#jenesuispasfollevoussavez

  • ne veut pas de nouveaux souvenirs, vains dieux, combien de fois devra-t-elle le répéter ? Il n’y a plus de place disponible pour ça dans sa caboche, le disque dur est saturé — elle a déjà suffisamment de choses à ruminer pour pouvoir le faire pendant mille ans. D’autant qu’elle sait bien comment elle fonctionne, hein : les nouveaux souvenirs ne viendraient pas se substituer aux anciens, non non non, il s’y ajouteraient et les dénatureraient, augmentant d’autant le capharnaüm qui règne dans sa tête.

    Elle ne veut pas de nouveaux souvenirs alors c’est aussi pour cela qu’elle ne vit pas, ou qu’elle vit peu, qu’elle vit le moins possible. De quoi pourrait-elle bien se rappeler, de sa non-existence actuelle ? Concrètement ses ultimes minutes sur Terre lui apparaîtraient comme un gros bloc de néant bien compact dans lequel seule sa mémoire est encore active : si dans un hypothétique au-delà elle devait vraiment se rappeler quelque chose de maintenant, elle pourrait uniquement se rappeler que ce fut un temps durant lequel elle se rappelait d’autres temps. Se souvenir que l’on s’est souvenue — une mise en abîme dont elle aurait conscience et qui ne ferait qu’accroître son désarroi.

    Allez, courage, plus que dix à douze minutes à tenir avant de se retrouver six pieds sous terre, et ensuite ce sera au tour de ses hagiographes de classer tout ça.

    #JeNeSuisPasFolleVousSavez.

  • trouve ça drôle... Non parce que normalement elle la « visualise », la musique, pas tout à fait sous forme de spectre ou de fractale mais plutôt comme un assemblage fluctuant de formes simples un peu à la manière des films dadas de Richter ou Fishinger auxquels on aurait ajouté la couleur — des farandoles de lignes, de triangles, de ronds et de rectangles se déplaçant dans un espace à deux dimensions.

    Or là en tombant incidemment sur le très célèbre « Apache » des Shadows (merci l’algorithme !) ce ne sont pas des figures expressionnistes que ses oreilles voient, mais le fameux « Petit train de la mémoire », interlude qui fit naguère les beaux jours de l’ORTF. Pourquoi cette exception ? Mystère et boule de gomme — il n’empêche que dans sa tête elle a presque réussi à résoudre le rébus qui en l’occurrence n’existait pas.

    Dans le temps il lui aurait certainement fallu faire usage de psilocybine ou de diéthyllysergamide pour en arriver là, mais la vieillesse est décidément le plus puissant des psychotropes.

    #JeNeSuisPasFolleVousSavez.

  • a rêvé qu’elle peignait, cette nuit, elle a rêvé qu’elle peignait de grandes toiles un peu « à la Staël » — du faussement vite fait, trois coups de brosse, de larges à-plats, quelque chose à la frontière entre l’impressionnisme et l’abstrait. C’est rigolo parce que c’est exactement à l’opposé de ce qu’elle tentait de réaliser durant les quelques (lointaines) années où elle-même s’escrimait à se faire passer pour l’artissssss’ qu’elle n’a jamais été : elle elle était une laborieuse, une tâcheronne, elle se perdait dans des zigouigouis qui lui faisaient oublier l’ensemble, elle avait le nez collé sur sa feuille, elle n’avait pas de vue globale de son « travail ». Le geste parfait qui tombe pile-poil au bon endroit, ce n’était pas pour elle ; elle n’avait pas de génie, elle appliquait des règles mal comprises, elle en bavait et ça se voyait.

    D’ailleurs dans son rêve elle avait un bras démesuré et peignait très loin de la toile pour pouvoir la voir tout le temps toute entière. C’est un truc qu’il faisait, Staël, aussi ? Aussi étrange que cela puisse paraître elle n’y avait jamais réfléchi, à ça, au fait de savoir si l’on avait déjà tenté de procéder à des mesures anthropométriques pour vérifier si les impressionnistes ou les abstraits ont des bras plus longs que par exemple les expressionnistes ou les pompiers. Pardon ? Oui, bon, d’accord, ce type de questionnements ça fait un peu nazie ou Bertillon.

    N’empêche, elle va aller farfouiller sur Internet pour voir ce qu’elle peut trouver à ce sujet — la distance physique entre l’œuvre et l’artissssss’ pendant que cellui-ci la produit. C’est un bon sujet d’étude et de rumination pour les dix à douze minutes qui lui restent à vivre, ça, non ? En tout cas ça prouve même sur son lit de mort la vieille Garreau demeure viscéralement kimilsungiste-kimjongiliste-kimjonguniste : pour des gens comme elle c’est toujours la Science qui prévaut.

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  • avait toujours plus ou moins considéré le cerveau comme étant un muscle, mais voilà qu’elle apprend stupéfaite que non seulement ce n’est pas vrai mais qu’en plus les muscles, eux, sont en revanche bel et bien des muscles qui existent et non pas un bobard que l’on raconte aux mioches pour qu’iels mangent leur soupe.

    « Saperlipopette ! », s’exclama-t-elle alors avant de se demander si, n’ayant elle-même jamais réussi à être ni intellectuelle ni manuelle ni sportive ni sociale, elle ne serait pas passée à côté de deux-trois petits trucs au cours de sa trop longue vie.

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  • aime bien rester à observer longuement la rivière quand l’eau est pile-poil à ce niveau ; en cas d’étiage la totalité de la flotte passe évidemment sous le petit pont, en cas de crue elle le submerge allègrement jusqu’à le rendre invisible, mais des jours comme aujourd’hui elle l’affleure juste, vous voyez, l’eau bute sur la structure, il y en a peut-être trois ou quatre centimètres qui passent dessus, le reste dessous, mais ce qui est intéressant c’est l’eau indécise, celle qui se cogne sur la pierre du tablier, provoque un petit remous, une vaguelette qui remonte brièvement le courant avant de retenter sa chance quelques instants plus tard.

    La vieille punkàchienne se demande à chaque fois si les gouttes choisissent librement leur trajectoire et leur destin, et le cas échéant comment elles s’organisent et s’y prennent. Sont-ce des choix individuels ou collectifs, en discutent-elles entre elles longtemps en amont, y a-t-il des prédispositions, est-ce que la façon dont l’une d’elle tombe d’un nuage ou jaillit de la source détermine déjà la façon dont elle va (ou non) franchir l’obstacle, est-ce que se nouent des drames dont tout ce qui n’est pas goutte d’eau ne peut avoir la moindre idée ?

    Bien sûr plus elle les observe et moins elle sait. Elle n’est certaine que d’un truc : que ce soit pour le flux d’une rivière comme pour le reste, si l’on croit comprendre quelque chose au moindre phénomène c’est qu’on ne l’a pas encore assez regardé.

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  • vous demande pardon ? Ah si, oui, bien sûr, elle a beau être une dictateuse cruelle et sanguinaire ça lui fait quand même un petit quelque chose, prétendre l’inverse serait mentir — or on peut mentir à tout le monde sauf à un Lectorat. Bref, au début elle voulait seulement nettoyer sa messagerie, vous voyez, n’effacer que les centaines voire milliers de « Cc sa va », « T belle », « T ou moi 69 » et autres « Tu veux voir la fusée de Jeff Bezos » qu’elle a reçus (et superbement ignorés) en seize années d’utilisation de Messenger®. Et puis finalement voilà qu’elle supprime tout, enfin tout ce qui date de plus d’un mois, c’est fastidieux parce sur ce service on ne peut pas tout faire d’un seul coup, on est obligée de sélectionner les « conversations » une par une et de refaire toute la procédure à chaque fois. Cependant le pli est vite pris : c’est une sorte de taylorisme et faute de pouvoir mécaniser la machine on se mécanise soi-même : sélectionner, effacer, confirmer, sélectionner, effacer, confirmer, sélectionner, effacer, confirmer... elle parvient à en faire une douzaine par minute, s’il y avait une contremaîtresse en bout de chaîne celle-ci la féliciterait, elle est devenue une stakhanoviste de la suppression des messages.

    Les relit-elle avant de les enlever ? Ha ha, non, bien sûr que non, ça ferait baisser la cadence. D’ailleurs elle ne les retire pas de sa mémoire, hein, elle retire seulement un des chemins d’accès à cette dernière. Tout reste vraisemblablement stocké dans un coin de ses neurones — et dans un serveur informatique situé au fin fond de Calcutta ou de la Vallée du Silicone. Seulement voilà : quand la vieille Garreau sera morte, c’est-à-dire d’ici dix à douze minutes, et que ses opposant·e·s politiques entreprendront de fouiller son ordinateur, iels n’y trouveront plus rien. Enfin peut-être que si si ce sont des as en informatique, mais sinon non. En dehors de ce qui est public sur les réseaux, ce sera mystère et boule de gomme : on ne saura ni qui elle aurait pu aimer, ni avec qui elle a frayé, ni ce qu’elle a comploté.

    Bien sûr tout ça elle ne va pas le raconter sur sa page Facebook, ça pourrait vexer des abonné·e·s — or elle n’est pas là pour vexer quiconque. De toute façon effacer les traces ne signifie pas que l’on renie ce qui fut : cela signifie seulement que l’on sait qu’on ne se baigne jamais deux fois dans la même rivière et que l’on veut arriver toute nue au Paradis.

    #JeNeSuisPasFolleVousSavez.

    • Zut ! Y’aura donc pas de NicoleGarreauLeaks. Dommage pour la démocratie. Mais c’est cohérent. On se consolera avec notre imagination de lecteurice et ta relation avec la fusée de Jeff Bezos.

  • s’assoupit en écoutant sur Arte Radio le « Bookmakers » consacré à Constance Debré. A-t-elle déjà confessé tout le bien qu’elle pense de cette écrivaine ? Oui, elle l’a déjà évoquée dans deux ou trois dazibaos — grâce aux outils de recherche de Facebook le Lectorat qui s’y intéresserait retrouvera sans peine.

    Bon, la prosatrice n’a pas la même voix que dans son imagination (d’ailleurs, depuis quand imagine-t-on la voix des gens qui écrivent des bouquins ?), elle l’aurait voulue plus dure, plus rocailleuse, mais qu’importe : le propos est tout à la fois sensé, blasé, chirurgical et désinvolte, la meuf au pedigree lourd comme un âne mort se définit elle-même comme « le Baron de Charlus option Sid Vicious » et tout à coup la vieille Garreau se rêve en Nancy Spungen.

    Multicentenaire et toujours des élans de midinette. Bah, après tout elle s’en fiche : le sommeil la guette, elle va s’endormir en compagnie d’une de ses auteuses contemporaines préférées.

    En conséquence de quoi elle prie pour périr cette nuit durant son sommeil.

    #JeNeSuisPasFolleVousSavez.

  • est bien embêtée : en se levant dès potron-jacquet elle a l’habitude de relire ses propres dazibaos de la veille afin d’obtenir une information précise et objective sur les plus récents soubresauts du monde, mais comme elle n’a presque rien rédigé hier elle se retrouve aujourd’hui dans l’ignorance la plus totale.

    Bah, tant pis, elle va fouiller dans ses archives ; de toute façon avec ces racailles de Sapiens Sapiens l’Histoire bégaye perpétuellement et rien ne change jamais.

    #JeNeSuisPasFolleVousSavez.

  • se réveille péniblement, salue avec dévotion la chienne qui désormais ne bouge quasiment plus, elle salue les rats, pleure la petite-souris-qui-vivait-sous-l’évier qui n’est jamais revenue, elle salue les scutigères véloces, les punaises de lit dont elles se gavent, le chat errant autour de la thébaïde ; elle salue le sol, le ciel, le Soleil s’il est là, la Lune si elle n’est pas encore couchée, elle fait un petit signe de la main à l’arbre qui pousse devant la fenêtre et lui dit de faire ce qu’il veut, elle le rassure, elle ne lui en veut pas pour la lumière qu’il lui dérobe — d’ailleurs elle n’a aucun droit sur celle-ci, la propriété c’est du vol et cette lumière n’est pas à elle.

    Peut-être que tout cela ressemble à une prière ? Peut-être devient-elle animiste maintenant qu’elle est à l’article de la Mort ? En tout cas elle se trouve rudement bien entourée, pour quelqu’une qui se prétend anachorète.

    #JeNeSuisPasFolleVousSavez.

  • est la première surprise, lorsqu’elle passe accidentellement devant un miroir : sa peau est maintenant presque cuivrée — elle qu’on surnommait « Cachet d’aspirine » il y a encore peu ! Mais bon, il faut dire que des décennies à ne travailler et ne « vivre » que la nuit ça n’aidait pas beaucoup à colorer son teint diaphane.

    Et d’ailleurs même durant les rares moments où elle voyait le jour elle évitait l’ensoleillement comme la peste : non qu’elle craignait la lumière elle-même mais la lumière c’était là où il y avait des gens, or les Sapiens Sapiens lui flanquent des nausées — alors pour ne pas risquer de les croiser elle restait toute seule planquée à l’ombre. Mais désormais, avec leur dérèglement climatique à la noix et les soixante-dix degrés Celsius en plein hiver, la situation s’est inversée ! Maintenant c’est justement l’ombre que tous ces blaireaux recherchent ! Donc pour les tenir à distance, quand elle est dehors elle elle va s’exposer en plein Soleil, c’est aussi simple que ça !

    Bon, après il faut relativiser, vieille et fripée comme elle l’est il est évident qu’elle ne bronze que partiellement : il n’y a que le haut des crevasses qui voit la lumière, le fond jamais — si elle tirait sur son épiderme elle ressemblerait probablement à une zébrelle ou une Colonne de Buren.

    Mais quand même, quand même... quelle vie de patachonne...

    #JeNeSuisPasFolleVousSavez.

  • confessera qu’au nom de la nécessaire adelphie reliant entre elleux les dictateuses et dictateurs d’envergure, les conditions de l’excursion de son camarade Jong-un en Désunion Soviétique la remplissent d’aise : à une époque de « toujours plus bling-bling toujours plus vite » où tout le monde ne se déplace plus qu’en Spoutnik ou en hologrammes, son romantique petit Kim adoré voyage à contre-courant et traverse majestueusement les steppes et forêts du Primorié à bord d’un joli train blindé roulant au ralenti — pas plus de soixante kilomètres par heure lui a-t-on promis —, un bras à la fenêtre et sifflotant l’Aegukka. À Pyongyang on ne fait pas dans le greenwashing, en bon modèle pour la planète le Leader Suprême ne prend jamais l’avion.

    Vous le savez, sur Facebook (et sur SeenThis) la Garreau ramène toujours tout à elle et fatalement elle se reconnaît encore une fois dans cette image d’autocrate cruel(le) et sanguinaire arpentant avec nonchalance les étendues désertiques. Est-ce que cela ne relève pas d’un processus similaire lorsqu’elle-même se livre à sa petite promenade quotidienne sur le sentier derrière chez elle, marchant à 0,0000021 kilomètre-heure arc-boutée sur son déambulateur et apparemment indifférente à l’agitation comme au bourdonnement du reste du monde ? Oh, bien sûr, elle ce n’est pas pour aller admirer un lever de Soleil en compagnie de l’inénarrable Poupou sur une quelconque plage de Vladivostok, non, c’est seulement parce qu’elle a promis à sa vieille chienne que tant qu’elles seraient toutes les deux à peu près capables de sortir un peu elle l’emmènerait tous les jours lire et rêvasser au bord de l’eau. Mais est-ce fondamentalement si différent ?

    Garreau ou Kim, Kim ou Garreau, vous constaterez que si entre tyran(ne)s les aboutissants divergent parfois légèrement, les tenants, eux, restent identiques : en toutes situations les dignitaires de leur trempe ne se départent de leur auguste immobilisme que pour adopter la plus extrême lenteur — seule attitude qui corresponde à leur rang et qui soit apte à témoigner de leur incommensurable Pouvoir.

    Et ça, quelque part, c’est beau.

    #MamieNicoleCommenteEncoreLActualitéAlorsQuElleAvaitDitQuElleArrêtait.
    #JeNeSuisPasFolleVousSavez.

  • découvre petit à petit que sa non-vie est aussi une vie, et que si elle y survivait elle aurait plus tard des souvenirs poignants de ses non-aventures dans le néant : une ombre, une lumière, une odeur, un infime bruit extérieur perçu à travers ses acouphènes ont pour elle le même impact que celui qu’ont les plus grandiloquentes épopées pour une Isabelle Eberhardt ou une Dora l’Exploratrice.

    Elle a réduit son existence au point que n’importe quel détail y devient un événement ; à l’approche de la fin du monde une telle économie de moyens aurait assurément mérité des applaudissements — or elle n’est qu’une vieille sorcière à qui l’on jette des cailloux.

    C’est pour ça qu’elle semble maintenant si pressée que le Grand Algorithme Fou la rappelle à ses côtés.

    #JeNeSuisPasFolleVousSavez.