Des salons de coiffure aux entrepĂŽts de logistique, de jeunes travailleurs et travailleuses racontent les douleurs physiques qui envahissent leur quotidien.
Par Alice Raybaud
PubliĂ© aujourdâhui Ă 06h15, modifiĂ© Ă 17h04
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DĂ©sormais, chaque matin, LĂ©a Ruiz revĂȘt tout un attirail. Positionner un masque FFP2 sur le visage, enfiler une paire de gants en latex. Sur son agenda personnel, toujours avoir un rendez-vous chez le kinĂ© programmĂ© Ă court ou moyen terme. A 32 ans, elle nâa pas le choix si elle veut allĂ©ger les troubles physiques qui pĂšsent sur elle aprĂšs neuf annĂ©es en tant que coiffeuse.
Les premiĂšres douleurs sont survenues trĂšs tĂŽt, dĂšs ses pĂ©riodes de stage. Dans les salons de grandes chaĂźnes oĂč la jeune apprentie coiffeuse officiait â debout toute la journĂ©e et soumise Ă une « cadence effrĂ©nĂ©e » â, son dos a commencĂ© Ă lui faire mal. Puis ses poignets et ses Ă©paules, Ă force dâenchaĂźner les Brushing coudes relevĂ©s et sĂšche-cheveux Ă la main, et enfin ses jambes, en raison du piĂ©tinement continu. « Au dĂ©but, ça sâen allait, avec du sport ou des sĂ©ances de kinĂ©. Et puis ça sâest installĂ©, et câest devenu des douleurs constantes », raconte LĂ©a Ruiz. A lâorĂ©e de la trentaine, un eczĂ©ma envahit ses mains, abĂźmĂ©es par les shampooings, suivi de violents maux de tĂȘte, liĂ©s Ă lâinhalation quotidienne des produits de dĂ©coloration.
Depuis 2020, elle a quittĂ© lâindustrie des salons de coiffure « Ă la chaĂźne » et a montĂ© une coopĂ©rative avec dâautres collĂšgues, dĂ©cidĂ©s Ă penser une organisation du travail plus respectueuse : Frange radicale, Ă Paris, oĂč les coiffeurs essaient de prendre davantage leur temps pour chaque coupe. Mais la jeune femme traĂźne toujours ces sĂ©quelles physiques, qui sâaggravent dâannĂ©e en annĂ©e. « Je ne vois pas bien combien de temps je vais pouvoir encore tenir comme ça », confie-t-elle.
« Usure prĂ©maturĂ©e »
Dans de nombreux secteurs, en particulier peu qualifiĂ©s, des jeunes travailleurs et travailleuses subissent, avant mĂȘme la trentaine, les impacts prĂ©coces de leur activitĂ© professionnelle. Des domaines comme la logistique, le BTP, la vente, la restauration, lâesthĂ©tique â souvent essentiellement soit fĂ©minins, soit masculins â sont marquĂ©s par un mĂȘme turnover, symptomatique de milieux qui essorent les corps en un temps record.
Si les mĂ©tiers en question sont caractĂ©risĂ©s par une pĂ©nibilitĂ© intrinsĂšque, les jeunes entrants sont particuliĂšrement exposĂ©s Ă ce que les chercheurs appellent une « usure prĂ©maturĂ©e » en raison de la nature des emplois qui leur sont attribuĂ©s. Souvent en intĂ©rim ou en CDD, ils passent en coup de vent, dĂ©couvrant Ă chaque contrat un nouvel environnement de travail, auquel ils ne peuvent sâadapter pleinement. Et oĂč on leur confie souvent les tĂąches les plus harassantes, dont les manutentions les plus lourdes et contraignantes, comme le souligne un rapport du Centre dâĂ©tudes de lâemploi et du travail de 2023.
Marc (qui nâa pas souhaitĂ© donner son nom de famille), ajusteur-monteur de 25 ans, enchaĂźne depuis ses 19 ans les contrats dâintĂ©rim dans des usines dâautomobile et dâaĂ©ronautique. Il a commencĂ© par du travail de nuit, puis des horaires en trois-huit. « Jâai grandi dans une famille monoparentale, tout le temps avec des galĂšres dâargent. Alors, quand jâai vu quâavec ce type dâemploi je pouvais toucher 2 000 euros plutĂŽt que le smic, en tant que non-qualifiĂ©, jâai dit oui direct. Câest un appĂąt pour les jeunes comme moi qui cherchent Ă tout prix Ă sortir de la misĂšre », raconte le jeune homme, passĂ© auparavant par la vente et la restauration, « par dĂ©faut, aprĂšs le refus de [ses] vĆux dâĂ©tudes supĂ©rieures sur Parcoursup ».
Mais avec ses horaires atypiques couplĂ©s au port de lourdes charges et un environnement de travail bruyant, il voit son corps â et son mental â sâĂ©crouler. « Câest comme si jâĂ©tais constamment en retour de soirĂ©e, avec des difficultĂ©s Ă respirer, une arythmie cardiaque, lâimpossibilitĂ© de trouver le sommeil. Ce rythme te dĂ©truit tout », explique Marc, qui souffre aujourdâhui de plus en plus dâune scoliose, et dont les bras et les poignets sont congestionnĂ©s Ă force des gestes rĂ©pĂ©tĂ©s Ă lâusine.
Douleurs et blessures
Concernant en grande partie les plus jeunes, le travail de nuit aggrave tous les impacts physiques. « Certaines expositions, par exemple aux produits dangereux, font davantage de dĂ©gĂąts la nuit, car le corps ne les accueille pas de la mĂȘme maniĂšre, et sâabĂźme plus vite et parfois de maniĂšre durable », observe le chercheur Serge Volkoff, spĂ©cialiste des relations entre lâĂąge, le travail et la santĂ©.
Plus dâun quart des 15-24 ans sont aussi contraints, Ă leurs dĂ©buts, Ă de lâemploi Ă temps partiel. « Or, ce recours au temps partiel les expose aux plus grandes pĂ©nibilitĂ©s physiques et mentales », observe AnaĂŻs Lehmann, doctorante en sociologie, qui rĂ©dige une thĂšse sur les travailleuses de la vente de prĂȘt-Ă -porter. Dans ce secteur, le temps partiel est utilisĂ© pour placer les jeunes aux moments de fortes affluences. « Des pĂ©riodes oĂč elles doivent soutenir une cadence Ă©levĂ©e, debout, avec lâimpossibilitĂ© de circuler correctement dans les rayons ou en rĂ©serve. Nombre dâentre elles se retrouvent avec des Ă©paules bloquĂ©es, des douleurs aux pieds ou mĂȘme des hernies discales », constate la chercheuse.
Ces douleurs et blessures ont dâautant plus de probabilitĂ© de survenir que les jeunes connaissent moins, « du fait de leur inexpĂ©rience, les gestes de prudence, pour bien se positionner et Ă©viter de se faire mal », constate Serge Volkoff. Si bien quâils se trouvent particuliĂšrement exposĂ©s aux accidents graves et mortels au travail : trente-six travailleurs de moins de 25 ans nâont pas survĂ©cu Ă un accident du travail en 2022, selon la Caisse nationale dâassurance-maladie.
Leur statut prĂ©caire â de plus en plus frĂ©quent et long en dĂ©but de carriĂšre â les installe aussi « dans une position de fragilitĂ© qui rend compliquĂ© de sâopposer Ă leur employeur, ou dâuser dâun droit de retrait quand ils se sentent mis en danger », ajoute VĂ©ronique Daubas-Letourneux, sociologue Ă lâEcole des hautes Ă©tudes en santĂ© publique. Lâenjeu de sâextraire de cette prĂ©caritĂ© pousse dâailleurs les jeunes Ă « mettre les bouchĂ©es doubles pour faire leurs preuves, sans pouvoir Ă©couter les premiers signes de dĂ©gradation physique », pointe lâergonome Jean-Michel Schweitzer.
« Si tu ne vas pas assez vite, câest simple, on ne te rappellera pas. Ăa, tu lâas tout le temps en tĂȘte », tĂ©moigne ainsi Pierre Desprez, 26 ans, intĂ©rimaire pendant des annĂ©es dans des entrepĂŽts de logistique, oĂč sa situation ne lui permettait pas de recourir aux gestes ou aux matĂ©riels de protection. « Quand tu as une cadence Ă respecter, tu ne peux pas toujours attendre ton binĂŽme pour porter une charge lourde, alors tu tây mets seul, quitte Ă tâesquinter le dos, explique le jeune homme, titulaire dâun CAP boulangerie et pĂątisserie, secteur quâil a quittĂ© en raison dâune allergie Ă la farine, maladie frĂ©quente chez les boulangers. En ouvrant des cartons, on sâentaillait aussi souvent les mains. Enfiler les gants de protection, puis les retirer, câĂ©tait prendre trop de retard. » Aujourdâhui ouvrier dans la mĂ©tallurgie, Pierre connaĂźt la mĂȘme urgence, traduite dĂ©sormais par des mains « pleines dâĂ©chardes de mĂ©tal ».
« Management du chiffre »
DĂ©buter dans ces secteurs, oĂč la manutention est trĂšs prĂ©sente, ou dans certains mĂ©tiers dâartisanat signifie aussi devoir se plier Ă « une culture de lâeffort et de la souffrance physique, raconte la coiffeuse LĂ©a Ruiz. Plus tu vas te faire mal, plus ce sera dur, plus tu vas ĂȘtre valorisĂ© ». La sociologue Diane Desprat, qui a Ă©tudiĂ© le milieu de la coiffure, a bien constatĂ© que « toute manifestation de douleur chez lâapprentie ou la jeune salariĂ©e y est souvent pensĂ©e comme une maniĂšre dâapprendre le job, avec lâidĂ©e ancrĂ©e que le mĂ©tier “rentre” par le corps ».
Dans la restauration depuis ses 20 ans, LĂ©a Le Chevrel se souvient, lors de ses dĂ©buts comme commis, sâĂȘtre « usĂ©e le dos Ă porter des trucs super lourds, malgrĂ© [son] petit gabarit pour prouver quâ[elle] avai[t] [sa] place ». Aujourdâhui, le corps Ă©puisĂ© bien que toujours passionnĂ©e par le mĂ©tier, « jâessaie de refuser de porter seule tel ou tel Ă©lĂ©ment quâon devrait soulever Ă deux, mais câest mal vu. Tout comme le fait de prendre des arrĂȘts maladie, tabou ultime de notre mĂ©tier », explique la femme de 26 ans.
Elle qui est passĂ©e par de nombreuses structures se rend compte que « bien des choses pourraient ĂȘtre faites de façon plus ergonomique, [sâil y] avait le matĂ©riel adaptĂ©, ou si seulement on se prĂ©occupait de ce qui se passe dans les cuisines ». Mais « personne ne vient nous parler dâergonomie et, quand on voit la mĂ©decine du travail, on nous rĂ©torque que ces douleurs font partie du mĂ©tier, que câest normal », ajoute-t-elle.
Bien souvent, ne pas ĂȘtre permanent dans les entreprises empĂȘche aussi ces jeunes de bĂ©nĂ©ficier dâun suivi prĂ©ventif. « Les directions se disent quâavec le turnover Ă©levĂ©, ces jeunes ne restent pas longtemps, et donc quâelles nâont pas besoin de se prĂ©occuper de leur ergonomie sur le long terme⊠sans comprendre que câest aussi cette pĂ©nibilitĂ© qui renforce le phĂ©nomĂšne de turnover », souligne la chercheuse AnaĂŻs Lehmann.
« MĂȘme en Ă©cole, on nâa toujours pas beaucoup de cours [de prĂ©vention], remarque Lou-Jeanne Laffougere, apprentie paysagiste de 18 ans, qui souffre dĂ©jĂ du dos et des bras. On se dĂ©brouille un peu seuls pour trouver les bons gestes. » Cependant, Serge Volkoff observe que, mĂȘme si la France est toujours « la mauvaise Ă©lĂšve europĂ©enne en termes de pĂ©nibilitĂ© », le sujet de lâusure prĂ©maturĂ©e commence Ă ĂȘtre pris en compte : « Aujourdâhui, des employeurs font vraiment des efforts, des services de santĂ© au travail arrivent Ă ĂȘtre proactifs sur ces enjeux. Ce qui nâest pas toujours simple, car Ă©conomiser les plus jeunes sur les tĂąches les plus pĂ©nibles, par exemple, veut aussi dire moins prĂ©server les anciens. »
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A cela sâajoute un autre phĂ©nomĂšne : les jeunes dĂ©butent dans un marchĂ© du travail aujourdâhui marquĂ© par une forte intensification, guidĂ©e par un « management du chiffre », qui Ă©reinte encore davantage les corps. A 18 ans, CloĂ© commence sa vie professionnelle dans des chaĂźnes low cost dâesthĂ©tique. « Il y avait une pression du “toujours plus” : câĂ©tait du travail Ă la chaĂźne, de lâabattage, oĂč la cliente, qui vient sans rendez-vous, est reine. Avec ce rythme, impossible de bien se positionner pour sâĂ©conomiser, se souvient la Toulousaine de 26 ans. Toutes mes vacances Ă©taient dĂ©diĂ©es Ă me remettre physiquement, je ne pouvais mĂȘme plus aller faire du VTT avec les copains. »
Incidences morales
Bien vite, les consĂ©quences physiques envahissent le quotidien, des douleurs chroniques aux sĂ©quelles liĂ©es Ă des accidents du travail. Le coĂ»t nâest pas uniquement physique. LĂ©a Le Chevrel investit une partie substantielle de son salaire dans de lâostĂ©opathie, des massages, du yoga, ou encore de la literie haut de gamme, « pas par confort, mais par nĂ©cessitĂ© ».
Les incidences sont aussi morales. « Ăa a quelque chose de dĂ©primant de se rendre compte quâon est dĂ©jĂ toute cassĂ©e si jeune », confie LĂ©a Ruiz qui, comme toutes les personnes interrogĂ©es, peine Ă imaginer un horizon professionnel. La sociologue AnaĂŻs Lehmann ajoute : « Les jeunes de mon enquĂȘte rapportent que cette pĂ©nibilitĂ© et ses consĂ©quences en viennent Ă gĂ©nĂ©rer des conflits conjugaux, des tensions personnelles. Mais sans savoir comment trouver une Ă©chappatoire, en raison de leur faible niveau de diplĂŽme. »
Le jeune ouvrier Marc, Ă bout, cherche Ă quitter ce secteur trop pĂ©nible, bien que ce soit « difficile avec seulement un niveau bac ». Il envisage malgrĂ© tout de se lancer dans une formation certifiante pour trouver un emploi de bureau, idĂ©alement dans lâinformatique. Sans perspective pour accĂ©der Ă un emploi moins Ă©reintant, Pierre Desprez, lui, dit Ă©viter de se projeter dans lâavenir : « Parce que, honnĂȘtement, ça me fait trop peur. »
Alice Raybaud