• À l’université de Beir Zeit, en Cisjordanie, la « résistance » comme seul horizon politique
    Christophe Gueugneau | 31 octobre 2023 | Mediapart
    https://www.mediapart.fr/journal/international/311023/l-universite-de-beir-zeit-en-cisjordanie-la-resistance-comme-seul-horizon-

    BeirBeir Zeit (Cisjordanie occupée).– « Je voudrais juste ajouter quelque chose à propos de moi. » L’entretien avec Sa’d Nimer, professeur de sciences politiques à l’université palestinienne de Beir Zeit, en Cisjordanie, touche à sa fin. La pipe du sexagénaire fume, posée sur un petit présentoir, sur son bureau.

    « Vous êtes assis en face d’un terroriste, dit-il en se penchant en avant. J’ai passé huit ans en prison, huit ans de ma vie, huit ans. » Sa première arrestation par l’armée israélienne a eu lieu en 1974. Sa’d Nimer avait 15 ans. Cette année-là, Yasser Arafat avait tenu son premier discours aux Nations unies, des manifestations avaient eu lieu dans toute la Cisjordanie. « C’était ma première arrestation, je suis resté six mois en prison. »

    Un deuxième passage en prison de six mois puis un autre, long de sept ans, suivront. Mais c’est bien cette première peine qui a changé la vie de Sa’d Nimer. « Je voulais devenir ingénieur en électronique, mais en prison, j’ai discuté avec les autres, et voilà, je suis devenu politicien, philosophe et politicien. » Le professeur estime que son cas n’a rien d’exceptionnel : « C’est ce qui arrive à tous les Palestiniens. » Il explique : « Que pense un enfant de 6 ans, de 10 ans, qui voit son père se faire battre par les soldats israéliens, qui voit sa maison démolie ? Pensez-vous que lorsqu’il sera grand, il voudra jouer du violon ? »

    Sa’d Nimer enseigne depuis 2011 les sciences politiques à l’université de Beir Zeit, l’un des plus grands établissements d’enseignement en Cisjordanie. Environ 11 000 personnes y étudient. Le campus est construit sur les hauteurs de la ville de Beir Zeit, à quelques kilomètres au nord de Ramallah, « capitale » de la Cisjordanie palestinienne.

    Depuis ses bâtiments, on aperçoit la campagne palestinienne à l’ouest, et plus loin encore, la « Ligne verte », séparation entre la Cisjordanie occupée et l’État d’Israël. En 2004, l’université de Beir Zeit a eu un rôle important dans la naissance du mouvement BDS, « Boycott, Disinvestment, Sanctions ».

    Comme il le dit, le parcours de Sa’d Nimer n’a rien d’étonnant ni d’inattendu : 40 % des hommes palestiniens connaissent la prison israélienne à un moment ou un autre de leur vie. La grande majorité pour des activités ou des liens avec des partis politiques ou des associations militantes. En juillet dernier, l’ONU estimait le nombre de détenu·es palestinien·nes dans les prisons israéliennes à 5 000, dont 160 enfants, et 1 100 personnes en détention administrative.

    Les arrestations se sont encore accélérées depuis le 7 octobre. Entre cette date et le 30 octobre, selon la Commission des affaires des détenus, 1 680 personnes ont été arrêtées en Cisjordanie, dont 17 journalistes, 13 membres de conseils municipaux et 49 femmes. 620 ont été placées en détention administrative.
    Huit étudiants arrêtés en septembre

    La détention administrative est une incarcération sans procès ni inculpation, alléguant qu’une personne envisage de commettre une infraction, explique l’ONG B’Tselem sur son site internet. L’individu peut être emprisonné pour une durée de six mois, renouvelable si le commandement militaire a des « motifs raisonnables de croire » qu’un maintien en détention est toujours nécessaire. Les professeur·es d’université, comme d’autres intellectuel·les, sont particulièrement visé·es. L’université de Beir Zeit a même été totalement fermée pendant quatre ans, de 1988 à 1992, sur ordre de l’armée israélienne.

    Les étudiantes et étudiants sont également visés. Le 24 septembre à l’aube, des dizaines de membres des forces spéciales israéliennes, soutenus par des véhicules militaires, ont pénétré sur le campus et procédé à l’arrestation de huit d’entre eux, dont le président élu du conseil des étudiant·es, Abdulmajid Hassan. L’armée israélienne et l’agence du renseignement intérieur Shin Bet ont affirmé à la presse israélienne que ces arrestations étaient liées à « une enquête sur les cellules du groupe terroriste palestinien du Hamas dans les établissements d’enseignement palestiniens ».

    En fait de cellules, il est fort à parier que l’armée se soit basée sur les résultats des dernières élections étudiantes au sein de l’université. Au printemps, le Bloc islamique, affilié au Hamas, a remporté 25 des 51 sièges à pourvoir, devant le groupe affilié au Fatah (20 sièges) et le bloc représentant la gauche (6 sièges). Peu de temps auparavant, les élections universitaires dans l’autre grand établissement de Cisjordanie, l’université An-Najah, à Naplouse, avaient donné des résultats similaires.

    « C’est une chose dont nous sommes fiers à l’université, explique Sa’d Nimer, même avant la naissance de l’Autorité palestinienne [lors des accords d’Oslo en 1993 et 1995 – ndlr] : nous avons toujours eu un conseil étudiant élu. » En l’absence d’élections en Cisjordanie depuis 2006, ces scrutins étudiants ont valeur de sondage politique à l’échelle de la Palestine.
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    En l’absence d’Abdulmajid Hassan, président du Conseil des étudiants arrêté en septembre et toujours détenu, le conseil est présidé par Mohammad Arman. Lui-même avait été arrêté en 2022 et a passé neuf mois en détention. « [Le 7 octobre,] nous étions fiers de ce que la résistance avait accompli. Non pas que nous soutenions le meurtre d’innocents, mais je pense que la résistance n’a pas tué d’enfants innocents, n’a pas décapité d’enfants, n’a pas violé de femmes. Tout ça, c’est la propagande d’Israël », affirme l’étudiant, en dépit du fait que les massacres du Hamas ont été largement documentés. L’étudiant ne voit pas ces attaques comme le début d’une guerre mais comme « le résultat de soixante-quinze années d’oppression ».

    Depuis les attaques, Mohammad Arman ne peut que constater que la répression en Cisjordanie s’est accélérée. « Ici aussi, en Cisjordanie, des enfants ont été tués, mais par l’armée israélienne, dit-il. L’autre jour, une famille qui récoltait des olives a été attaquée, un homme a été abattu. Et là, ne me parlez pas du Hamas. Cet homme, ce n’était pas le Hamas ! »

    Tout cela justifie, selon lui, les cris de joie qui ont accompagné les attaques du 7 octobre. « Tous les partis, le Hamas, le Fatah, même Shaabi [le parti de gauche – ndlr], tout le monde était fier de ce que la résistance a accompli. Car défendre sa terre, ce n’est pas être terroriste. »

    Le jeune homme est particulièrement remonté contre l’Autorité palestinienne, qui n’est, selon lui, qu’un « outil entre les mains des occupants ». « Certains disent que l’Autorité palestinienne est faible, mais ce n’est pas vrai, elle n’est pas faible. Elle dispose de 70 000 soldats. Mais ces soldats ne servent qu’à une chose, à protéger l’occupant israélien. »
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    « L’humeur actuelle est au soutien total au Hamas , confirme le professeur de sciences politiques Sa’d Nimer. Toutefois, il convient de définir ce qu’est le Hamas, c’est important parce qu’il y a un malentendu, un énorme malentendu dans le monde. »

    L’enseignant souligne d’abord que le Hamas, ce n’est pas Daech, l’État islamique, contrairement à ce que dit le gouvernement israélien ou même à ce que semble penser Emmanuel Macron. « Le Hamas, c’est une organisation militaire islamique, une organisation de libération qui ne fait rien en dehors de la Palestine, explique-t-il. De ce point de vue, on ne peut pas dire qu’il s’agit de terroristes, parce qu’ils ne font que mener un combat à l’intérieur de terres qu’ils considèrent occupées. »

    Mais ce n’est pas seulement pour cela que le Hamas jouit d’une telle aura auprès des Palestinien·nes, selon le politiste. « Le Hamas est aussi une organisation orientée vers la base, il y a des gens qui soutiennent le Hamas dans toutes les strates de la société. Et ce n’est pas seulement un groupe de militants dont on pourrait se débarrasser, cela me semble impossible. » Sa’d Nimer estime que l’organisation a fait son nid « dans le cœur et l’esprit des gens, dans chaque famille ».

    Tareq M Sadeq est professeur d’économie et chercheur en macroéconomie à Beir Zeit. Dans un français parfait, il explique d’abord la montée du Hamas par la « faiblesse structurelle de l’Autorité palestinienne dès son origine, à savoir les accords d’Oslo ». « Ses marges de manœuvres étaient limitées dès l’origine, et l’Autorité se trouvait contrainte par l’occupation, pas seulement le gouvernement, mais au sens large l’administration civile, dit-il. Dès l’origine, l’Autorité palestinienne se trouvait privée de vrai rôle politique. »

    À quoi s’ajoutent, selon lui, plus récemment, le blocus de la bande de Gaza, le déploiement exponentiel des colonies en Cisjordanie – « qui ont doublé plusieurs fois en trente ans » – et, surtout, l’absence de tout horizon politique au conflit.

    « Avant même le 7 octobre, avant cette guerre, il était clair pour tous les Palestiniens qu’il n’existait plus de processus de paix, expose-t-il, et il était tout aussi clair que la stratégie d’Israël, c’est de ne jamais accepter un État palestinien. » L’économiste partage avec ses compatriotes la certitude qu’une solution à deux États est aujourd’hui tout à fait illusoire. « S’il reste une solution, c’est celle d’un État binational, démocratique et fédéral », veut-il espérer.

    Avant de revenir à la réalité : « Je pense plutôt qu’il n’y a plus de solution du tout. Au vu de l’état de la société israélienne en ce moment, de la montée du racisme et du colonialisme, une acceptation des Palestiniens avec des droits égaux à ceux des Israéliens, c’est totalement illusoire, et cela signifie que le conflit va durer encore longtemps. »

    Tareq M Sadeq s’inquiète particulièrement pour la jeunesse palestinienne. Car à tous ces maux politiques s’ajoute une condition économique désastreuse. Le taux de chômage parmi les jeunes, en particulier les jeunes diplômés, est de 50 % en Cisjordanie, de plus de 70 % à Gaza, souligne-t-il. « Et même ceux qui finissent par trouver un travail, souvent cela ne suffit pas pour vivre correctement », estime le professeur d’économie, qui souligne que les jeunes diplômés quittent quand ils le peuvent et dès qu’ils le peuvent, leur pays.

    À l’aune du climat actuel, où la parole propalestinienne tend à être discréditée, si ce n’est prohibée, une telle fuite vers l’extérieur pourrait devenir de plus en plus difficile. Bouchant un peu plus l’avenir de la jeunesse palestinienne.

    Christophe Gueugneau

    #7oct23