• Défendre les prisonniers russes : en Ukraine, des avocats aux confins de l’État de droit | Mediapart
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    Juger l’ennemi, l’idée paraît bonne : quoi de mieux que la justice pour punir et obtenir réparation sans verser dans la vengeance ? À l’épreuve des faits, l’ambition se révèle terriblement complexe, pour l’Ukraine aujourd’hui comme pour d’autres démocraties avant elle.
    La principale erreur a consisté à considérer chaque soldat russe capturé comme un suspect. Pour les autorités ukrainiennes, l’agression russe violant la charte des Nations unies, tous ceux qui participaient à cette transgression étaient des criminels. Le droit international humanitaire pose cependant un principe fondamental, parfois énoncé comme « l’immunité du combattant » : « Pour un combattant, la simple participation aux hostilités ne fait pas l’objet de poursuites judiciaires ; seules les violations graves du droit humanitaire (les crimes de guerre) le font », explique le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) dans son dernier commentaire de la troisième convention de Genève, sur les prisonniers de guerre. 

    L’idée est la suivante : « Un combattant enrôlé a le devoir de rendre ce service à l’État, il n’a pas à répondre des crimes de l’État sur lesquels il n’a pas de prise », précise Achille Després, porte-parole du CICR à Kyiv. L’illégalité de l’agression russe contre l’Ukraine ne transforme donc pas automatiquement chaque soldat russe en criminel. Ce principe ne les exonère pas de leur responsabilité pénale individuelle en cas de crime de guerre.

    Il n’empêche pas non plus de détenir tous les ennemis capturés, mais cette « rétention » doit obéir, dans l’esprit du droit international humanitaire, à une stricte logique de « nécessité militaire » : les éloigner du champ de bataille pour qu’ils ne participent plus aux hostilités, et non pas les priver de liberté pour les punir d’avoir commis un crime.
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    « Moi je ne suis pas quelqu’un qui fait semblant juste pour cocher une case. Je ne défends pas à moitié. Si je prends une affaire, je fais ce qu’il faut », lâche Oksana Sokolovska, d’une voix qu’on imagine aisément faire trembler les prétoires mais qui résonne dans son petit cabinet vide en rez-de-chaussée d’un immeuble du centre de Kyiv. Cette avocate de 40 ans a représenté l’un des tout premiers militaires russes jugés en Ukraine en 2015.

    C’était une autre époque, la société était très polarisée, et certainement moins unie et mature qu’aujourd’hui. Oksana Sokolovska a vécu un enfer : « Je sentais la pression des services de sécurité. Mon appartement a été fouillé. Une enquête a été ouverte contre moi par le parquet militaire. Le procureur à sa tête prétendait que j’étais un agent du Kremlin. Les médias ukrainiens étaient contre moi, des anonymes me critiquaient et m’insultaient sur Internet. On nous associait complètement à nos clients, on était coupables parce qu’on les défendait. »

    L’affaire a pris un tournant dramatique lorsque le deuxième avocat de la défense saisi dans cette affaire, Yuri Grabovski, a été enlevé, torturé et assassiné en mars 2016 (deux hommes seront condamnés sans que les commanditaires soient identifiés à ce jour). C’est Oksana Sokolvska qui l’avait convaincu de prendre le dossier… « Aujourd’hui, je ne le referais pas. Mieux vaut passer pour incompétente qu’enterrer ses amis. »
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    « La durée de la peine importe peu, car ils seront échangés », souffle Oksanna Sokolovska. Cette politique de Kyiv, qui fait du retour de ses prisonniers de guerre une priorité, est bien accueillie par ces auxiliaires de justice. « Pour le moment, peut-être que faire revenir les Ukrainiens est plus important [que la justice – ndlr] », avance Oleksandr Baranov, après un temps de réflexion.

    « C’est sans l’ombre d’un doute plus important de récupérer les nôtres vivants que de faire purger leur peine aux criminels de guerre », tranche Viktor Osyannikov. Lorsqu’il assurait la défense du soldat Shishimarin, ses camarades de l’armée l’incitaient à faire en sorte qu’il soit échangé contre un maximum de prisonniers ukrainiens. « En tant qu’Ukrainien, je préfère qu’ils soient échangés », abonde à son tour Andriy Domansky. Même en cours de procédure, même si les condamnés échappent ainsi à leur peine. La priorité reste de sauver des Ukrainiens, pour défendre l’Ukraine.