« Où commence le vivant et où s’arrête-t-il ? », entretien avec Nastassja Martin
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Dans À l’est des rêves, vous définissez votre anthropologie comme « historique et politique ». À rebours d’une approche totalisante, la votre est ancrée sur le terrain et dynamique, alternant récit et analyse. Historique et politique, donc : qu’est-ce que ça implique, dans votre pratique ?
Il me faut revenir sur la manière dont j’ai été formée. Mon directeur de thèse, Philippe Descola, a été l’élève de Claude Lévi-Strauss. S’il n’a pas repris à son compte la méthodologie structuraliste, il a néanmoins prolongé l’entreprise de symétrisation des manières d’êtres au monde, en travaillant la question des ontologies — dès lors entendues comme plurielles, et dialoguant sur un même plan horizontal — résolument déliée de toute perspective évolutionniste qui nous aurait mené à « l’exception moderne ». Si cette posture théorique fut fondamentale pour l’anthropologie, reconfigurant les coordonnées de départ de la discipline, elle a toutefois contribué à aplanir les trajectoires historiques de chaque collectif. La volonté de symétrisation des manières d’être au monde est une idée politique puissante et nécessaire, mais elle permet difficilement d’aborder les rapports de force entrainés par les histoires coloniales. Et pourtant, on ne peut vraiment pas passer à côté quand on travaille avec des collectifs autochtones !
Comment vous en êtes-vous aperçue ?
C’est ce sur quoi j’ai buté quand je suis arrivée en Alaska en 2009. Je voulais travailler sur l’animisme, qu’on me parle des esprits des animaux, des arbres, de tout ça… Et puis j’ai débarqué. Je me suis rendu compte que ce dont les gens, eux, voulaient parler, c’était des problématiques qu’ils avaient avec l’institution étatique et les entreprises privées dans leurs manières de « gérer l’environnement ». Qu’il était plutôt question de leur confrontation avec la dualité « exploitation des ressources » d’un côté, « protection de la nature » de l’autre. Les pratiques des Gwich’in ne correspondaient ni à l’une ni à l’autre de ces deux facettes du naturalisme qui ont pour conséquences, entre autres, qu’on ne leur reconnaît plus aucuns droits d’usages de chasse et de pêche au sein des parcs nationaux, mais qu’on exploite le pétrole, les minerais et la forêt à l’envi juste à côté de leurs villages. Par ailleurs, ils ont été victimes d’une histoire coloniale très violente, qui a débuté avec l’entreprise de missionarisation des anglicans puis des épiscopaux. C’est donc, assez logiquement, de ce rapport de force avec « l’autre monde », le nôtre, dont ils avaient envie de parler. De leurs luttes pour empêcher les exploitations pétrolières, et des plans de gestion environnementale qui les expulsent de leurs territoires. Ça a été ma première grande claque. Je me suis rendu compte qu’il était complètement obsolète de vouloir travailler sur une autre cosmologie que la mienne, quand ce à quoi je faisais face c’était une histoire coloniale qui perdurait sous la forme de lois qui les empêchent d’accéder aux animaux qui parcourent leur milieu. C’est finalement beaucoup plus tard que la question de l’animisme est revenue, « par la fenêtre », un an après avoir entamé des recherches qui portaient sur l’histoire de la missionarisation, sur l’idée de Nature en Alaska, sur ce qui se passait avec les industriels pétroliers et, aussi, sur ce qu’impliquait la crise climatique, dont on parlait peu à l’époque en sciences humaines.