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  • Du Donbass à la Crimée | Les abeilles grises
    https://www.en-attendant-nadeau.fr/2022/03/30/donbass-crimee-kourkov

    C’est une entreprise vertigineuse que de lire l’ample roman d’Andreï Kourkov, Les abeilles grises, tout en suivant les événements qui se déroulent dans son pays, l’Ukraine. Deux parallèles : l’une qui s’appellerait la fiction, l’autre la réalité, pour tenter de vaincre une autre « irréalité », celle poussée par le Kremlin et sa langue orwellienne.

    Kourkov a choisi la fiction, qui permet de rester à égale distance des deux lignes d’affrontement et surtout d’approcher le conflit à hauteur d’homme. Chez son « héros », tout respire la modestie : Sergueïtch est un petit homme, citoyen ordinaire et dernier habitant d’une petite localité, la Mala Starogradivka, où il réside avec son ami/ennemi, Pachka. L’un habite rue Lénine, l’autre rue Chevtchenko, deux pancartes qui vont être interverties pour mieux correspondre à leurs affinités respectives. On est en 2014, au début du conflit dans le Donbass, et la vie d’avant est tenace comme les bouffées d’égoïsme et les vieilles rancunes. Comment se protéger ou planquer ses modestes provisions ? Ces moments où l’on se dit encore, quand une vitre explose dans le voisinage : « qu’importe, ce n’est pas la mienne », où l’on se demande à quoi bon « faire le premier pas » vers l’ami/ennemi auquel on n’adresse plus la parole. Mais un cadavre, qui gît au loin, intrigue, même s’il n’est pas « des nôtres ».

    Ces interstices entre paix et guerre ne vont pas tarder à voler en éclats ; ces moments suspendus réduisent peu à peu à l’essentiel sentiments, gestes, décisions. Et, au sein de cet essentiel, figurent les abeilles de Sergueïtch. Elles représentent son vivant à lui, il leur témoigne attachement, respect, soin, compréhension. Il leur faut un peu de chaleur et des fleurs pour produire ce précieux nectar doré qui pourra ensuite être échangé contre l’eau ou un peu de nourriture. Mais les voilà soudainement effrayées par le bruit des obus qui éclatent alentour, puis prisonnières de ces ruches, dont une sera prise « par les autorités » pour de vagues raisons sanitaires, tandis que les autres deviendront grises comme la zone du même nom.

    Dans ce parallèle entre le récit du conflit et celui de Kourkov, se glissent mille coïncidences, depuis les échanges par SMS qui se résument à une question liminaire : « vivant ? » et une réponse : « Vivant. » Seule change une ponctuation qui devient existentielle. Les transpositions se font sans même qu’on s’en aperçoive : ce n’est plus seulement le Donbass, mais tout le pays qui est entré dans la bataille que mène en minuscule l’homme et sa ruche. Sa guerre, c’est la nôtre...

    • « Paix sur la terre aux hommes de bonne volonté. » Sergueïtch, un retraité silicosé vivant dans un village abandonné de la zone grise, entre l’armée ukrainienne et les forces séparatistes, est cet homme de bonne volonté. Son existence est malmenée par la guerre, évoquée comme un souvenir traumatisant et une menace latente. Canonnades, snipers et mines forment l’horizon des deux seuls habitants, Sergueïtch et son ennemi d’enfance, Pachka. Leur rapprochement progressif dans l’adversité, sur fond d’hiver mordant, est le premier signe d’une fraternité humaine toujours possible. Peu de morts dans ce roman, mais chaque cadavre porte le destin de sa communauté, tandis que beaucoup d’autres signes parlent de la discorde et de l’enrôlement dans la violence. Dès lors, comment vivre ? Les réponses apportées à cette question révèlent toute la puissance du romancier, toujours ami des âmes candides. Son héros est apiculteur et le soin de ses abeilles règle toute sa vie, faite de miel et de cendres. Pour les défendre, il entame l’été venu un périple avec ses ruches, franchissant les postes-frontières dans sa guimbarde. Commence alors une pastorale qui raconte la communion avec la nature, les rituels de campement et deux rencontres avec des femmes de paix. L’auteur excelle à dépeindre le bonheur comme routine et la routine comme bonheur, le dénuement comme ascétisme. Souvenirs et rêves amplifient les accords grinçants ou harmonieux de ces journées et de ces nuits suspendues au poêle et à la bouilloire. Mais les heures de félicité sont toujours rattrapées par les événements, comme si la vie était une trêve.

      https://www.revue-etudes.com/critiques-de-livres/les-abeilles-grises-de-andrei-kourkov/24233

    • « Les abeilles grises » : Andreï Kourkov et l’apiculteur du Donbass
      https://www.ledevoir.com/lire/690888/fiction-les-abeilles-grises-andrei-kourkov-et-l-apiculteur-du-donbass ?

      À Mala Starogradivka, un minuscule village coincé dans la « zone grise » qui sépare l’Ukraine du Donbass occupé par les séparatistes prorusses, il n’y a plus âme qui vive. La guerre qui y fait rage depuis 2014 a fait fuir tout lemonde. Tout le monde, hormis deux « ennemis d’enfance » qui se regardent en chiens de faïence depuis trois ans.

      Tous les deux ont presque 50 ans. D’un côté, il y a Pachka, un retraité précoce et solitaire qui croit qu’après « la guerre tout redeviendra beau. Comme avant. » De l’autre, Sergueïtch, dont la femme et la fille ont pris la direction de la ville depuis quelques années.

      Ancien mineur atteint de silicose, Sergueïtch, le protagoniste — terriblement attachant — du nouveau roman d’Andreï Kourkov, Les abeilles grises, est un apiculteur sans malice qui vivote en s’accrochant à ses bouteilles de ratafia et à ses ruches : c’est tout ce qui lui reste. Lui chez qui la guerre avait fait naître « une certaine incompréhension ainsi qu’une brusque indifférence à tout ce qui l’entourait ».

      À travers de lentes péripéties, à coups de solidarités et de petits verres de vodka, l’immobilisme et la méfiance mutuelle vont faire place chez les deux hommes à un début de complicité, alimenté par la débrouille et un sentiment commun d’impuissance face aux événements.

      Mais nourri aussi par la peur. « La peur, c’est chose invisible, ténue, multiforme. Comme un virus ou une bactérie. » La peur qui flotte dans l’eau qu’ils boivent et dans l’air qu’ils respirent. La peur nourrie à heure fixe par les camps russe et ukrainien qui s’envoient, par-dessus la tête de ces deux irréductibles, des roquettes à travers cette frontière molle changée en ligne de front.

      Andreï Kourkov, né en 1961 à Leningrad, en Union soviétique, est assurément le plus connu des écrivains ukrainiens. S’il vit depuis sa petite enfance à Kiev, en Ukraine, il écrit en russe et revendique avec fierté, et depuis longtemps, son appartenance « politique » à la culture ukrainienne.

      Dans Le pingouin (Liana Levi, 2000), son premier roman, un journaliste au chômage cohabitait avec un manchot après la faillite du zoo de Kiev. Avec son humour en biais et sa poésie, il y faisait un tableau sans concession de l’ex-Union soviétique, livrée à la corruption et au crime organisé. Un sillon fertile qu’il finira par creuser dans plusieurs de ses romans.

      Son nouveau roman, Les abeilles grises, fait bien sûr écho au présent. Mais, fidèle à son habitude, le romancier porte sur toutes choses son regard ironique. Tout est gris, ici, un peu flouté, dépourvu aussi bien de noir et de blanc que de couleurs. Même l’humour noir de Kourkov se charge d’une langueur un peu triste. Son théâtre de l’absurde prend ainsi des airs sombrement réalistes.

      Voulant emmener ses abeilles au calme, loin du bruit des bombes, l’apiculteur entame un road tripinvolontaire, zigzaguant au volant de sa vieille Lada « Jigouli », et nous entraînera des grises étendues de son Donetsk jusqu’à la Crimée tatare ensoleillée, occupée — et corrompue — par les forces russes. Une fois encore, Kourkov déploie sa belle humanité et distribue les clins d’œil moqueurs.

      Comme lorsque dans cette boutique de Crimée, une femme dit à Sergueïtch qu’on se trouve en « sainte terre russe ». Du bout des lèvres, l’apiculteur émet un doute, laisse entendre que les choses dans l’Histoire peuvent s’être passées de mille façons, mais se fait répondre de façon aveugle : « Les choses se sont passées comme Poutine l’a dit […]. Poutine ne me ment pas. »

    • https://www.musanostra.com/abeilles-grises-andrei-kourkov
      https://youtu.be/MVWdcWcQkG0

      De l’abstrait au concret

      Le lecteur alors pardonnera aisément au style ses défauts, sa simplicité apparente, tant l’œuvre gagne en authenticité. Le roman déroule son fil par le truchement de cette vision du monde bien spécifique, profondément pure. Celle d’un homme pratique, décrivant les choses abstraites de manière concrète : « le silence ici était comme une énorme bouteille en verre épais » (p. 85). « le soleil se mit à jouer des rayons comme on joue des muscles » (p. 143). Ou encore, magnifique : « le ciel brillait d’étoiles, un mince croissant de lune se dessinait au milieu d’elles, telle une serpe plantée dans la voûte nocturne » (p. 235), qu’il transpose en métaphore filée à la p. 348 : « le noir océan céleste, où baignaient les étoiles et la lune ».

      Nous sommes ainsi en présence d’un personnage imprégnant l’écriture de sa totale osmose avec la nature. Ainsi la comparaison « cinq jours passèrent, tous identiques, tels des corbeaux », est tout de suite analysée dans son processus créateur par la prise de distance de l’auteur sur sa propre œuvre. La comparaison est souvent considérée comme moins poétique que la métaphore (également présente du reste, flirtant avec l’animalisation. Sergueïtch s’assimilant par exemple à une « abeille égarée dans une ruche étrangère » p. 303 lors des funérailles d’Athem). Mais elle est plus en adéquation avec un apiculteur ancré sur la terre, dans la réalité.
      Un modus vivendi

      Ainsi, en dépit d’un pessimisme latent et d’une fin dont on ne sait bien la fin — rien ne nous sera dit sur l’avenir de plusieurs personnages secondaires mais attachants. S’il est une réponse tout aussi implicite au mal décrit, elle se niche dans des mots que nous pouvons emprunter à Baudelaire : « s’enivrer de vin (nous penserions plutôt ici à la vodka !), de poésie et de vertu ». Car « boire c’est son âme réjouir » selon Pachka (p. 135).

      Danser tel le facteur Pistontchik, constamment ivre et qui demandait aux villageois de danser pour leur distribuer leur courrier (p. 137). Vivre poétiquement, au sein de l’espace le plus poétique qui soit —la nature— pour transcender les aléas d’une réalité maussade. Et promouvoir, enfin, un modus vivendi fondé sur la communion au monde, aux autres, et à soi-même, vertueux, doué de virtù. Une seule règle sans doute à cela : « il faut juste de la patience… » (p. 294)