Non-dits, confusion et aveuglement
Ce puissant rĂ©flexe de corps â et de classe â pourrait faire sourire sâil nâĂ©tait pas symptomatique des tares du journalisme politique dominant.
De sa futilitĂ©, dâabord, et de sa dĂ©fense Ă gĂ©omĂ©trie variable de « la libertĂ© de la presse ». A-t-on lu ou entendu un mouvement collectif de protestations comparable face au sort des journalistes massacrĂ©s Ă Gaza ? « Au moins 94 journalistes », dont « la majoritĂ© [...] (89) Ă©taient des Palestiniens tuĂ©s par lâarmĂ©e israĂ©lienne », comme on peut le lire dans une lettre signĂ©e dâune trentaine de mĂ©dias internationaux le 29 fĂ©vrier, Ă laquelle seule sâest jointe lâAFP du cĂŽtĂ© des mĂ©dias français, et qui nâa par ailleurs reçu aucun Ă©cho de la part de nos grands indignĂ©s ? Les Ă©ditocrates qui ignorent superbement dâauthentiques combats Ă mener en faveur dâune libertĂ© effective de la presse â et ils ne manquent pas ! â, se mobilisent courageusement pour pilonner quiconque ose se moquer dâune consĆur. VoilĂ qui est « juste et sain » et renforce Ă coup sĂ»r la « dĂ©mocratie ».
De son impudence, ensuite, mĂ©lange de cynisme et dâarrogance : sâestimant outragĂ©es par une pointe sarcastique contre lâune des leurs, les vedettes de la profession nâhĂ©sitent pas Ă sortir le bazooka, les comparaisons injurieuses, les grands mots et les grandes leçons, usant dâune violence et dâune outrance dont ils ne supporteraient pas le quart.
De son aveuglement, enfin, quant Ă ses propres partis pris : ceux de gardiens de lâordre social, qui Ă©pousent lâidĂ©ologie dominante au point de ne pas sâen apercevoir, et dont Nathalie Saint-Cricq, en mission politique permanente, nâest quâun exemple. Certes criant, comme le relevaient il y a peu... des journalistes, Ă lâoccasion de la mobilisation contre la rĂ©forme des retraites :
Ă chaque apparition en plateau, lâĂ©ditorialiste politique de France TĂ©lĂ©visions dĂ©verse sa dĂ©fĂ©rence, plutĂŽt que son indĂ©pendance. Courtiser plutĂŽt quâanalyser, voilĂ la vĂ©ritable honte du service public. Dans quel autre pays peut-on entendre une journaliste expliquer la rĂ©volte populaire par la personnalitĂ© dâun prĂ©sident qui "rĂ©ussit, qui est jeune, qui est diplĂŽmĂ© et qui est riche". [...] Cette dĂ©connexion effarante contribue pleinement Ă la montĂ©e de la dĂ©fiance des tĂ©lĂ©spectateurs envers nos Ă©ditions et Ă©missions dâinformation. [...] Le traitement partisan et orientĂ© parisien nâest plus tolĂ©rable sur nos antennes. Le public est en droit dâattendre autre chose que des opinions de la part de ceux qui sâexpriment au nom de France-tĂ©lĂ©visons. La France est excĂ©dĂ©e par la violence de lâexĂ©cutif macroniste. Ceux et celles qui ne le voient pas, et ne le comprennent pas, nâont rien Ă faire sur les plateaux de la tĂ©lĂ© publique.
PubliĂ© le 28 mars 2023 par la section CGT de France TĂ©lĂ©visions, ce communiquĂ© salutaire â et autrement plus brutal quâune affiche constatant simplement que lâĂ©ditorialiste « vote » â nâavait alors suscitĂ© aucune indignation chez tous les gardiens de lâordre prĂ©cĂ©demment citĂ©s : il est vrai quâil Ă©manait de journalistes, fussent-ils encartĂ©s Ă la CGT.
Manifestement, et câest lĂ le plus amusant de cette affaire, nos Ă©ditocrates ne semblent pas toujours comprendre le « sous-entendu », pourtant fort simple â et difficilement contestable â de lâaffiche : Nathalie Saint-Cricq a des opinions politiques qui, pour nâĂȘtre pas affichĂ©es explicitement par lâintĂ©ressĂ©e, nâen sont pas moins parfaitement identifiables, et clairement opposĂ©es Ă celles dĂ©fendues par LFI.
Exemple avec Gilles Bornstein, qui convoque Manuel Bompard sur France Info le 1er mars, pour lui faire la leçon, six minutes durant, sur lâaffiche de la discorde. LâĂ©ditorialiste se fĂąche tout rouge : « Moi ce que je trouve hallucinant, câest que dâune certaine maniĂšre, vous faites des chasses aux sorciĂšres en fait ! Câest du maccarthysme ! Vous dĂ©signez les bons et les mauvais journalistes ! » Et de lui poser la question, qui suppose que la rĂ©ponse nâa rien dâune Ă©vidence : « Nathalie Saint-Cricq, elle est votre adversaire comme Vincent BollorĂ© ou comme les racistes ?! »
Sur la mĂȘme chaĂźne un peu plus tard, face Ă Manon Aubry, Jean-François Achilli fait Ă©tat de la mĂȘme incomprĂ©hension :
Jean-François Achilli : On a bien compris que vous la classez, notre consĆur, au rayon de quoi ? Des opposants ?! [...] LĂ vous ciblez une journaliste ! [...] Non mais une journaliste ! Je comprends que vous pensiez aux grands patrons qui sont vos ennemis de classe habituels, mais une journaliste de France TĂ©lĂ©visions !
On se permettra de regretter que Manon Aubry nâait pas pu ou voulu expliquer simplement quâen effet, Nathalie Saint-Cricq est une opposante, et mĂȘme une militante politique. Quiconque a dĂ©jĂ subi un de ses Ă©ditoriaux ou sâest infligĂ© une de ses interviews de reprĂ©sentants de La France insoumise [3] dĂ©cĂšlera sans mal le rĂŽle quâelle y joue sous couvert de « contradiction »... et la mission indue quâelle sâarroge : dĂ©crĂ©ter le pĂ©rimĂštre de lâacceptable et disqualifier celles et ceux qui auraient lâoutrecuidance de ne pas vouloir sây soumettre. Mais cela est invisible aux yeux de Jean-François Achilli, pour la bonne raison quâil partage peu ou prou la mĂȘme position sociale [4], les mĂȘmes positionnements politiques... et la mĂȘme illusion que ce positionnement (quâils sâimaginent indĂ©chiffrable) nâa rien Ă voir avec la position quâils occupent.
Câest sans doute ce qui explique que le radicalisĂ© Pascal Praud ou lâautoproclamĂ© macroniste Christophe Barbier [5], pourtant « journalistes » eux aussi, nâont pas trouvĂ© autant de dĂ©fenseurs : la faute Ă leurs partis pris plus assumĂ©s [6]. Sous-entendre que Nathalie Saint-Cricq serait, au fond, faite du mĂȘme bois, voilĂ qui vient fracasser le grand mythe de la « neutralitĂ© » journalistique, nĂ©cessaire Ă la bonne conscience des journalistes pataugeant dans lâidĂ©ologie dominante.
PS : Et pendant ce temps, sur CNewsâŠ
CoutumiĂšre dâattaques ad hominem autrement plus violentes, CNews ne recule devant rien. « Mettre des cibles dans le dos, câest quand mĂȘme assez dĂ©rangeant », feint de sâinquiĂ©ter le prĂ©sentateur Ăliot Deval (2/03). « ExtrĂȘmement malsain », renchĂ©rit Philippe Guibert, avant de partir en croisade contre le « discours populiste [...] de La France insoumise, qui est de dire les pouvoirs mĂ©diatiques sont contre nous ». LâhĂŽpital qui se fout de la charitĂ© ? Il semblerait. Pierre Gentillet : « Quel est le camp politique en France qui attaque les journalistes, qui attaque la presse ? Maintenant, on le sait. Câest clairement lâextrĂȘme gauche . » Et le commentateur de la chaĂźne de la rĂ©alitĂ© alternative de conclure : « Regardez le peu de rĂ©actions mĂ©diatiques par rapport Ă cette campagne ! Si ça avait Ă©tĂ© un autre camp politique, [...] il est Ă©vident que toutes les chaĂźnes de tĂ©lĂ©visions, le 20h de France 2, tout le monde en parlerait en disant que la libertĂ© est menacĂ©e ! »
Maxime Friot, Pauline Perrenot et Olivier Poche