Du Donbass à la Crimée | Les abeilles grises
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C’est une entreprise vertigineuse que de lire l’ample roman d’Andreï Kourkov, Les abeilles grises, tout en suivant les événements qui se déroulent dans son pays, l’Ukraine. Deux parallèles : l’une qui s’appellerait la fiction, l’autre la réalité, pour tenter de vaincre une autre « irréalité », celle poussée par le Kremlin et sa langue orwellienne.
Kourkov a choisi la fiction, qui permet de rester à égale distance des deux lignes d’affrontement et surtout d’approcher le conflit à hauteur d’homme. Chez son « héros », tout respire la modestie : Sergueïtch est un petit homme, citoyen ordinaire et dernier habitant d’une petite localité, la Mala Starogradivka, où il réside avec son ami/ennemi, Pachka. L’un habite rue Lénine, l’autre rue Chevtchenko, deux pancartes qui vont être interverties pour mieux correspondre à leurs affinités respectives. On est en 2014, au début du conflit dans le Donbass, et la vie d’avant est tenace comme les bouffées d’égoïsme et les vieilles rancunes. Comment se protéger ou planquer ses modestes provisions ? Ces moments où l’on se dit encore, quand une vitre explose dans le voisinage : « qu’importe, ce n’est pas la mienne », où l’on se demande à quoi bon « faire le premier pas » vers l’ami/ennemi auquel on n’adresse plus la parole. Mais un cadavre, qui gît au loin, intrigue, même s’il n’est pas « des nôtres ».
Ces interstices entre paix et guerre ne vont pas tarder à voler en éclats ; ces moments suspendus réduisent peu à peu à l’essentiel sentiments, gestes, décisions. Et, au sein de cet essentiel, figurent les abeilles de Sergueïtch. Elles représentent son vivant à lui, il leur témoigne attachement, respect, soin, compréhension. Il leur faut un peu de chaleur et des fleurs pour produire ce précieux nectar doré qui pourra ensuite être échangé contre l’eau ou un peu de nourriture. Mais les voilà soudainement effrayées par le bruit des obus qui éclatent alentour, puis prisonnières de ces ruches, dont une sera prise « par les autorités » pour de vagues raisons sanitaires, tandis que les autres deviendront grises comme la zone du même nom.
Dans ce parallèle entre le récit du conflit et celui de Kourkov, se glissent mille coïncidences, depuis les échanges par SMS qui se résument à une question liminaire : « vivant ? » et une réponse : « Vivant. » Seule change une ponctuation qui devient existentielle. Les transpositions se font sans même qu’on s’en aperçoive : ce n’est plus seulement le Donbass, mais tout le pays qui est entré dans la bataille que mène en minuscule l’homme et sa ruche. Sa guerre, c’est la nôtre...