Poser la question de la pertinence contemporaine des critiques anarchistes du marxisme, câest peut-ĂȘtre dâabord se demander ce que nous pouvons en faire Ă une Ă©poque comme la nĂŽtre. Il nâaura Ă©chappĂ© Ă personne que nous vivons au XXIe siĂšcle. Ce que E. Hobsbawm appelle le « court XXe siĂšcle », et qui a commencĂ© avec la PremiĂšre guerre mondiale avant de sâachever avec la dislocation de lâempire dit soviĂ©tique autour de 1990, est Ă©troitement liĂ© aux aventures et surtout aux mĂ©saventures du marxisme puisque cette pĂ©riode correspond exactement Ă ce quâa durĂ© le premier rĂ©gime politique Ă sâĂȘtre rĂ©clamĂ© explicitement de Marx. Or lâanalyse Ă©conomique, sociale et politique ainsi que le type dâĂ©mancipation promus par le marxisme sont ressortis de cette pĂ©riode, Ă tort ou Ă raison, durablement discrĂ©ditĂ©s. De sorte que se demander quelle est lâactualitĂ© des critiques anarchistes du marxisme, câest aussi se demander si ces critiques ne risquent pas de partager le sort de ce dernier. La promotion du marxisme, au cours du xxe siĂšcle, au rang de doctrine officielle, de doctrine dâĂtat a, dans les faits, conduit pour lui Ă une double dĂ©faite : transformĂ© en doctrine dâĂtat et de parti, ce qui a conduit Ă une profonde altĂ©ration de son contenu et de sa visĂ©e Ă©mancipatrice, il a partagĂ© le sort des Ătats et des mouvements politiques auquel il avait Ă©tĂ© associĂ©. Pour les anarchistes, qui furent les premiers Ă la combattre, cette Ă©volution pourrait bien sâapparenter Ă une amĂšre victoire ...
... On peut, pour commencer, et en revisitant Ă grands traits lâhistoire des rapports entre marxisme et anarchisme, montrer, dâune part, que lâattitude de rejet de Marx chez la plupart des anarchistes contemporains, si elle nâest pas toujours raisonnable, a nĂ©anmoins ses raisons historiques et, dâautre part, quâau rebours de lâignorance rĂ©ciproque dans laquelle marxisme et anarchisme sont largement demeurĂ©s lâun vis-Ă -vis de lâautre, il a existĂ© des tentatives thĂ©oriques et pratiques de penser Ă la fois une appropriation anarchiste de Marx et une appropriation marxiste de lâanarchisme.
Lâanarchisme comme anti-marxisme
Si lâon cherche dâabord les raisons historiques pour lesquelles anarchisme et marxisme sont en grande partie demeurĂ©s dans une forme dâignorance mutuelle, et les raisons de la mĂ©connaissance rĂ©ciproque quâentretiennent aujourdâhui la plupart des militants et des thĂ©oriciens de ces deux courants, un retour aux origines sâimpose.
Lâanarchisme est originellement un anti-marxisme. Lâacte de naissance historique de lâanarchisme en tant que mouvement est la scission intervenue au sein de lâAssociation Internationale des Travailleurs (que lâon a coutume de dĂ©signer comme la PremiĂšre Internationale), Ă lâissue de ce quâil est convenu dâappeler le conflit entre Marx et Bakounine â bien que ce conflit nâait fait quâincarner un conflit plus profond au sein du mouvement ouvrier naissant autour de la question de la politique et de lâorganisation et que, bien souvent, Bakounine nâait fait que formuler des critiques qui avaient Ă©tĂ© Ă©laborĂ©es collectivementâŻ.
Le motif de ce conflit, tel quâil se donne Ă voir dans les textes oĂč Bakounine critique Marx, est en effet le suivant : Bakounine, qui ne connaĂźt de Marx que sa personne (quâil goĂ»te assez peu) et le Manifeste communiste, attribue Ă Marx lâintention de faire de lâInternationale une sorte de regroupement de partis politiques participant aux luttes Ă©lectorales et ayant pour but de conquĂ©rir par ce biais le pouvoir au sein des nations oĂč existe un systĂšme reprĂ©sentatif, ce qui impliquerait une feuille de route assez claire pour les prolĂ©taires des diffĂ©rents pays : parvenir Ă un rĂ©gime reprĂ©sentatif, conquĂ©rir le suffrage universel, sâorganiser en parti, gagner les Ă©lections. Câest ainsi quâil interprĂšte la politique des socialistes allemands et lâidĂ©e, exprimĂ©e dans le Manifeste, selon laquelle la classe ouvriĂšre doit se rendre maĂźtresse de lâappareil dâĂtat pour le faire fonctionner Ă son profit, faire disparaĂźtre les oppositions de classe par lâextinction de la bourgeoisie en tant que classe, avant finalement de disparaĂźtre â puisque la raison dâĂȘtre de lâĂtat nâest rien dâautre que la perpĂ©tuation de la domination de classe, une sociĂ©tĂ© sans classes (câest-Ă -dire en lâoccurrence qui nâest plus rĂ©gie par la division entre propriĂ©taires des moyens de production et propriĂ©taires de leur seule force de travail) serait une sociĂ©tĂ© sans Ătat.
La contestation de cette thĂšse politique de Marx va conduire chez Bakounine Ă la contestation dâune thĂšse qui est de lâordre la philosophie de lâhistoire, Ă laquelle la premiĂšre sâarticule, selon laquelle lâhistoire est guidĂ©e par le dĂ©veloppement nĂ©cessaire du mode de production capitaliste vers lâaiguisement des luttes de classes et la concentration de plus en plus forte du capital, qui rend Ă la fois plus nĂ©cessaire et plus aisĂ© le renversement de la domination de la bourgeoisie. Ă ce quâil considĂšre comme une approbation de la nĂ©cessitĂ© historique, Bakounine oppose lâidĂ©e selon laquelle, quand bien mĂȘme les conditions de production et de reproduction de la vie humaine seraient dĂ©terminantes dans le dĂ©veloppement de lâhumanitĂ©, certaines des causes secondaires, comme lâĂtat, peuvent acquĂ©rir une importance plus grande. Câest ce qui sous-tend, philosophiquement, la fameuse proposition sur lâabolition de lâhĂ©ritage dĂ©fendue par Bakounine au congrĂšs de BĂąle de lâAIT en 1869, et combattue par Marx et ses amis : ce droit peut bien nâĂȘtre que le reflet juridique dâun fait Ă©conomique, il nâen a pas moins une importance dĂ©terminante dans le maintien de ce dernier.
La critique adressĂ©e par Bakounine Ă la conception marxienne de lâhistoire est donc double. Dâune part, cette conception minorerait excessivement le rĂŽle du facteur politique dans la marche de lâhistoire. Dâautre part, Marx sanctifierait la marche de lâhistoire. Or, pour Bakounine, quâil y ait des tendances centralisatrices dans lâhistoire ne signifie pas du tout que ces tendances soient objectivement rĂ©volutionnaires ; que la genĂšse du mode de production capitaliste et la centralisation Ă©tatique qui lâaccompagne soient des tendances historiques fortes ne signifie pas pour autant quâil faudrait les approuver, et quand bien mĂȘme elles auraient un caractĂšre inĂ©luctable, on aurait raison de se rĂ©volter contre elles en tant quâelles marquent un progrĂšs dans lâassujettissement des ĂȘtres humains. Dans cet esprit, le fait de rĂ©sister Ă la mise en place de lâusine, ou Ă lâintroduction de machines dans le processus de production, peut ĂȘtre interprĂ©tĂ© comme une forme de rĂ©action de la part de tenants dâun mode de production en voie de disparition. Mais si lâon rompt avec la tĂ©lĂ©ologie historique lourde qui est celle du marxisme, on peut aussi lâinterprĂ©ter comme une dĂ©fense de la libertĂ© contre une forme inĂ©dite et redoutable dâoppression (et aussi comme une dĂ©fense rĂ©ussie des intĂ©rĂȘts des ouvriers du secteur concernĂ©). Il nây a rien dâĂ©tonnant Ă ce que ce soit parmi les libertairesâŻquâon ait pu trouver des auteurs pour rĂ©habiliter le mouvement luddite, que lâhistoriographie marxiste considĂ©rait comme rĂ©trograde parce quâil sâopposait au progrĂšs technique, Ă la mise en place de grandes concentrations industrielles, et in fine Ă la possibilitĂ© dâorganiser en masse la classe ouvriĂšre.
Sâagissant du statut de la politique, Bakounine considĂšre que la saisie du pouvoir dâĂtat par une organisation rĂ©volutionnaire inspirĂ© par le programme (prĂ©sumĂ©) de Marx conduirait Ă lâĂ©mergence dâune nouvelle classe qui administrerait la capital arrachĂ© des mains de la bourgeoisie et opprimerait Ă son tour Ă la fois la classe ouvriĂšre et la paysannerieâŻâ câest souvent ce que lâon dĂ©signe, par une formule problĂ©matique, comme lâ« analyse prophĂ©tique »âŻpar Bakounine de la nĂ©cessaire dĂ©gĂ©nĂ©rescence de lâĂtat ouvrier. Ă cette position politique quâil attribue Ă Marx, Bakounine oppose lâidĂ©e selon laquelle lâInternationale nâest pas un regroupement de partis ayant vocation Ă prendre le pouvoir par les urnes, mais un organe de systĂ©matisation et dâaffirmation concrĂšte de la solidaritĂ© objective, Ă©conomique, qui lie le monde ouvrier. Au sein de cette organisation, explique encore Bakounine, il est naturel, et nĂ©cessaire, que diffĂ©rentes options politiques sâexpriment, que ce soit celle de Marx, celle des amis de Blanqui (le coup dâĂtat opĂ©rĂ© par une petite minoritĂ© dâhommes dĂ©cidĂ©s) ou celle de ce quâil nomme le parti anarchique (lâinsurrection gĂ©nĂ©ralisĂ©e qui anĂ©antit lâĂtat immĂ©diatement, câest-Ă -dire non pas instantanĂ©ment, mais sans mĂ©diation), mais aucune des trois ne doit jamais devenir la position politique officielle de lâorganisation, sous peine que celle-ci ne dĂ©gĂ©nĂšre en un embryon dâĂtatâŻ
On a lĂ une critique de la sĂ©paration du politique et un idĂ©al de rĂ©sorption du politique dans lâĂ©conomique qui seront repris, dĂ©veloppĂ©s et transcrits en acte par le syndicalisme rĂ©volutionnaire Ă la fin du siĂšcle et au dĂ©but du suivant. Avec consĂ©quence, Bakounine sâoppose Ă©galement Ă toute forme de centralisation au sein de lâInternationale. Attribuant Ă Marx le projet de vouloir constituer le Conseil gĂ©nĂ©ral de lâorganisation en une sorte de directoire central, il prĂŽne la libre fĂ©dĂ©ration des sections de lâorganisation et la rĂ©duction de son organe central Ă un simple bureau de statistiques et de correspondance. Câest sur ce point (et non sur un programme anarchiste) que la plupart des sections de lâInternationale sâopposeront au Conseil gĂ©nĂ©ral et quitteront lâorganisation aprĂšs lâexclusion de Bakounine au congrĂšs de La Haye de 1872.
La pertinence contemporaine dâune critique
Pour rĂ©sumer, le conflit politique qui donne naissance historiquement Ă lâanarchisme lĂšgue Ă ce dernier une triple critique dont il sâagit dâinterroger la pertinence actuelle. En premier lieu, une critique de la politique, celle-ci Ă©tant entendue comme une activitĂ© menĂ©e par des spĂ©cialistes et orientĂ©e vers la conquĂȘte du pouvoir par le biais des Ă©lections, Ă quoi est opposĂ©e une antipolitique (et non un apolitisme comme Marx et ses amis tendront Ă le prĂ©tendre), câest-Ă -dire une activitĂ© relative Ă lâĂtat, mais qui vise sa disparition. En second lieu, une critique des organisations comme source possible dâune nouvelle oppression, dâune nouvelle centralisation, dâune nouvelle bureaucratie, critique qui connaĂźtra un prolongement immĂ©diat dans le syndicalisme rĂ©volutionnaire et chez les premiers auteurs qui souligneront la confiscation de la dĂ©mocratie par les partis politiques.
Enfin, une critique de lâordre de la philosophie de lâhistoire en tant quâest refusĂ©e Ă celle-ci tout tĂ©los qui lâorienterait, critique qui permet de comprendre pourquoi lâanarchisme, historiquement, nâa pas seulement survĂ©cu Ă ses dĂ©faites, mais les a transformĂ©es en lĂ©gendes â la Commune, Makhno, lâEspagne libertaire, etc. Ces critiques ne sont encore quâesquissĂ©es chez Bakounine. Sâagissant des organisations, sa position est plus complexe que ce quâil dit de lâInternationale, puisquâil est en mĂȘme temps un grand amateur de sociĂ©tĂ©s secrĂštes, quâil dote de rĂšglements interminables, rĂšglements qui sont loin de constituer lâesquisse dâune sociĂ©tĂ© dĂ©barrassĂ©e de toute forme de domination.
Quant Ă la philosophie de lâhistoire, Bakounine adhĂšre dans lâensemble Ă la conception matĂ©rialiste de lâhistoire telle quâelle se donne Ă lire dans le Manifeste, il en rejette simplement le mĂ©canisme grossier, sans rejeter une certaine tĂ©lĂ©ologie. Sâagissant de la politique, le conflit entre Marx et Bakounine donne lieu Ă un curieux chiasme, oĂč lâauteur qui est censĂ© minorer le rĂŽle des facteurs politiques dans lâhistoire se voit accusĂ© de faire de la saisie du pouvoir dâĂtat lâobjectif essentiel, et oĂč lâauteur qui insiste sur le rĂŽle des facteurs politiques et juridiques dans le dĂ©veloppement du mode de production capitaliste (par exemple au travers de lâhĂ©ritage) tourne le dos Ă toute activitĂ© politique sĂ©parĂ©e ou spĂ©cifique.
Ă ces trois critiques, il faut ajouter une quatriĂšme, qui fut dâabord propre Ă Bakounine en raison de son intĂ©rĂȘt pour les pays nâayant pas dĂ©veloppĂ© dâindustrie. Comme une partie du marxisme aprĂšs lui, Bakounine pointe chez Marx une identification de la classe ouvriĂšre Ă une classe rĂ©volutionnaire par essence, ce qui conduit Ă rejeter comme potentiellement contre-rĂ©volutionnaires des Ă©lĂ©ments de la population comme le Lumpenproletariat, la petite paysannerie ou les jeunes dĂ©classĂ©s. Lorsquâil cherche Ă penser les conditions dâune rĂ©volution dans des pays oĂč lâindustrie et la classe ouvriĂšre en sont encore Ă leurs balbutiements (Russie, mais aussi Italie), Bakounine nâemprunte pas la voie qui consisterait Ă dire que ces pays doivent dâabord se doter dâune classe ouvriĂšre disciplinĂ©e par lâindustrie pour pouvoir envisager une rĂ©volution sociale, il souligne plutĂŽt le rĂŽle qui revient aux masses paysannesâŻet Ă la jeunesse, voire Ă ce qui est dĂ©criĂ© par Marx comme Lumpenproletariat. On retrouvera, plus prĂšs de nous, chez Pierre Bourdieu, une analyse convergente du potentiel rĂ©volutionnaire que recĂšle lâexistence dâ« intellectuels prolĂ©taroĂŻdes » qui ne sont pas parvenus Ă trouver leur place dans un champ dĂ©terminĂ© et que « tout [âŠ] incline Ă mettre au service de lâindignation et de la rĂ©volte populaires leurs capacitĂ©s dâexplicitation et de systĂ©matisation ».
Ces diffĂ©rentes critiques sont aussi intĂ©ressantes parce quâelles entrent en rĂ©sonance avec dâautres dĂ©centrements qui ont marquĂ© lâĂ©poque contemporaine, en particulier lorsquâil sâest agi de revisiter le problĂšme de lâĂtat. Il existe une parentĂ© entre les critiques du marxisme formulĂ©es historiquement par les anarchistes et celles qui ont pu ĂȘtre prĂ©sentĂ©es par des auteurs aussi diffĂ©rents que Michel Foucault et Pierre Bourdieu, notamment dans leur enseignement au CollĂšge de France, lorsquâils ont eu respectivement Ă aborder la question de lâĂtat. On peut Ă©galement signaler les prolongements quâa trouvĂ©s la critique anarchiste dâune certaine philosophie marxiste de lâhistoire chez les anthropologues libertaires Pierre ClastresâŻet David GraeberâŻ.
Bien entendu, il faut apporter Ă cette prĂ©sentation des critiques anarchistes de Marx plusieurs nuances. Tout dâabord, la position qui est attribuĂ©e par Bakounine et ses amis Ă Marx est fortement simplificatrice, et semble souvent sâappliquer aux conceptions des lassaliens et anticiper ce que sera le marxisme de la DeuxiĂšme Internationale. Sur la question politique, Marx a sans doute une position plus complexe, qui consiste Ă prendre en considĂ©ration lâĂ©volution propre Ă chaque pays, prĂŽnant dans certains cas lâorganisation de la classe ouvriĂšre en un parti destinĂ© Ă prendre pacifiquement le pouvoir, mais nâexcluant pas ailleurs que surviennent des rĂ©volutions. Surtout, Marx a oscillĂ©, notamment au moment de la Commune de Paris, sur la question de la saisie du pouvoir dâĂtat par le prolĂ©tariat : tout en continuant Ă suivre les efforts des socialistes allemands pour sâunir en un parti unique, Marx fait lâĂ©loge des prolĂ©taires parisiens qui ont compris que la classe ouvriĂšre, dit-il corrigeant la formule du Manifeste, ne doit pas se contenter de prendre les pouvoirs de lâĂtat tels quâils existent pour les faire fonctionner Ă son profit, mais doit immĂ©diatement les dĂ©truire. Sâagissant de lâorganisation, Marx ne mĂ©prise absolument pas les formes dâorganisation fondĂ©es sur la solidaritĂ© Ă©conomique, il estime mĂȘme quâelles sont le lieu dâune prĂ©figuration de la sociĂ©tĂ© sans classe, lâendroit oĂč les prolĂ©taires peuvent faire lâexpĂ©rience dâun auto- gouvernement. Enfin, si lorsquâil formule de grandes tendances historiques, ou quelque chose comme des lois de lâhistoire (typiquement dans lâavant-dernier chapitre du livre I du Capital Ă propos de la tendance historique de lâaccumulation capitaliste), il est difficile de ne pas considĂ©rer chez lui une forme de tĂ©lĂ©ologie historique, mais il en va souvent autrement dans les analyses quâil propose de conjonctures historiques particuliĂšres. Ces nuances sont Ă la fois importantes et dĂ©risoires : dĂ©risoires parce quâelles seront souvent gommĂ©es par les versions dominantes du marxisme, mais importantes parce que câest prĂ©cisĂ©ment sur elles que pourront sâappuyer certains auteurs et militants pour proposer un rapprochement entre marxisme et anarchisme.
Il faut ensuite souligner que cette hostilitĂ© rĂ©ciproque entre partisans de Marx et partisans de Bakounine, mĂȘme si elle Ă©tait nourrie de mĂ©connaissance rĂ©ciproque, nâallait pas jusquâĂ lâignorance, bien au contraire. Bakounine considĂ©rait, par exemple, que lâon pouvait ratifier la critique de lâĂ©conomie politique contenue dans Le Capital comme une vĂ©ritable critique scientifique (quâil avait dâailleurs commencĂ© Ă traduire en russe). On peut dâailleurs signaler que le premier grand vulgarisateur de lâouvrage Ă©tait un ami de Bakounine, le militant italien Carlo Cafiero, dont lâabrĂ©gĂ© du Capital sâattira les Ă©loges de Marx et dâEngels. Par la suite, les anarchistes ont pu sâapproprier la critique marxienne de lâĂ©conomie politique comme ils sâappropriaient dâautres connaissances scientifiques utiles pour la propagande et la lutte. Bien entendu, cela implique de considĂ©rer quâil est possible de sĂ©parer chez Marx le bon grain de lâĂ©conomie politique de lâivraie de la politique et de la philosophie de lâhistoire, ce qui nâa rien dâĂ©vident.
Enfin, il importe de mentionner les rapprochements qui ont pu ĂȘtre tentĂ©s dans lâhistoire entre marxisme et anarchisme. Maximilien Rubel, Ă©diteur en français de Marx dans la BibliothĂšque de la PlĂ©iade, nâa pas hĂ©sitĂ© Ă voir en Marx un « thĂ©oricien de lâanarchisme », en insistant notamment sur les Ă©crits suscitĂ©s chez lui par la Commune de Paris. Daniel GuĂ©rin, Ă©crivain et militant communiste libertaire, a pour sa part appelĂ© dâune maniĂšre rĂ©itĂ©rĂ©e Ă une appropriation anarchiste du marxisme. Il faut toutefois souligner que ce furent lĂ des cas assez isolĂ©s, au point que certains auteurs marxistes, qui parvenaient Ă des conclusions proches du communisme anarchiste, se sont toujours refusĂ© Ă le reconnaĂźtre. Il faut enfin faire un sort particulier aux situationnistes qui, dans les annĂ©es 1960, proposĂšrent un dĂ©passement original de ce quâils considĂ©raient comme les unilatĂ©ralitĂ©s respectives du marxisme et de lâanarchisme.
Fondamentalement, le dĂ©bat thĂ©orique occasionnĂ© par le conflit entre anarchisme et marxisme a lĂ©guĂ© aux mouvements de lutte contre la domination un projet problĂ©matique : celui de lâauto-Ă©mancipation. Pour cette raison, il importe dâapercevoir que la pertinence des critiques anarchistes du marxisme dĂ©passe largement le contexte immĂ©diat dans lequel ces critiques ont Ă©tĂ© Ă©noncĂ©es. Quâil sâagisse dâidentifier le sujet rĂ©volutionnaire, de comprendre les conditions sous lesquelles une sociĂ©tĂ© dĂ©barrassĂ©e de lâĂtat est possible ou de parer aux reproductions de la domination au sein mĂȘme de ces moyens dâĂ©mancipation que sont censĂ©es constituer les organisations, les problĂšmes pointĂ©s par ces critiques sont encore les nĂŽtres.