Communauté et sens du spectacle. La lecture dans Nanon
Le roman de George Sand, Nanon (1872), comporte un passage consacrĂ© Ă un spectacle qui met en scĂšne les tensions entre lâacte de voir et lâacte de lire dans le cadre de la RĂ©volution française, posant ainsi les rapports entre le rĂ©cit et la communautĂ©. Dans le chapitre v, Nanon, qui est aussi narratrice de son histoire, relate la cĂ©lĂ©bration de la fĂȘte de la FĂ©dĂ©ration Ă Valcreux, village fictif de la Creuse. Au cours de la cĂ©rĂ©monie, tous les habitants sont doublement unis au sein de leur commune et avec le reste de la nation ; bouleversant les hiĂ©rarchies sociales, ils affirment dans le mĂȘme temps des valeurs partagĂ©es. Un autel de gazon surmontĂ© dâune inscription commĂ©morative et dĂ©diĂ© aux fruits de la nature et au travail de la terre constitue lâattraction principale de la cĂ©rĂ©monie. Sobrement ornĂ© dâun arrangement de fleurs, de fruits, dâanimaux et dâoutils de labour, lâautel Ă©voque lâallĂ©gorie dâune abondance Ă portĂ©e de main. Le message des symboles visuels diffĂšre sensiblement de celui de lâinscription portĂ©e au bas de la croix dâĂ©pis de blĂ©, qui couronne lâautel : « Ceci est lâautel de la pauvretĂ© reconnaissante dont le travail, bĂ©ni au ciel, sera rĂ©compensĂ© sur la terre2. »
2 La signification de lâautel, prĂ©sentĂ©e de maniĂšre Ă la fois visuelle, par la mise en scĂšne de symboles et dâobjets, et de maniĂšre conceptuelle, par lâinscription-dĂ©dicace, pointe le dĂ©calage entre le petit groupe de ceux qui savent lire et la masse des spectateurs qui en sont incapables. Le sentiment euphorique dâunion, associĂ© Ă la fĂȘte de la FĂ©dĂ©ration, est ainsi troublĂ© par le spectacle de lâautel qui sĂ©pare la communautĂ© en deux groupes : dâun cĂŽtĂ©, les organisateurs du spectacle qui cherchent Ă transmettre des idĂ©es ; de lâautre, les spectateurs illettrĂ©s qui reçoivent passivement les informations. Cette communication, qui sâavĂšre problĂ©matique durant tout le spectacle, notamment Ă lâendroit de lâautel, accroĂźt paradoxalement le sentiment de communautĂ© en ce que les habitants du village participent activement Ă la crĂ©ation du sens mĂȘme de lâĂ©vĂ©nement. En analysant le rĂŽle du festival dans ce roman de Sand sur la rĂ©volution (qui inclut, dans le rĂ©cit, les rĂ©volutions de 1789, de 1830 et de 1848), je montrerai comment les pratiques dâinterprĂ©tation variĂ©es, voire concurrentes, permettent de construire une communautĂ© dĂ©mocratique, faisant de ce roman une rĂ©ponse diffĂ©rĂ©e aux dĂ©chirements et Ă la violence de la Commune de 1871.
3 Ćuvre de Sand peu connue du grand public, Nanon fut en effet publiĂ© en feuilleton un an aprĂšs la Commune, dans le quotidien Le Temps, du 7 mars au 20 avril 1872. Le roman a inspirĂ© de nombreuses Ă©tudes depuis lâimportante rĂ©Ă©dition rĂ©alisĂ©e par Nicole Mozet en 19873. RĂ©cit Ă la premiĂšre personne dans lequel la narratrice ĂągĂ©e entreprend, en 1850, lâhistoire de sa jeunesse, pendant et aprĂšs la RĂ©volution française, ce roman offre une perspective peu conventionnelle sur les Ă©vĂ©nements historiques. Dans un style simple et Ă©lĂ©gant, la narratrice raconte comment elle est parvenue Ă mettre sur pied un commerce florissant, nâayant au dĂ©part pour toute possession quâun mouton. Pour atteindre un tel succĂšs, elle apprend Ă lire, Ă prendre soin des autres et Ă©pouse le marquis de Franqueville â Ămilien, aristocrate et novice au moutier de Valcreux, qui deviendra soldat, rĂ©publicain et fermier. Dans Nanon, Sand allie le rĂ©alisme des descriptions de la vie quotidienne paysanne Ă lâidĂ©alisme des promesses de la RĂ©volution. Comme Nicole Mozet le prĂ©cise dans sa prĂ©face au roman, chaque Ă©lĂ©ment de lâhistoire est rĂ©aliste, mĂȘme si lâensemble du rĂ©cit peut apparaĂźtre improbable, voire utopique (N, p. 7). De son cĂŽtĂ©, Nancy E. Rogers reconnaĂźt que lâhistoire de la RĂ©volution française jouit dâune certaine vĂ©racitĂ© dans le roman, mais pointe un dĂ©calage entre la scĂšne historique rĂ©volutionnaire et le quotidien des paysans, privĂ©s dâinformation :
[âŠ] la disjonction entre lâexactitude historique et les effets que ces Ă©vĂ©nements majeurs ont sur les paysans de Nanon, qui sont dans lâignorance et privĂ©s dâaccĂšs aux informations fiables en provenance de la capitale, crĂ©e une distance, voire une attitude ironique, chez le lecteur4.
4 Cependant, cette distance avec le dĂ©roulement de la RĂ©volution Ă Paris, pour les paysans, et avec ce que le lecteur en connaĂźt, permet de repenser lâessence de la rĂ©volution et les possibilitĂ©s dâune future action collective. Pour interprĂ©ter les Ă©vĂ©nements tels quâils sont reconstruits et reprĂ©sentĂ©s dans le roman, il faut ainsi prĂȘter attention Ă lâensemble du contexte historique et, plus prĂ©cisĂ©ment, aux Ă©lĂ©ments qui vont Ă lâencontre des faits Ă©tablis, donc Ă la rupture avec lâhistoire telle quâelle est exposĂ©e par la fiction.
5 Dans le chapitre v, la narration offre une description de la fĂȘte de la FĂ©dĂ©ration qui est exacte, sur le plan historique, mais innove dans sa complication et sa portĂ©e pour le reste du roman. La fĂȘte rĂ©volutionnaire, qui eut lieu dans toute la France le 14 juillet 1790, constitue lâapogĂ©e de la premiĂšre phase de la RĂ©volution française. Ce fut une pĂ©riode de tranquillitĂ©, entre la grand-peur Ă laquelle Nanon fait rĂ©fĂ©rence dans le chapitre iii (N, p. 63-65), et la Terreur de 1793 qui menacera son ami et futur Ă©poux, Ămilien. Si la fĂȘte de la FĂ©dĂ©ration commĂ©morait par sa date la prise de la Bastille, elle cĂ©lĂ©brait aussi, comme son nom le suggĂšre, lâunion entre les diffĂ©rents dĂ©partements et communes composant la nation et rendait Ă©galement hommage aux gardes nationaux locaux. Ces derniers prĂȘtĂšrent serment lors de cĂ©rĂ©monies organisĂ©es partout en France durant lâhiver 1789 et le printemps 1790 : il sâagissait de fĂ©dĂ©rer les troupes pour les unir dans la dĂ©fense de la France rĂ©volutionnaire contre ses ennemis. Ă lâĂ©poque, la fĂȘte fut vĂ©cue non pas comme un Ă©vĂ©nement commĂ©moratif rejouant le passĂ©, mais plutĂŽt comme un nouveau dĂ©part5. Les directives des autoritĂ©s de Paris insistaient sur la synchronisation de la fĂȘte sur lâensemble du territoire, ainsi que sur le caractĂšre soignĂ© de ses rituels. On espĂ©rait ainsi produire un Ă©vĂ©nement qui serait vĂ©cu Ă travers tout le pays, au mĂȘme moment, et vĂ©hiculant un mĂȘme message, Ă la fois euphorique et Ă©ducatif6.
6 Bien que les fĂȘtes fussent mandatĂ©es par le pouvoir central, la mise en scĂšne en Ă©tait laissĂ©e Ă la discrĂ©tion des communes, qui utilisĂšrent les ressources disponibles sur place et les coutumes traditionnelles pour exprimer Ă leur maniĂšre leur vision de la RĂ©volution7. Dans Nanon, la fĂȘte de Valcreux cĂ©lĂšbre la FĂ©dĂ©ration en insistant davantage sur le sentiment dâunitĂ© nationale, et moins sur le besoin dâune dĂ©fense nationale, qui Ă©tait pourtant lâobjectif premier de la FĂ©dĂ©ration. Nanon le prĂ©cise clairement : « [âŠ] lâon se rĂ©jouissait surtout dâavoir une seule et mĂȘme loi pour toute la France, et il [Ămilien] me fit comprendre que, de ce moment, nous Ă©tions tous enfants de la mĂȘme patrie. » (N, p. 76) Pour la commune de Valcreux, comme dans de nombreux villages en France, la fĂȘte offrait lâoccasion dâaffirmer le nouvel idĂ©al dâĂ©galitĂ© prĂŽnĂ© par la RĂ©volution. Quel que soit leur rang social, tous les rĂ©sidents du village de Nanon participent Ă lâĂ©vĂ©nement, y compris les anciens seigneurs des fermiers, les moines du moutier, qui bĂ©nissent les festivitĂ©s Ă contrecĆur. Selon Mona Ozouf, la nature dĂ©mocratique de la fĂȘte fut, en grande partie, une illusion puisque, dans la plupart des cas, la sĂ©paration entre les classes sociales fut maintenue, quand les femmes et le peuple nâen furent pas purement et simplement exclus8. En faisant de son Valcreux fictif un village trĂšs pauvre, sans bourgeois, et dirigĂ© par des moines, Sand prĂ©sente la fĂȘte de la FĂ©dĂ©ration comme un moment dâharmonie entre la rhĂ©torique dĂ©mocratique de la RĂ©volution et lâexpĂ©rience commune du peuple.
7 Dans le roman, les festivitĂ©s commencent par un banquet modeste au cours duquel les paysans apportent du pain et un peu de vin. Un imposant autel est ensuite dĂ©voilĂ© et Ămilien prononce un discours. Enfin, le banquet sâachĂšve avec lâannonce de la dĂ©cision, prise par lâensemble du village, de faire de Nanon la propriĂ©taire de sa maison en guise de rĂ©compense pour son travail et sa bontĂ©, geste qui permet aussi de faire un premier essai pour lâacquisition des biens nationaux9. Les Ă©tapes de la fĂȘte sâenchaĂźnent et culminent avec la joie de Nanon qui ne peut croire Ă sa bonne fortune. Pourtant, câest le dĂ©voilement surprise de lâautel par Ămilien, durant le banquet, qui constitue le moment central des festivitĂ©s :
[O]n vit une maniĂšre dâautel en gazon, avec une croix au faĂźte, mais formĂ©e dâĂ©pis de blĂ© bien agencĂ©s en tresses. Au-dessous, il y avait des fleurs et des fruits les plus beaux quâon avait pu trouver ; le petit frĂšre [Ămilien] ne sâĂ©tait pas fait faute dâen prendre aux parterres et aux espaliers des moines. Il y avait aussi des lĂ©gumes rares de la mĂȘme provenance, et puis des produits plus communs, des gerbes de sarrasin, des branches de chĂątaigniers avec leurs fruits tout jeunes, et puis des branches de prunellier, de senellier, de mĂ»rier sauvage, de tout ce que la terre donne sans culture aux petits paysans et aux petits oiseaux. Et enfin, au bas de lâautel de gazon, ils avaient placĂ© une charrue, une bĂȘche, une pioche, une faucille, une faux, une cognĂ©e, une roue de char, des chaĂźnes, des cordes, des jougs, des fers de cheval, des harnais, un rĂąteau, une sarcloire [sic], et finalement une paire de poulets, un agneau de lâannĂ©e, un couple de pigeons, et plusieurs nids de grives, fauvettes et moineaux avec les Ćufs ou les petits dedans . (N, p. 77)
8 Jacques, le cousin de Nanon, et Ămilien, ainsi que quelques autres hommes fabriquent un autel de bric et de broc en trois jours, puis ils le recouvrent de branches et de fagots afin de le cacher jusquâau banquet. Ce tableau plutĂŽt humble correspond Ă une esthĂ©tique allĂ©gorique, typique de lâimagerie rĂ©volutionnaire, dans la mesure oĂč il est composĂ© des objets rĂ©els et naturels quâil est censĂ© reprĂ©senter. La forme de lâautel peut Ă©galement Ă©voquer les nombreux autels Ă©rigĂ©s Ă lâoccasion des fĂȘtes tout au long de la RĂ©volution, notamment les monticules couverts dâherbe ou les pyramides qui furent dressĂ©s Ă Paris ou Ă Lyon pour la fĂȘte de la FĂ©dĂ©ration.
9 Sand fournit au lecteur quelques indices sur lâapparence de lâautel par lâĂ©numĂ©ration de la longue liste des objets variĂ©s qui le dĂ©corent. La concurrence entre les symboles chrĂ©tiens, ceux de la RĂ©volution et ceux de lâAntiquitĂ©, le tout combinĂ© Ă la banalitĂ© des matĂ©riaux utilisĂ©s, amĂšne Nanon Ă suggĂ©rer quâil y avait quelque chose dâun peu maladroit, ou du moins de comique, dans ce « trophĂ©e bien rustique ». Comme pour sâexcuser, elle loue la maniĂšre dont il est ornĂ© et ajoute : « Ă prĂ©sent que je suis vieille, je nâen ris point. » (ibid.) Cet autel rustique, et par certains cĂŽtĂ©s risible, que le lecteur est censĂ© imaginer, est aussi lâobjet qui incarne toutes les nobles idĂ©es de la RĂ©volution.
10 Si le lecteur demeure incertain quant Ă la maniĂšre dâinterprĂ©ter cet autel, les paysans le sont encore plus. Lâobjectif mĂȘme de ce « spectacle », selon Nanon, est dâorganiser les pensĂ©es dĂ©sordonnĂ©es du paysan pour son propre bien : « Il faut au paysan qui regarde avec indiffĂ©rence le dĂ©tail quâil voit Ă toute heure, un ensemble qui attire sa rĂ©flexion en mĂȘme temps que ses yeux et qui lui rĂ©sume ses idĂ©es confuses par une sorte de spectacle10. » (ibid.) Lâautel rassemble des objets tirĂ©s du quotidien du paysan, lui apprend Ă regarder (ou plutĂŽt Ă ne pas ĂȘtre indiffĂ©rent aux dĂ©tails), et oriente sa pensĂ©e en lui offrant un miroir et une synthĂšse de ses idĂ©es qui, sans cadre reprĂ©sentatif, restent « confuses » pour lui. Et pourtant les paysans demeurent aussi perplexes devant le spectacle, que les lecteurs Ă la description de Nanon. Les spectateurs accueillent dâabord lâautel en silence, soit parce quâils sont surpris par son aspect pour le moins singulier, comme le prĂ©cise Nanon, soit parce quâils nâen comprennent pas la signification. En tout cas, selon Nanon, ils ne sont en mesure de formuler aucun sentiment : « Il y eut dâabord un grand silence quand on vit une chose si simple, que peut-ĂȘtre on avait rĂȘvĂ©e plus mystĂ©rieuse, mais qui plaisait sans quâon pĂ»t dire pourquoi. » (ibid.)
11 De son cĂŽtĂ©, Nanon interprĂšte mieux le spectacle parce quâelle peut lire lâinscription qui surmonte les objets : « Moi, jâen comprenais un peu plus long, je savais lire et je lisais lâĂ©criture placĂ©e au bas de la croix dâĂ©pis de blĂ© ; mais je le lisais des yeux, jâĂ©tais toute recueillie [âŠ]. » (ibid.) Nanon comprend mieux le spectacle, non pas parce quâelle peut lire lâinscription, puisquâelle « lisai[t] des yeux », Ă©tant « recueillie » et pensive, mais plutĂŽt parce quâelle sait tout simplement lire. Bien avant cet Ă©pisode, quand Ămilien lui enseigne lâalphabet et les bases de la lecture, elle prĂ©tend pouvoir dĂ©sormais tout voir diffĂ©remment, mĂȘme la nature, comme si la simple connaissance des signes linguistiques lui avait ouvert les portes de lâinterprĂ©tation du monde naturel (N, p. 70). Nanon distingue deux maniĂšres de lire, ou plutĂŽt deux interprĂ©tations : la lecture visuelle des objets et symboles de lâautel (« je lisais des yeux »), et la lecture graphique de lâinscription (« je lisais lâĂ©criture »). Cette capacitĂ© Ă lire Ă deux niveaux, Ă Ă©voluer entre les registres interprĂ©tatifs et sociaux, annonce la fonction de mĂ©diatrice que jouera Nanon et qui lui permettra de construire une communautĂ© durable autour dâelle, Ă la fin du roman.
12 Les paysans qui peuvent voir lâautel mais ne peuvent lire lâinscription, le lecteur qui peut lire la description mais ne peut voir lâautel, et Nanon qui peut faire les deux mais demeure prise dans lâĂ©motion du moment et ne peut donc pas le comprendre complĂštement, tous obtiennent finalement une explication lorsque Ămilien demande Ă Nanon de lire Ă haute voix lâinscription sur la plaque : « Ceci est lâautel de la pauvretĂ© reconnaissante dont le travail, bĂ©ni au ciel, sera rĂ©compensĂ© sur la terre. » (N, p. 78) Ă lâoccasion dâune fĂȘte rĂ©volutionnaire qui devait cĂ©lĂ©brer la prise de la Bastille (Ă sa date du 14 juillet) et la confĂ©dĂ©ration des gardes nationaux, Ămilien et ses amis consacrent quant Ă eux un autel Ă la pauvretĂ©, au travail et Ă leurs rĂ©compenses sur terre. AprĂšs cette explication verbale, la foule laisse Ă©chapper un long « Ah !⊠» que Nanon dĂ©crit « comme la respiration dâune grande fatigue aprĂšs tant dâannĂ©es dâesclavage », mais qui pourrait aussi ĂȘtre un « ah ah ! » exprimant leur satisfaction de comprendre enfin la signification de lâautel (ibid.). La confusion du paysan â et celle du lecteur â se comprend, Ă©tant donnĂ© la difficultĂ© Ă lier la signification de lâinscription, le symbolisme visuel de lâautel et le contexte politique de la fĂȘte. Pourquoi choisir de consacrer un autel au travail et Ă la pauvretĂ© pendant une fĂȘte censĂ©e cĂ©lĂ©brer lâunitĂ© nationale ?
13 Le sens de lâinscription, comme celui de lâautel, sâĂ©clairent alors dans la mesure oĂč elle affirme que la RĂ©volution a rendu possible la rĂ©compense de tout travail, par opposition avec lâAncien RĂ©gime oĂč les moines paresseux du moutier sâappropriaient les richesses produites par les paysans. AprĂšs la lecture de Nanon, la foule en liesse verse une libation sur lâautel, mais quelques « critiques » veulent parfaire le tableau en plaçant une « Ăąme chrĂ©tienne » au-dessus des bĂȘtes figurant dans lâautel. Ămilien, bien sĂ»r, choisit Nanon Ă la grande surprise de cette derniĂšre, et la mĂšne sous la croix, au sommet de lâautel, devenu « autel de la patrie » (la mĂȘme formule dĂ©signant lâautel Ă Paris), plutĂŽt que « reposoir », ce qui montre lâĂ©change entre le sacrĂ© patriotique et le sacrĂ© religieux. Ă nouveau, les paysans sont dĂ©concertĂ©s par le geste dâĂmilien, mais cette fois, ils lâadmettent ouvertement : « Il y eut un Ă©tonnement sans fĂącherie, car personne ne mâen voulait [Ă Nanon], mais le paysan veut que tout lui soit expliquĂ©. » (ibid.) Si lâautel, lâinscription et la fĂȘte constituent un ensemble peu cohĂ©rent, le choix de Nanon comme reprĂ©sentation allĂ©gorique du sacrĂ© est incomprĂ©hensible pour les paysans.
14 Ămilien justifie alors longuement son choix dans un discours oĂč il explique que Nanon est la plus pauvre de la commune, quâen dĂ©pit de son jeune Ăąge, elle travaille « comme une femme » et surtout quâelle apprend vite et enseignera Ă lire Ă dâautres. Depuis la mise en vente des biens nationaux, il Ă©tait devenu indispensable de lire des documents de toute sorte. Nanon, en enseignant Ă lire aux autres, devrait permettre Ă chacun de bĂ©nĂ©ficier des fruits de la RĂ©volution. Le discours dâĂmilien parvient Ă convaincre les paysans du mĂ©rite de Nanon et de son droit Ă incarner les idĂ©aux de lâautel. Ainsi, les membres de lâassemblĂ©e collectent un pĂ©cule qui permet Ă Nanon de devenir la propriĂ©taire de sa maison et dâĂȘtre la premiĂšre « acquĂ©reuse » dâun bien national dans son village.
15 Ă mesure que se dĂ©roule la fĂȘte de la FĂ©dĂ©ration, les paysans acceptent les explications diverses dâĂmilien par lâintermĂ©diaire de Nanon qui lit lâinscription, puis incarne la signification allĂ©gorique de lâautel. Prise par la cĂ©lĂ©bration de lâunitĂ©, lâassemblĂ©e oublie bien vite les divergences dâinterprĂ©tation de lâautel, de la fĂȘte et du rĂŽle symbolique de Nanon. Cependant, une lecture plus attentive du texte permet de montrer que la confusion initiale partagĂ©e par le lecteur et les spectateurs provient des contradictions inhĂ©rentes au spectacle mĂȘme, Ă savoir la diffĂ©rence entre ses significations visuelle et Ă©crite.
16 En effet, la signification de lâinscription ne correspond que partiellement au spectacle de lâautel et Ă son incarnation allĂ©gorique en la personne de Nanon. Si lâon relit la description initiale de lâautel, avant mĂȘme que Nanon ne lise lâinscription, on se rend compte que le travail est associĂ© Ă des symboles peu pertinents dans lâautel dĂ©corĂ© de jolies fleurs, de fruits, de quelques « lĂ©gumes rares », tous dĂ©robĂ©s par Ămilien dans le jardin des moines, ainsi que par des branches dâarbres fruitiers sauvages : « tout ce que la terre donne sans culture aux petits paysans et aux petits oiseaux » (N, p. 77, je souligne). Au bas de lâautel, juxtaposĂ©s Ă ces produits naturels rĂ©cupĂ©rĂ©s ici et lĂ , se trouvent une charrue, une bĂȘche, une pioche, une brouette, des chaĂźnes et des fers Ă cheval. On note ainsi un dĂ©calage entre le haut et le bas de lâautel, car aucun de ces outils de labour nâa Ă©tĂ© nĂ©cessaire Ă la culture ou Ă la cueillette du trĂ©sor disposĂ© sur lâautel. Enfin, des poulets, un jeune agneau, des pigeons et une variĂ©tĂ© de nids dâoiseaux sont placĂ©s Ă cĂŽtĂ© des outils de labour. Il ne sâagit donc pas de bĂȘtes de somme telles que le cheval ou le bĆuf, mais plutĂŽt dâanimaux dont on peut tirer de la nourriture sans trop de travail11.
17 Tout comme lâautel dâĂmilien ne remplit pas vraiment les deux buts politiques de la fĂȘte de la FĂ©dĂ©ration, lâincarnation en Nanon de la pauvretĂ©, du travail et de la rĂ©compense bien mĂ©ritĂ©e est problĂ©matique Ă certains Ă©gards. Au dĂ©but du roman, lâhĂ©roĂŻne est en effet une bergĂšre nâayant quâun seul mouton, nommĂ© Rosette. Nonobstant lâeffort quâexigeaient les tĂąches de la pastourelle, lâĂ©tat de bergĂšre Ă©tait aussi associĂ©, dans le contexte culturel du xviiie siĂšcle, Ă la notion de loisir. Nanon est dâailleurs bergĂšre dans ce qui dĂ©bute comme un roman pastoral. Bien entendu, le roman de Sand est plus rĂ©aliste que LâAstrĂ©e dâHonorĂ© dâUrfĂ©, mais le temps de la diĂ©gĂšse est contemporain du Hameau de Marie-Antoinette Ă Versailles. La pastorale exclut certes le travail pĂ©nible, mais cette exclusion permet justement Ă lâhĂ©roĂŻne dâavoir un loisir productif. Nanon demande Ă Ămilien, qui peut Ă peine lire lui-mĂȘme, de lui enseigner tout ce quâil sait. La vie de Nanon sâen trouve transformĂ©e ; elle peut dĂ©sormais abstraire des idĂ©es Ă partir dâobservations empiriques, faire de lâarithmĂ©tique, apprendre Ă lire aux autres, tracer un itinĂ©raire sur une carte et, enfin, tenir les comptes de sa future fortune. Rien de cela nâaurait Ă©tĂ© possible sans le temps libre quâautorise lâĂ©tat de bergĂšre. Dans La Nuit des prolĂ©taires, Jacques RanciĂšre a notĂ© combien les activitĂ©s intellectuelles auxquelles sâadonne lâouvrier du xixe siĂšcle pendant son temps libre dĂ©stabilisaient la hiĂ©rarchie des classes prĂ©sentĂ©e comme naturelle ; Sand, qui avait vigoureusement soutenu les poĂštes ouvriers, comprenait bien lâimportance sociale des pratiques culturelles des humbles et des ouvriers. Bien que le roman de Nanon soit situĂ© dans le cadre paysan, lâanalyse de Jacques RanciĂšre est pertinente pour lâhĂ©roĂŻne et sa promotion sociale. De pastorale, le texte de Nanon se transforme en roman sur la RĂ©volution et le travail, tandis que le personnage Ă©ponyme utilise sa seule ressource, son temps libre (otium), pour sâinvestir dans le travail intellectuel des Ă©lites, le nĂ©goce (neg-otium) et lâĂ©criture.
18 La fĂȘte de la FĂ©dĂ©ration et son autel enseignent ainsi aux habitants de Valcreux comment un changement de perspective, produit par un nouveau moyen de lire et dâinterprĂ©ter le monde, peut mener Ă lâĂ©mancipation. La dĂ©finition du spectacle comme ensemble qui attire « en mĂȘme temps » les yeux et la rĂ©flexion des paysans et lui « rĂ©sume ses idĂ©es confuses » prend un tout autre sens lorsque Nanon en devient le symbole. Tout comme Nanon utilise le temps libre quâoffre son occupation pour sâinstruire, lâautel met en scĂšne des objets quotidiens et expose de nouvelles chances de prospĂ©ritĂ© puisque les biens du moutier, dont les terres, sont dĂ©sormais disponibles pour tous : les fruits et les fleurs dĂ©robĂ©s aux moines en attestent dĂ©jĂ la rĂ©alitĂ©. Par sa lecture et son incarnation, Nanon permet aux paysans de comprendre lâautel, comme elle leur enseignera plus tard Ă lire des textes. Ce nâest quâen sâunissant que les habitants du village, officiellement nommĂ© « commune » par la RĂ©volution, pourront rĂ©colter les fruits du travail de tous. Ă travers le chapitre v, chacun des participants de la fĂȘte contribue Ă la comprĂ©hension de lâĂ©vĂ©nement : les moines, avec leur bĂ©nĂ©diction et leur tribut, involontaire, de fruits, fleurs et lĂ©gumes pour lâautel ; Ămilien, par la maniĂšre dont il a arrangĂ© lâautel et inscrit le message sur la plaque, et par sa dĂ©cision de choisir Nanon ; Nanon elle-mĂȘme, grĂące Ă sa lecture de lâinscription pour les paysans illettrĂ©s et son interprĂ©tation pour le lecteur, puis son rĂŽle dâallĂ©gorie ; et surtout, le reste des paysans avec leurs demandes dâexplication, leurs suggestions pour amĂ©liorer lâautel et leur rĂ©action collective qui suggĂšre quâil y va de bien plus que dâune simple rĂ©ponse affective Ă lâĂ©vĂ©nement. Cette participation active de tous permet dâassocier Ă la fĂȘte une variĂ©tĂ© de sens, Ă la fois politique, social et religieux. Conçues au dĂ©part pour dicter aux paysans quoi penser, la fĂȘte et ses Ă©tapes deviennent un texte ouvert Ă la lecture, Ă lâinterprĂ©tation et Ă la discussion de chacun.
19 La fĂȘte de la FĂ©dĂ©ration mise en scĂšne dans Nanon, avec son spectacle construit sur le sentiment dâunitĂ© communautaire et sur un dĂ©bat dĂ©mocratique animĂ©, trouve son origine non seulement dans la RĂ©volution française, mais aussi dans la volontĂ© de Sand de comprendre les victoires et les dĂ©faites de 1848 et la violence de la Commune de 187112. En rejouant ce qui est souvent considĂ©rĂ© comme lâun des moments les plus exaltants de la premiĂšre rĂ©volution, son roman suggĂšre quâune communautĂ© ne peut se fonder que sur lâunitĂ© de but et sur la diversitĂ© dâopinion. Selon Arthur Mitzman, la description de la fĂȘte de la FĂ©dĂ©ration dans Nanon doit beaucoup au chapitre xi du livre III de lâHistoire de la RĂ©volution française de Jules Michelet. Partageant le mĂȘme style, les deux textes mettent lâaccent sur lâinclusion dĂ©mocratique qui caractĂ©risent les diverses fĂȘtes dans toute la France13. Dans un compte rendu lyrique, Michelet, qui assimile la fĂȘte de la FĂ©dĂ©ration Ă un « miracle », dĂ©crit la maniĂšre dont les jeunes et les moins jeunes, les riches et les pauvres, Ă travers toutes les rĂ©gions, sâunirent pour lâĂ©vĂ©nement afin de crĂ©er « la plus grande diversitĂ© (provinciale, locale, urbaine, rurale, etc.) dans la plus parfaite unitĂ©14 ». Pour Michelet, lâun des faits les plus remarquables est que les femmes, dâhabitude exclues des rituels politiques, participĂšrent avec la plus grande passion, quâelles fussent « appelĂ©es ou non appelĂ©es15 ». Ces femmes affirmaient ainsi avec force leur droit Ă jouer un rĂŽle dans les cĂ©lĂ©brations politiques. AprĂšs un passage lyrique dans lequel il exprime la valeur universelle de la fĂȘte comme « solennel banquet de la libertĂ© », lâhistorien termine son chapitre par de multiples anecdotes sur les fĂȘtes dans toutes les rĂ©gions et en commence un nouveau avec le rĂ©cit dâune pratique qui eut lieu dans de nombreux villages, celle de placer sur les autels des enfants, ainsi « adoptĂ©s » par la communautĂ© et couverts de cadeaux et de bĂ©nĂ©dictions16. Ces commentaires de Michelet permettent de mieux comprendre le personnage de Nanon qui, malgrĂ© son statut de jeune fille, se retrouve au cĆur de lâattention publique par son rĂŽle spirituel sur lâautel, avant de devenir une enfant adoptĂ©e par toute la communautĂ©. Nanon est Ă la fois lâexception Ă lâĂ©galitĂ© gĂ©nĂ©rale et la personne qui rassemble tous les ĂȘtres qui composent la communautĂ©.
20 Dans sa prĂ©face de 1868 Ă lâHistoire de la RĂ©volution française, Michelet Ă©tablit un lien explicite entre la fĂȘte de la FĂ©dĂ©ration de 1790 et les Ă©vĂ©nements de 1848 : « Tel fut le cĆur des pĂšres aux FĂ©dĂ©rations de 90, tel fut celui des fils Ă nos Banquets de FĂ©vrier. Journalistes, hommes politiques, professeurs, Ă©crivains, nous eĂ»mes lâĂ©lan dĂ©sintĂ©ressĂ©, gĂ©nĂ©reux, clĂ©ment et pacifique, humain17. » La lettre de Sand Ă son fils Maurice relatant sa participation au « spectacle » de la fĂȘte de la FraternitĂ© (inspirĂ©e Ă plusieurs titres de la fĂȘte de la FĂ©dĂ©ration de 1790) du 20 avril 1848 anticipe Ă la fois la prĂ©face de Michelet de 1868 et le spectacle quâelle imaginera dans Nanon en 1872 :
La fĂȘte de la FraternitĂ© a Ă©tĂ© la plus belle journĂ©e de lâHistoire. Un million dâĂąmes, oubliant toute rancune, toute diffĂ©rence dâintĂ©rĂȘts, pardonnant au passĂ©, se moquant de lâavenir, et sâembrassant dâun bout de Paris Ă lâautre au cri de Vive la fraternitĂ©, câĂ©tait sublime. [âŠ] Comme spectacle, tu ne peux pas tâen faire dâidĂ©e. [La fĂȘte] prouve que le peuple ne raisonne pas tous nos diffĂ©rends, toutes nos nuances dâidĂ©es, mais quâil sent vivement les grandes choses et quâil les veut. [âŠ] Du haut de lâarc de lâĂtoile le ciel, la ville, les horizons, la campagne verte, les dĂŽmes des grands Ă©difices dans la pluie et dans le soleil, quel cadre pour la plus gigantesque scĂšne humaine qui se soit jamais produite ! (Corr., t. VIII, p. 430)
21 Depuis le sommet de lâArc de triomphe en 1848, comme Nanon sur son autel en 1790, Sand a une position privilĂ©giĂ©e depuis laquelle elle peut voir un peuple unifiĂ© dans la cĂ©lĂ©bration de la fraternitĂ©. Comme la romanciĂšre fera suggĂ©rer Ă Nanon narratrice que le « spectacle » organise les idĂ©es confuses des paysans, elle insiste en 1848 sur le fait que le peuple en fĂȘte nâa que peu dâintĂ©rĂȘt pour les diffĂ©rences idĂ©ologiques (« tous nos diffĂ©rends »), mais quâen revanche, il sent ce que les intellectuels rĂ©publicains tels que Sand considĂšrent comme essentiel : la volontĂ© innĂ©e du peuple lui paraĂźt souveraine (« il les veut »). Cette diffĂ©rence fondamentale entre les discordes du « nous » politique et le peuple uni dans sa diversitĂ© sociale (« toute diffĂ©rence dâintĂ©rĂȘts ») est accentuĂ©e par la sĂ©paration physique entre la foule et lâobservatrice, jouissant dâune perspective Ă©levĂ©e depuis le sommet de lâArc de Triomphe. Symboliquement assise sur le siĂšge du pouvoir, Sand exprime sa sympathie pour le peuple ; elle loue la force de ceux dont lâunion spirituelle survivra aux fractures idĂ©ologiques : « Courage donc, demain peut-ĂȘtre, tout ce pacte sublime jurĂ© par la multitude sera brisĂ© dans la conscience des individus ; mais aussitĂŽt que la lutte essayera de reparaĂźtre, le peuple (câest-Ă -dire tous) se lĂšvera et dira : “Taisez-vous et marchons !” » (Corr., t. VIII, p. 431)
22 La prĂ©dilection de Sand pour le spectacle visuel dâun million de personnes unies, toutes classes sociales et toutes origines confondues â spectacle quâelle oppose aux nuances verbales dâune certaine Ă©lite politique â, indique que la sensibilitĂ© politique de lâĂ©crivaine nâa pas radicalement changĂ© entre 1848 et 1872. Ă mesure que le roman progresse et que Nanon sâinstalle au moutier, elle crĂ©e une communautĂ© qui nâest pas sans rappeler la maniĂšre dont Michelet caractĂ©rise la fĂȘte de la FĂ©dĂ©ration : « la plus grande diversitĂ© [âŠ] dans la plus parfaite unitĂ© ». Dans la communautĂ© utopique de Nanon, paysans, domestiques, bourgeois, moines et aristocrates cohabitent, plus ou moins en paix, sans perdre leur diversitĂ© dâopinion ou dâidentitĂ©. Dans quelques-uns des Ă©changes les plus passionnĂ©s du roman, Nanon discute de la nature de la rĂ©volution, de la violence et du changement social avec plusieurs interlocuteurs : son oncle paysan, le moine Fructueux, le bourgeois rĂ©volutionnaire Costejoux et, bien sĂ»r, son mari et ami, lâaristocrate libĂ©ral Ămilien de Franqueville. Au cours de ces conversations, Nanon est capable de crĂ©er lentement et sans lâimposer, un consensus autour de lâidĂ©e que la fin ne justifie pas les moyens et quâune rĂ©volution durable ne passe pas par la violence. Comme pour les spectacles de lâautel Ă la fĂȘte de la FĂ©dĂ©ration, ou la multitude Ă la fĂȘte de la FraternitĂ©, le consensus naĂźt de la diversitĂ© dâopinions et dâinterprĂ©tations. Vers la fin du roman, Nanon explique quâelle nâest plus impliquĂ©e dans les dĂ©bats politiques :
Il [Costejoux] est restĂ© sous ce rapport aussi jeune que mon mari. Ils nâont pas Ă©tĂ© dupes de la rĂ©volution de Juillet. Ils nâont pas Ă©tĂ© satisfaits de celle de FĂ©vrier. Moi qui, depuis bien longtemps, ne mâoccupe plus de politique â je nâen ai pas le temps â je ne les ai jamais contredits, et, si jâeusse Ă©tĂ© sĂ»re dâavoir raison contre eux, je nâaurais pas eu le courage de le leur dire, tant jâadmirais la trempe de ces caractĂšres du passĂ© [âŠ]. (N, p. 286)
23 En ne participant plus Ă la vie politique, Nanon admet non seulement quâelle nâa pas toujours raison (« si jâeusse Ă©tĂ© sĂ»re dâavoir raison »), mais surtout, elle affirme son respect pour les opinions politiques de son mari et de Costejoux, tous deux valorisĂ©s par rapport aux hommes du prĂ©sent. De plus, lorsquâelle prĂ©tend ne plus avoir le temps de sâinvestir dans la politique, elle fait aussi allusion Ă son rĂŽle de mĂ©diatrice et de nĂ©gociatrice dans le roman.
24 La fin de Nanon remet en jeu, indirectement, les questions soulevĂ©es par le spectacle de la fĂȘte de la FĂ©dĂ©ration : la communautĂ© est construite et en mĂȘme temps divisĂ©e par la lecture comme par le caractĂšre dĂ©licat de lâĂ©quilibre entre les paysans et les citoyens instruits. Dans la derniĂšre page du roman, le narrateur anonyme qui reprend le contrĂŽle de la narration pour annoncer la mort de Nanon et ses contributions Ă la communautĂ©, rapporte ce qui est advenu de ses cousins, Pierre et Jacques, qui reprĂ©sentaient ses derniers liens avec son passĂ© humble. Jacques, Ă qui Nanon a appris Ă lire, comme lâindique le narrateur, devint officier militaire, mais « [se mit] en tĂȘte de supplanter » Ămilien (N, p. 287). Ayant lâusage de ses deux bras (Ămilien a perdu un bras Ă la guerre), Jacques est convaincu quâil ferait un meilleur Ă©poux quâĂmilien et est aussi gradĂ© que lui. Il est forcĂ© de quitter le village et de sâinstaller ailleurs, aprĂšs avoir perturbĂ© lâharmonie collective. Le lecteur de Sand se souvient sans doute que Jacques a aidĂ© Ămilien Ă construire lâautel de la fĂȘte de la FĂ©dĂ©ration. On peut donc penser quâil a cherchĂ© Ă imposer sa propre interprĂ©tation de la RĂ©volution aux autres paysans. Apprendre Ă lire lui a non seulement permis de sâĂ©lever au rang dâofficier, mais lâa aussi encouragĂ© Ă faire passer ses propres dĂ©sirs avant ceux de la communautĂ©. Lâautre cousin, Pierre, demeure un ami de la famille, et son fils, « sans cesser, quoique convenablement instruit, dâĂȘtre un paysan », Ă©pouse lâune des filles de Nanon (ibid.). Dans ce roman, la classe sociale ne constitue jamais un obstacle au succĂšs, et comme lâillustre Nanon, le bonheur et la fortune dĂ©pendent non seulement de la capacitĂ© Ă lire, mais aussi de la volontĂ© de participer au bien de la communautĂ©.
25 Le spectacle idyllique de la fĂȘte de la FĂ©dĂ©ration porte Ă la fois les germes de la violence rĂ©volutionnaire (une division du public entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas lire) et sa possible rĂ©solution en une communautĂ© unifiĂ©e dans sa diversitĂ©. Ceux qui ont planifiĂ© lâĂ©vĂ©nement et qui savent lire partagent avec les participants illettrĂ©s les mĂȘme objectifs patriotiques et Ă©galitaires, mais Ă©chouent Ă les communiquer de maniĂšre efficace jusquâĂ ce que Nanon mĂ©diatise une meilleure comprĂ©hension et incarne la valeur sacrĂ©e de lâautel, annonçant ainsi son rĂŽle de fondatrice dâune nouvelle communautĂ©. Dans ce dernier grand roman de Sand, le spectacle rĂ©volutionnaire ne propose pas de signification directe ou transparente, mais sa jouissance passe par des signes visibles et des symboles qui appellent lâinterprĂ©tation et surtout la lecture. Câest une communautĂ© nouvelle qui naĂźt dans lâespace entre ce qui peut ĂȘtre seulement vu et ce qui ne peut ĂȘtre que lu.