Michael Sfard , l’un des éminents avocats israéliens spécialisés dans les droits de l’homme, qui s’occupe en grande partie des violations commises par l’État dans les territoires occupés, connaît très bien ce domaine. Comme beaucoup d’avocats et de juristes, il n’est pas pressé de se prononcer sur l’issue du procès. Cela dit, lors d’un entretien dans son bureau [de Tel-Aviv] en début de semaine, il nous a déclaré [rédactions de +972 et de Local Call] que l’Afrique du Sud peut certainement atteindre le degré de preuves requis à ce stade pour des « mesures conservatoires » ordonnant à Israël de cesser les combats à Gaza. Une telle décision pourrait également être rendue pour demander à Israël de rendre compte à la Cour de la manière dont il agit afin de prévenir le génocide et de la manière dont il traite l’incitation au génocide émanant de ses propres dirigeants politiques [déclarations telles que celle du ministre de la Défense Yoav Gallant : « Nous nous battons contre des animaux humains » qui déshumanisent les Palestiniens].
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Michael Sfard : (...) Le plaidoyer de l’Afrique du Sud ne repose pas uniquement sur le fait que certains dirigeants israéliens ont fait des déclarations génocidaires. Elle accuse également Israël de n’avoir rien fait en réaction à ces déclarations : il ne les a pas condamnées, il n’a pas démis de leurs fonctions les personnes qui les ont exprimées, il n’a pas engagé de procédures disciplinaires contre elles et il n’a certainement pas ouvert d’enquêtes criminelles. En ce qui concerne l’Afrique du Sud, il s’agit là d’un argument de poids.
Même si nous n’avons pas entendu le chef d’état-major des Forces de défense israéliennes ou le général du commandement sud dire ces choses, et que nous n’avons pas d’ordre opérationnel disant « Allez détruire Gaza », le fait même que ces déclarations aient été faites par de hauts responsables israéliens, sans sanction ni condamnation, exprime suffisamment l’intention d’Israël.
M.R. : L’Afrique du Sud a également réussi un petit tour de force juridique pour en arriver là, n’est-ce pas ?
Michael Sfard : Oui. La compétence de la Cour est déterminée lorsqu’un différend survient entre les parties au sujet de l’interprétation ou de l’application de la Convention sur le génocide. L’Afrique du Sud a envoyé plusieurs lettres au gouvernement israélien lui disant : « Vous commettez un génocide. » Israël a répondu : « Non, nous ne le faisons pas. » L’Afrique du Sud a alors déclaré : « D’accord, nous avons un différend sur l’interprétation de la Convention. » C’est ainsi qu’elle a obtenu la possibilité d’ouvrir la procédure.
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M.R. : Qui est présent au nom de l’Afrique du Sud ?
Michael Sfard : L’Afrique du Sud [3] a dépêché Dikgang Moseneke, l’ancien juge en chef adjoint du pays, pour être le juge ad hoc de l’Afrique du Sud lors de l’audience. Moseneke, qui est Noir, était un militant anti-apartheid qui a passé dix ans en prison à Robben Island, à l’époque où Nelson Mandela y était également incarcéré.
Le chef de l’équipe juridique sud-africaine est le professeur John Dugard, qui est Blanc et qui était également un opposant au régime. Il a fondé le plus important institut juridique qui a lutté contre l’apartheid dans les années 1970. Il a été rapporteur spécial des Nations unies pour les territoires palestiniens occupés dans les années 2000 – il connaît donc très bien l’occupation israélienne. Et, dans l’intérêt d’une transparence complète, je suis également très ami avec John Dugard. Il a récemment publié une autobiographie dans laquelle il déclare avoir vécu trois apartheids au cours de sa vie : le premier en Afrique du Sud, le deuxième en Namibie et le troisième en Israël et dans les territoires occupés.
Ces deux personnalités se présentent à la CIJ avec un crédit moral important. Il en va de même pour l’Afrique du Sud elle-même : la nouvelle Afrique du Sud se présente comme le fer de lance de la communauté internationale en matière de respect du droit international. C’est peut-être le seul pays au monde qui a fait du droit international un principe constitutionnel.
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Michael Sfard : Il existe quelque chose comme un « état profond » du droit international. Les juristes et les juges écoutent ce que disent les tribunaux importants. Et lorsque la CIJ, également connue sous le nom de Cour mondiale, rend ses décisions, les tribunaux nationaux de la plupart des pays occidentaux en prennent note. Par conséquent, si la CIJ juge qu’il y a un risque de génocide, je peux imaginer qu’un citoyen britannique se tourne vers un tribunal britannique et exige que le Royaume-Uni cesse de vendre des armes à Israël. Une autre implication est qu’une telle décision de la CIJ obligerait probablement le procureur général de la CPI [Karim Khan] à ouvrir sa propre enquête.
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M.R. : Sur un plan personnel, que pensez-vous du fait qu’Israël soit accusé de génocide ?
Michael Sfard : Je viens d’une famille de survivants de l’Holocauste, et le fait même que nous parlions de cela, et que l’accusation ne soit pas sans fondement, me brise le cœur. Mon grand-père, le sociologue Zygmunt Bauman, a écrit sur le syndrome des victimes qui aspirent à devenir des bourreaux, et sur les raisons pour lesquelles des efforts doivent être faits pour empêcher cela. Je crains que nous n’ayons échoué.