N, p. 77)

      8 Jacques, le cousin de Nanon, et Émilien, ainsi que quelques autres hommes fabriquent un autel de bric et de broc en trois jours, puis ils le recouvrent de branches et de fagots afin de le cacher jusqu’au banquet. Ce tableau plutĂŽt humble correspond Ă  une esthĂ©tique allĂ©gorique, typique de l’imagerie rĂ©volutionnaire, dans la mesure oĂč il est composĂ© des objets rĂ©els et naturels qu’il est censĂ© reprĂ©senter. La forme de l’autel peut Ă©galement Ă©voquer les nombreux autels Ă©rigĂ©s Ă  l’occasion des fĂȘtes tout au long de la RĂ©volution, notamment les monticules couverts d’herbe ou les pyramides qui furent dressĂ©s Ă  Paris ou Ă  Lyon pour la fĂȘte de la FĂ©dĂ©ration.

      9 Sand fournit au lecteur quelques indices sur l’apparence de l’autel par l’énumĂ©ration de la longue liste des objets variĂ©s qui le dĂ©corent. La concurrence entre les symboles chrĂ©tiens, ceux de la RĂ©volution et ceux de l’AntiquitĂ©, le tout combinĂ© Ă  la banalitĂ© des matĂ©riaux utilisĂ©s, amĂšne Nanon Ă  suggĂ©rer qu’il y avait quelque chose d’un peu maladroit, ou du moins de comique, dans ce « trophĂ©e bien rustique ». Comme pour s’excuser, elle loue la maniĂšre dont il est ornĂ© et ajoute : « Ă€ prĂ©sent que je suis vieille, je n’en ris point. » (ibid.) Cet autel rustique, et par certains cĂŽtĂ©s risible, que le lecteur est censĂ© imaginer, est aussi l’objet qui incarne toutes les nobles idĂ©es de la RĂ©volution.


      10 Si le lecteur demeure incertain quant Ă  la maniĂšre d’interprĂ©ter cet autel, les paysans le sont encore plus. L’objectif mĂȘme de ce « spectacle », selon Nanon, est d’organiser les pensĂ©es dĂ©sordonnĂ©es du paysan pour son propre bien : « Il faut au paysan qui regarde avec indiffĂ©rence le dĂ©tail qu’il voit Ă  toute heure, un ensemble qui attire sa rĂ©flexion en mĂȘme temps que ses yeux et qui lui rĂ©sume ses idĂ©es confuses par une sorte de spectacle10. » (ibid.) L’autel rassemble des objets tirĂ©s du quotidien du paysan, lui apprend Ă  regarder (ou plutĂŽt Ă  ne pas ĂȘtre indiffĂ©rent aux dĂ©tails), et oriente sa pensĂ©e en lui offrant un miroir et une synthĂšse de ses idĂ©es qui, sans cadre reprĂ©sentatif, restent « confuses » pour lui. Et pourtant les paysans demeurent aussi perplexes devant le spectacle, que les lecteurs Ă  la description de Nanon. Les spectateurs accueillent d’abord l’autel en silence, soit parce qu’ils sont surpris par son aspect pour le moins singulier, comme le prĂ©cise Nanon, soit parce qu’ils n’en comprennent pas la signification. En tout cas, selon Nanon, ils ne sont en mesure de formuler aucun sentiment : « Il y eut d’abord un grand silence quand on vit une chose si simple, que peut-ĂȘtre on avait rĂȘvĂ©e plus mystĂ©rieuse, mais qui plaisait sans qu’on pĂ»t dire pourquoi. » (ibid.)

      11 De son cĂŽtĂ©, Nanon interprĂšte mieux le spectacle parce qu’elle peut lire l’inscription qui surmonte les objets : « Moi, j’en comprenais un peu plus long, je savais lire et je lisais l’écriture placĂ©e au bas de la croix d’épis de blĂ© ; mais je le lisais des yeux, j’étais toute recueillie [
]. » (ibid.) Nanon comprend mieux le spectacle, non pas parce qu’elle peut lire l’inscription, puisqu’elle « lisai[t] des yeux », Ă©tant « recueillie » et pensive, mais plutĂŽt parce qu’elle sait tout simplement lire. Bien avant cet Ă©pisode, quand Émilien lui enseigne l’alphabet et les bases de la lecture, elle prĂ©tend pouvoir dĂ©sormais tout voir diffĂ©remment, mĂȘme la nature, comme si la simple connaissance des signes linguistiques lui avait ouvert les portes de l’interprĂ©tation du monde naturel (N, p. 70). Nanon distingue deux maniĂšres de lire, ou plutĂŽt deux interprĂ©tations : la lecture visuelle des objets et symboles de l’autel (« je lisais des yeux »), et la lecture graphique de l’inscription (« je lisais l’écriture »). Cette capacitĂ© Ă  lire Ă  deux niveaux, Ă  Ă©voluer entre les registres interprĂ©tatifs et sociaux, annonce la fonction de mĂ©diatrice que jouera Nanon et qui lui permettra de construire une communautĂ© durable autour d’elle, Ă  la fin du roman.

      12 Les paysans qui peuvent voir l’autel mais ne peuvent lire l’inscription, le lecteur qui peut lire la description mais ne peut voir l’autel, et Nanon qui peut faire les deux mais demeure prise dans l’émotion du moment et ne peut donc pas le comprendre complĂštement, tous obtiennent finalement une explication lorsque Émilien demande Ă  Nanon de lire Ă  haute voix l’inscription sur la plaque : « Ceci est l’autel de la pauvretĂ© reconnaissante dont le travail, bĂ©ni au ciel, sera rĂ©compensĂ© sur la terre. » (N, p. 78) À l’occasion d’une fĂȘte rĂ©volutionnaire qui devait cĂ©lĂ©brer la prise de la Bastille (Ă  sa date du 14 juillet) et la confĂ©dĂ©ration des gardes nationaux, Émilien et ses amis consacrent quant Ă  eux un autel Ă  la pauvretĂ©, au travail et Ă  leurs rĂ©compenses sur terre. AprĂšs cette explication verbale, la foule laisse Ă©chapper un long « Ah !
 » que Nanon dĂ©crit « comme la respiration d’une grande fatigue aprĂšs tant d’annĂ©es d’esclavage », mais qui pourrait aussi ĂȘtre un « ah ah ! » exprimant leur satisfaction de comprendre enfin la signification de l’autel (ibid.). La confusion du paysan – et celle du lecteur – se comprend, Ă©tant donnĂ© la difficultĂ© Ă  lier la signification de l’inscription, le symbolisme visuel de l’autel et le contexte politique de la fĂȘte. Pourquoi choisir de consacrer un autel au travail et Ă  la pauvretĂ© pendant une fĂȘte censĂ©e cĂ©lĂ©brer l’unitĂ© nationale ?

      13 Le sens de l’inscription, comme celui de l’autel, s’éclairent alors dans la mesure oĂč elle affirme que la RĂ©volution a rendu possible la rĂ©compense de tout travail, par opposition avec l’Ancien RĂ©gime oĂč les moines paresseux du moutier s’appropriaient les richesses produites par les paysans. AprĂšs la lecture de Nanon, la foule en liesse verse une libation sur l’autel, mais quelques « critiques » veulent parfaire le tableau en plaçant une « Ăąme chrĂ©tienne » au-dessus des bĂȘtes figurant dans l’autel. Émilien, bien sĂ»r, choisit Nanon Ă  la grande surprise de cette derniĂšre, et la mĂšne sous la croix, au sommet de l’autel, devenu « autel de la patrie » (la mĂȘme formule dĂ©signant l’autel Ă  Paris), plutĂŽt que « reposoir », ce qui montre l’échange entre le sacrĂ© patriotique et le sacrĂ© religieux. À nouveau, les paysans sont dĂ©concertĂ©s par le geste d’Émilien, mais cette fois, ils l’admettent ouvertement : « Il y eut un Ă©tonnement sans fĂącherie, car personne ne m’en voulait [Ă  Nanon], mais le paysan veut que tout lui soit expliquĂ©. » (ibid.) Si l’autel, l’inscription et la fĂȘte constituent un ensemble peu cohĂ©rent, le choix de Nanon comme reprĂ©sentation allĂ©gorique du sacrĂ© est incomprĂ©hensible pour les paysans.

      14 Émilien justifie alors longuement son choix dans un discours oĂč il explique que Nanon est la plus pauvre de la commune, qu’en dĂ©pit de son jeune Ăąge, elle travaille « comme une femme » et surtout qu’elle apprend vite et enseignera Ă  lire Ă  d’autres. Depuis la mise en vente des biens nationaux, il Ă©tait devenu indispensable de lire des documents de toute sorte. Nanon, en enseignant Ă  lire aux autres, devrait permettre Ă  chacun de bĂ©nĂ©ficier des fruits de la RĂ©volution. Le discours d’Émilien parvient Ă  convaincre les paysans du mĂ©rite de Nanon et de son droit Ă  incarner les idĂ©aux de l’autel. Ainsi, les membres de l’assemblĂ©e collectent un pĂ©cule qui permet Ă  Nanon de devenir la propriĂ©taire de sa maison et d’ĂȘtre la premiĂšre « acquĂ©reuse » d’un bien national dans son village.

      15 À mesure que se dĂ©roule la fĂȘte de la FĂ©dĂ©ration, les paysans acceptent les explications diverses d’Émilien par l’intermĂ©diaire de Nanon qui lit l’inscription, puis incarne la signification allĂ©gorique de l’autel. Prise par la cĂ©lĂ©bration de l’unitĂ©, l’assemblĂ©e oublie bien vite les divergences d’interprĂ©tation de l’autel, de la fĂȘte et du rĂŽle symbolique de Nanon. Cependant, une lecture plus attentive du texte permet de montrer que la confusion initiale partagĂ©e par le lecteur et les spectateurs provient des contradictions inhĂ©rentes au spectacle mĂȘme, Ă  savoir la diffĂ©rence entre ses significations visuelle et Ă©crite.


      16 En effet, la signification de l’inscription ne correspond que partiellement au spectacle de l’autel et Ă  son incarnation allĂ©gorique en la personne de Nanon. Si l’on relit la description initiale de l’autel, avant mĂȘme que Nanon ne lise l’inscription, on se rend compte que le travail est associĂ© Ă  des symboles peu pertinents dans l’autel dĂ©corĂ© de jolies fleurs, de fruits, de quelques « lĂ©gumes rares », tous dĂ©robĂ©s par Émilien dans le jardin des moines, ainsi que par des branches d’arbres fruitiers sauvages : « tout ce que la terre donne sans culture aux petits paysans et aux petits oiseaux » (N, p. 77, je souligne). Au bas de l’autel, juxtaposĂ©s Ă  ces produits naturels rĂ©cupĂ©rĂ©s ici et lĂ , se trouvent une charrue, une bĂȘche, une pioche, une brouette, des chaĂźnes et des fers Ă  cheval. On note ainsi un dĂ©calage entre le haut et le bas de l’autel, car aucun de ces outils de labour n’a Ă©tĂ© nĂ©cessaire Ă  la culture ou Ă  la cueillette du trĂ©sor disposĂ© sur l’autel. Enfin, des poulets, un jeune agneau, des pigeons et une variĂ©tĂ© de nids d’oiseaux sont placĂ©s Ă  cĂŽtĂ© des outils de labour. Il ne s’agit donc pas de bĂȘtes de somme telles que le cheval ou le bƓuf, mais plutĂŽt d’animaux dont on peut tirer de la nourriture sans trop de travail11.

      17 Tout comme l’autel d’Émilien ne remplit pas vraiment les deux buts politiques de la fĂȘte de la FĂ©dĂ©ration, l’incarnation en Nanon de la pauvretĂ©, du travail et de la rĂ©compense bien mĂ©ritĂ©e est problĂ©matique Ă  certains Ă©gards. Au dĂ©but du roman, l’hĂ©roĂŻne est en effet une bergĂšre n’ayant qu’un seul mouton, nommĂ© Rosette. Nonobstant l’effort qu’exigeaient les tĂąches de la pastourelle, l’état de bergĂšre Ă©tait aussi associĂ©, dans le contexte culturel du xviiie siĂšcle, Ă  la notion de loisir. Nanon est d’ailleurs bergĂšre dans ce qui dĂ©bute comme un roman pastoral. Bien entendu, le roman de Sand est plus rĂ©aliste que L’AstrĂ©e d’HonorĂ© d’UrfĂ©, mais le temps de la diĂ©gĂšse est contemporain du Hameau de Marie-Antoinette Ă  Versailles. La pastorale exclut certes le travail pĂ©nible, mais cette exclusion permet justement Ă  l’hĂ©roĂŻne d’avoir un loisir productif. Nanon demande Ă  Émilien, qui peut Ă  peine lire lui-mĂȘme, de lui enseigner tout ce qu’il sait. La vie de Nanon s’en trouve transformĂ©e ; elle peut dĂ©sormais abstraire des idĂ©es Ă  partir d’observations empiriques, faire de l’arithmĂ©tique, apprendre Ă  lire aux autres, tracer un itinĂ©raire sur une carte et, enfin, tenir les comptes de sa future fortune. Rien de cela n’aurait Ă©tĂ© possible sans le temps libre qu’autorise l’état de bergĂšre. Dans La Nuit des prolĂ©taires, Jacques RanciĂšre a notĂ© combien les activitĂ©s intellectuelles auxquelles s’adonne l’ouvrier du xixe siĂšcle pendant son temps libre dĂ©stabilisaient la hiĂ©rarchie des classes prĂ©sentĂ©e comme naturelle ; Sand, qui avait vigoureusement soutenu les poĂštes ouvriers, comprenait bien l’importance sociale des pratiques culturelles des humbles et des ouvriers. Bien que le roman de Nanon soit situĂ© dans le cadre paysan, l’analyse de Jacques RanciĂšre est pertinente pour l’hĂ©roĂŻne et sa promotion sociale. De pastorale, le texte de Nanon se transforme en roman sur la RĂ©volution et le travail, tandis que le personnage Ă©ponyme utilise sa seule ressource, son temps libre (otium), pour s’investir dans le travail intellectuel des Ă©lites, le nĂ©goce (neg-otium) et l’écriture.

      18 La fĂȘte de la FĂ©dĂ©ration et son autel enseignent ainsi aux habitants de Valcreux comment un changement de perspective, produit par un nouveau moyen de lire et d’interprĂ©ter le monde, peut mener Ă  l’émancipation. La dĂ©finition du spectacle comme ensemble qui attire « en mĂȘme temps » les yeux et la rĂ©flexion des paysans et lui « rĂ©sume ses idĂ©es confuses » prend un tout autre sens lorsque Nanon en devient le symbole. Tout comme Nanon utilise le temps libre qu’offre son occupation pour s’instruire, l’autel met en scĂšne des objets quotidiens et expose de nouvelles chances de prospĂ©ritĂ© puisque les biens du moutier, dont les terres, sont dĂ©sormais disponibles pour tous : les fruits et les fleurs dĂ©robĂ©s aux moines en attestent dĂ©jĂ  la rĂ©alitĂ©. Par sa lecture et son incarnation, Nanon permet aux paysans de comprendre l’autel, comme elle leur enseignera plus tard Ă  lire des textes. Ce n’est qu’en s’unissant que les habitants du village, officiellement nommĂ© « commune » par la RĂ©volution, pourront rĂ©colter les fruits du travail de tous. À travers le chapitre v, chacun des participants de la fĂȘte contribue Ă  la comprĂ©hension de l’évĂ©nement : les moines, avec leur bĂ©nĂ©diction et leur tribut, involontaire, de fruits, fleurs et lĂ©gumes pour l’autel ; Émilien, par la maniĂšre dont il a arrangĂ© l’autel et inscrit le message sur la plaque, et par sa dĂ©cision de choisir Nanon ; Nanon elle-mĂȘme, grĂące Ă  sa lecture de l’inscription pour les paysans illettrĂ©s et son interprĂ©tation pour le lecteur, puis son rĂŽle d’allĂ©gorie ; et surtout, le reste des paysans avec leurs demandes d’explication, leurs suggestions pour amĂ©liorer l’autel et leur rĂ©action collective qui suggĂšre qu’il y va de bien plus que d’une simple rĂ©ponse affective Ă  l’évĂ©nement. Cette participation active de tous permet d’associer Ă  la fĂȘte une variĂ©tĂ© de sens, Ă  la fois politique, social et religieux. Conçues au dĂ©part pour dicter aux paysans quoi penser, la fĂȘte et ses Ă©tapes deviennent un texte ouvert Ă  la lecture, Ă  l’interprĂ©tation et Ă  la discussion de chacun.

      19 La fĂȘte de la FĂ©dĂ©ration mise en scĂšne dans Nanon, avec son spectacle construit sur le sentiment d’unitĂ© communautaire et sur un dĂ©bat dĂ©mocratique animĂ©, trouve son origine non seulement dans la RĂ©volution française, mais aussi dans la volontĂ© de Sand de comprendre les victoires et les dĂ©faites de 1848 et la violence de la Commune de 187112. En rejouant ce qui est souvent considĂ©rĂ© comme l’un des moments les plus exaltants de la premiĂšre rĂ©volution, son roman suggĂšre qu’une communautĂ© ne peut se fonder que sur l’unitĂ© de but et sur la diversitĂ© d’opinion. Selon Arthur Mitzman, la description de la fĂȘte de la FĂ©dĂ©ration dans Nanon doit beaucoup au chapitre xi du livre III de l’Histoire de la RĂ©volution française de Jules Michelet. Partageant le mĂȘme style, les deux textes mettent l’accent sur l’inclusion dĂ©mocratique qui caractĂ©risent les diverses fĂȘtes dans toute la France13. Dans un compte rendu lyrique, Michelet, qui assimile la fĂȘte de la FĂ©dĂ©ration Ă  un « miracle », dĂ©crit la maniĂšre dont les jeunes et les moins jeunes, les riches et les pauvres, Ă  travers toutes les rĂ©gions, s’unirent pour l’évĂ©nement afin de crĂ©er « la plus grande diversitĂ© (provinciale, locale, urbaine, rurale, etc.) dans la plus parfaite unitĂ©14 ». Pour Michelet, l’un des faits les plus remarquables est que les femmes, d’habitude exclues des rituels politiques, participĂšrent avec la plus grande passion, qu’elles fussent « appelĂ©es ou non appelĂ©es15 ». Ces femmes affirmaient ainsi avec force leur droit Ă  jouer un rĂŽle dans les cĂ©lĂ©brations politiques. AprĂšs un passage lyrique dans lequel il exprime la valeur universelle de la fĂȘte comme « solennel banquet de la libertĂ© », l’historien termine son chapitre par de multiples anecdotes sur les fĂȘtes dans toutes les rĂ©gions et en commence un nouveau avec le rĂ©cit d’une pratique qui eut lieu dans de nombreux villages, celle de placer sur les autels des enfants, ainsi « adoptĂ©s » par la communautĂ© et couverts de cadeaux et de bĂ©nĂ©dictions16. Ces commentaires de Michelet permettent de mieux comprendre le personnage de Nanon qui, malgrĂ© son statut de jeune fille, se retrouve au cƓur de l’attention publique par son rĂŽle spirituel sur l’autel, avant de devenir une enfant adoptĂ©e par toute la communautĂ©. Nanon est Ă  la fois l’exception Ă  l’égalitĂ© gĂ©nĂ©rale et la personne qui rassemble tous les ĂȘtres qui composent la communautĂ©.


      20 Dans sa prĂ©face de 1868 Ă  l’Histoire de la RĂ©volution française, Michelet Ă©tablit un lien explicite entre la fĂȘte de la FĂ©dĂ©ration de 1790 et les Ă©vĂ©nements de 1848 : « Tel fut le cƓur des pĂšres aux FĂ©dĂ©rations de 90, tel fut celui des fils Ă  nos Banquets de FĂ©vrier. Journalistes, hommes politiques, professeurs, Ă©crivains, nous eĂ»mes l’élan dĂ©sintĂ©ressĂ©, gĂ©nĂ©reux, clĂ©ment et pacifique, humain17. » La lettre de Sand Ă  son fils Maurice relatant sa participation au « spectacle » de la fĂȘte de la FraternitĂ© (inspirĂ©e Ă  plusieurs titres de la fĂȘte de la FĂ©dĂ©ration de 1790) du 20 avril 1848 anticipe Ă  la fois la prĂ©face de Michelet de 1868 et le spectacle qu’elle imaginera dans Nanon en 1872 :

      La fĂȘte de la FraternitĂ© a Ă©tĂ© la plus belle journĂ©e de l’Histoire. Un million d’ñmes, oubliant toute rancune, toute diffĂ©rence d’intĂ©rĂȘts, pardonnant au passĂ©, se moquant de l’avenir, et s’embrassant d’un bout de Paris Ă  l’autre au cri de Vive la fraternitĂ©, c’était sublime. [
] Comme spectacle, tu ne peux pas t’en faire d’idĂ©e. [La fĂȘte] prouve que le peuple ne raisonne pas tous nos diffĂ©rends, toutes nos nuances d’idĂ©es, mais qu’il sent vivement les grandes choses et qu’il les veut. [
] Du haut de l’arc de l’Étoile le ciel, la ville, les horizons, la campagne verte, les dĂŽmes des grands Ă©difices dans la pluie et dans le soleil, quel cadre pour la plus gigantesque scĂšne humaine qui se soit jamais produite ! (Corr., t. VIII, p. 430)

      21 Depuis le sommet de l’Arc de triomphe en 1848, comme Nanon sur son autel en 1790, Sand a une position privilĂ©giĂ©e depuis laquelle elle peut voir un peuple unifiĂ© dans la cĂ©lĂ©bration de la fraternitĂ©. Comme la romanciĂšre fera suggĂ©rer Ă  Nanon narratrice que le « spectacle » organise les idĂ©es confuses des paysans, elle insiste en 1848 sur le fait que le peuple en fĂȘte n’a que peu d’intĂ©rĂȘt pour les diffĂ©rences idĂ©ologiques (« tous nos diffĂ©rends »), mais qu’en revanche, il sent ce que les intellectuels rĂ©publicains tels que Sand considĂšrent comme essentiel : la volontĂ© innĂ©e du peuple lui paraĂźt souveraine (« il les veut »). Cette diffĂ©rence fondamentale entre les discordes du « nous » politique et le peuple uni dans sa diversitĂ© sociale (« toute diffĂ©rence d’intĂ©rĂȘts ») est accentuĂ©e par la sĂ©paration physique entre la foule et l’observatrice, jouissant d’une perspective Ă©levĂ©e depuis le sommet de l’Arc de Triomphe. Symboliquement assise sur le siĂšge du pouvoir, Sand exprime sa sympathie pour le peuple ; elle loue la force de ceux dont l’union spirituelle survivra aux fractures idĂ©ologiques : « Courage donc, demain peut-ĂȘtre, tout ce pacte sublime jurĂ© par la multitude sera brisĂ© dans la conscience des individus ; mais aussitĂŽt que la lutte essayera de reparaĂźtre, le peuple (c’est-Ă -dire tous) se lĂšvera et dira : “Taisez-vous et marchons !” » (Corr., t. VIII, p. 431)

      22 La prĂ©dilection de Sand pour le spectacle visuel d’un million de personnes unies, toutes classes sociales et toutes origines confondues – spectacle qu’elle oppose aux nuances verbales d’une certaine Ă©lite politique –, indique que la sensibilitĂ© politique de l’écrivaine n’a pas radicalement changĂ© entre 1848 et 1872. À mesure que le roman progresse et que Nanon s’installe au moutier, elle crĂ©e une communautĂ© qui n’est pas sans rappeler la maniĂšre dont Michelet caractĂ©rise la fĂȘte de la FĂ©dĂ©ration : « la plus grande diversitĂ© [
] dans la plus parfaite unitĂ© ». Dans la communautĂ© utopique de Nanon, paysans, domestiques, bourgeois, moines et aristocrates cohabitent, plus ou moins en paix, sans perdre leur diversitĂ© d’opinion ou d’identitĂ©. Dans quelques-uns des Ă©changes les plus passionnĂ©s du roman, Nanon discute de la nature de la rĂ©volution, de la violence et du changement social avec plusieurs interlocuteurs : son oncle paysan, le moine Fructueux, le bourgeois rĂ©volutionnaire Costejoux et, bien sĂ»r, son mari et ami, l’aristocrate libĂ©ral Émilien de Franqueville. Au cours de ces conversations, Nanon est capable de crĂ©er lentement et sans l’imposer, un consensus autour de l’idĂ©e que la fin ne justifie pas les moyens et qu’une rĂ©volution durable ne passe pas par la violence. Comme pour les spectacles de l’autel Ă  la fĂȘte de la FĂ©dĂ©ration, ou la multitude Ă  la fĂȘte de la FraternitĂ©, le consensus naĂźt de la diversitĂ© d’opinions et d’interprĂ©tations. Vers la fin du roman, Nanon explique qu’elle n’est plus impliquĂ©e dans les dĂ©bats politiques :

      Il [Costejoux] est restĂ© sous ce rapport aussi jeune que mon mari. Ils n’ont pas Ă©tĂ© dupes de la rĂ©volution de Juillet. Ils n’ont pas Ă©tĂ© satisfaits de celle de FĂ©vrier. Moi qui, depuis bien longtemps, ne m’occupe plus de politique – je n’en ai pas le temps – je ne les ai jamais contredits, et, si j’eusse Ă©tĂ© sĂ»re d’avoir raison contre eux, je n’aurais pas eu le courage de le leur dire, tant j’admirais la trempe de ces caractĂšres du passĂ© [
]. (N, p. 286)

      23 En ne participant plus Ă  la vie politique, Nanon admet non seulement qu’elle n’a pas toujours raison (« si j’eusse Ă©tĂ© sĂ»re d’avoir raison »), mais surtout, elle affirme son respect pour les opinions politiques de son mari et de Costejoux, tous deux valorisĂ©s par rapport aux hommes du prĂ©sent. De plus, lorsqu’elle prĂ©tend ne plus avoir le temps de s’investir dans la politique, elle fait aussi allusion Ă  son rĂŽle de mĂ©diatrice et de nĂ©gociatrice dans le roman.

      24 La fin de Nanon remet en jeu, indirectement, les questions soulevĂ©es par le spectacle de la fĂȘte de la FĂ©dĂ©ration : la communautĂ© est construite et en mĂȘme temps divisĂ©e par la lecture comme par le caractĂšre dĂ©licat de l’équilibre entre les paysans et les citoyens instruits. Dans la derniĂšre page du roman, le narrateur anonyme qui reprend le contrĂŽle de la narration pour annoncer la mort de Nanon et ses contributions Ă  la communautĂ©, rapporte ce qui est advenu de ses cousins, Pierre et Jacques, qui reprĂ©sentaient ses derniers liens avec son passĂ© humble. Jacques, Ă  qui Nanon a appris Ă  lire, comme l’indique le narrateur, devint officier militaire, mais « [se mit] en tĂȘte de supplanter » Émilien (N, p. 287). Ayant l’usage de ses deux bras (Émilien a perdu un bras Ă  la guerre), Jacques est convaincu qu’il ferait un meilleur Ă©poux qu’Émilien et est aussi gradĂ© que lui. Il est forcĂ© de quitter le village et de s’installer ailleurs, aprĂšs avoir perturbĂ© l’harmonie collective. Le lecteur de Sand se souvient sans doute que Jacques a aidĂ© Émilien Ă  construire l’autel de la fĂȘte de la FĂ©dĂ©ration. On peut donc penser qu’il a cherchĂ© Ă  imposer sa propre interprĂ©tation de la RĂ©volution aux autres paysans. Apprendre Ă  lire lui a non seulement permis de s’élever au rang d’officier, mais l’a aussi encouragĂ© Ă  faire passer ses propres dĂ©sirs avant ceux de la communautĂ©. L’autre cousin, Pierre, demeure un ami de la famille, et son fils, « sans cesser, quoique convenablement instruit, d’ĂȘtre un paysan », Ă©pouse l’une des filles de Nanon (ibid.). Dans ce roman, la classe sociale ne constitue jamais un obstacle au succĂšs, et comme l’illustre Nanon, le bonheur et la fortune dĂ©pendent non seulement de la capacitĂ© Ă  lire, mais aussi de la volontĂ© de participer au bien de la communautĂ©.

      25 Le spectacle idyllique de la fĂȘte de la FĂ©dĂ©ration porte Ă  la fois les germes de la violence rĂ©volutionnaire (une division du public entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas lire) et sa possible rĂ©solution en une communautĂ© unifiĂ©e dans sa diversitĂ©. Ceux qui ont planifiĂ© l’évĂ©nement et qui savent lire partagent avec les participants illettrĂ©s les mĂȘme objectifs patriotiques et Ă©galitaires, mais Ă©chouent Ă  les communiquer de maniĂšre efficace jusqu’à ce que Nanon mĂ©diatise une meilleure comprĂ©hension et incarne la valeur sacrĂ©e de l’autel, annonçant ainsi son rĂŽle de fondatrice d’une nouvelle communautĂ©. Dans ce dernier grand roman de Sand, le spectacle rĂ©volutionnaire ne propose pas de signification directe ou transparente, mais sa jouissance passe par des signes visibles et des symboles qui appellent l’interprĂ©tation et surtout la lecture. C’est une communautĂ© nouvelle qui naĂźt dans l’espace entre ce qui peut ĂȘtre seulement vu et ce qui ne peut ĂȘtre que lu.

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