Le coup des TERF d’entrée de jeu, évidemment…
– J’ai tendance à trouver cette histoire de « matérialisme trans » assez artificielle (ici, en l’introduisant comme une réponse aux critiques venues des TERFs, ça aurait même le don de la rendre encore plus artificielle). C’est pas inintéressant, parce que pourquoi pas, classe sociale des hommes et des femmes, donc la transition comme changement de classe sociale, mais je ne trouve pas ça concluant pour autant. Par analogie : personne racisée, on peut aussi considérer qu’il s’agit de classe sociale, et dans ce cas, Michael Jackson qui se blanchissait, certes c’est sa liberté, mais est-ce la façon de dépasser le racisme que la lutte contre la négrophobie a envie de promouvoir ? Et à l’inverse, je pourrais décider d’avoir l’apparence d’une personne noire, et revendiquer ainsi que j’ai changé de classe sociale, et prétendre qu’ainsi je lutte contre les stéréotypes racistes et ce cis-patriarcho-raço-capitalisme qui ne reconnaît qu’une seule façon d’être noir ou blanc. Ce que je veux dire par là c’est qu’en introduisant la question de la classe sociale, certes on se donne un vocabulaire différent, mais je n’ai pas vraiment l’impression qu’on réponde à grand chose non plus avec ça.
– J’ai l’impression qu’on reste encore à la question de l’identité tout en prétendant la dépasser : il s’agit toujours d’expliquer pourquoi elle est « une femme comme les autres » (c-à-d. autant qu’une femme cis). Ici non pas parce qu’elle se ressentirait de l’identité femme, mais parce qu’elle appartiendrait désormais objectivement à la classe sociale des femmes. Encore une fois, ça semble toujours largement déterminé par le fait qu’elle veut répondre à une critique des TERFs, à savoir si elle est complètement une femme, donc au final une question d’identité.
– Il y a deux passages où j’ai trouvé qu’elle allait particulièrement vite et de manière pas du coup convaincante, sur des questions qu’elle introduit elle-même et alors que je ne suis même pas certain qu’il était indispensable d’aller par là. (1) Elle pose la question de savoir pourquoi, si ce n’est pas une question d’identité personnelle, une personne deviendrait trans : c’est il me semble là qu’elle utilise l’expression « bébé trans », et de mémoire c’est expédié en deux phrases et je n’ai pas trouvé ça bien intéressant. (2) Et l’autre passage franchement flottant qu’elle expédie vite fait, c’est qu’elle serait physiquement femme après la transition, et il n’y aurait que les chromosomes qui ne seraient pas modifiables, mais que de toute façon les chromosomes ne sont si importants que ça ; là c’est super-super léger (euphémisme). Ne serait-ce que parce qu’elle dit elle-même qu’on choisit soi-même son niveau de transition, donc là elle n’est pas loin de décrire qu’une « vraie » trans serait une personne opérée, alors qu’elle soutenait le contraire juste avant (le méchant médecin qui ne veut pas « fabriquer des brésiliennes »). Et surtout parce que ça fait l’impasse sur les caractères sexuels primaires, c’est-à-dire liés à la reproduction, et justement c’est ce qui pour les féministes est largement considéré comme le fondement du patriarcat : les hommes contrôlent le système reproductif des femmes.
– Et surtout puisqu’elle annonce qu’elle se positionne comme répondant aux TERFs, il me semble qu’elle évite totalement les critiques habituelles. La question de l’identité et la critique de la théorie du genre sont évidemment importantes (déjà discuté ici). Mais ce qu’on entend largement, ce sont des problèmes « pratiques », sur l’impact que les revendications trans posent. La question de l’identité sexuelle ou de troubles psys qui risquent d’être détournés en « solution » trans (filles qui refusent les stéréotypes de genre, adolescent·es homosexuel·es, prévalence de troubles autistiques, hypothèse de la contagion sociale…), alors que la dysphorie de genre était un phénomène ultra-minoritaire. Lié à cette question de « simplifier » en transidentité ce qui pourrait relever d’autre chose, la question des bloqueurs de puberté, voire des opérations chirurgicales, avant l’âge adulte. Ensuite les risques que la simple « autodéclaration » fait peser sur les espaces féminins (toilettes, vestiaires, prisons). Puis la question du sport féminin, et le problème de l’inégalité de force physique entre mâles et femelles humaines. Mais aussi les conséquences sur l’exploitation des femmes qu’impliquent la prostitution et la GPA (autres revendications habituelles).
– C’est d’ailleurs un intérêt de son intervention : en évacuant la question de l’identité personnelle, elle évacue aussi le fait que les TERFs, en critiquant la théorie du genre, seraient en train de nier l’identité même des gens, et de ce fait ça ouvrirait la porte à se comporter de manière un peu moins insultante. Par contre, elle introduit l’idée de matérialisme, mais ce faisant, elle se limite à la question de son identité de classe, mais elle occulte en quoi « matériellement », justement, certaines revendications du transactivisme impactent la classe sociale des femmes (perturbation du suivi statistique des inégalités liées au sexe, espaces protégés des femmes, protection contre les prédateurs, survie du sport féminin de haut niveau, exploitation et violence de la prostitution, marchandisation par la GPA). Et évidemment on dénonce d’entrée de jeu les médecins réactionnaires, mais on évacue les risques de la médicalisation (hormonale voire chirurgicale) précoce des adolescents. Donc « maintenant j’appartiens à la classe sociale des femmes », mais j’évacue les risques que certaines de des revendications trans impliquent pour cette « classe sociale » des femmes, des lesbiennes et des adolescent·es. (Et bien sûr je commence mon discours en insultant des femmes féministes, sinon je ne serais pas féministe.)