Lâintervention il y a un mois de Judith Butler nâen finit donc pas de produire du remous. Judith Butler a dit « rĂ©sistance » — et pu mesurer ce qui sâen est suivi. AriĂ© Alimi lui rĂ©torque « Ă©thique de la rĂ©sistance ». On a compris le fond de lâaffaire : il va sâagir de juger — donc de condamner. Câest à ça que servait « terrorisme » : Ă produire de la condamnation, dont lâunique fonction est que rien ne puisse ĂȘtre ajoutĂ© derriĂšre elle. Mais « terrorisme » câest du niveau de Macron, BHL ou LĂ©a SalamĂ©. Entre intellectuels, on passera donc par lâĂ©thique et la philosophie morale. Car pour Ă©mettre de la condamnation bien fondĂ©e, il faut disposer dâune norme du juste et de lâinjuste. VoilĂ Ă quoi Alimi ramĂšne Butler. Disons que Judith Butler nâĂ©tait pas entiĂšrement Ă lâabri dâune objection de cette nature. Objectivement, une partie de sa propre philosophie lâappelle. Câest la possibilitĂ© de ce porte-Ă -faux quâAriĂ© Alimi a utilisĂ©e.
La philosophie morale a toute sa dignitĂ©, et la rĂ©flexion Ă©thique son domaine propre, ça va sans dire. Elle devient problĂ©matique quand elle sort de son ordre, comme dirait Pascal, et quâelle entend annexer, ou au moins dĂ©tourner, la lecture dâun Ă©vĂ©nement qui appartient en premiĂšre instance Ă un autre registre, entre autres celui de la philosophie politique.
Il nâest pas fortuit que le mot « Ă©thique » ait prolifĂ©rĂ© ces derniĂšres dĂ©cennies, et nous savons parfaitement Ă quoi cette prolifĂ©ration a servi : Ă une vaste entreprise de dĂ©politisation. Dont le capitalisme nĂ©olibĂ©ral aura Ă©tĂ© le premier lieu, pour ne pas dire le premier bĂ©nĂ©ficiaire. Les entreprises sont Ă©thiques, la finance est Ă©thique ; comme Total, OrpĂ©a a un comitĂ© dâĂ©thique ; notre consommation devrait ĂȘtre Ă©thique, notre tri des dĂ©chets aussi.
Il ne sâagit pas de dire que la philosophie Ă©thique est tout entiĂšre de cette eau de vaisselle. Mais quâil y a un climat intellectuel gĂ©nĂ©ral, et que, mĂȘme Ă distance, la philosophie en enregistre les effets, dans les problĂšmes quâelle choisit de se poser. La pensĂ©e politique Ă©galement. Dont les lignes de rĂ©flexion immĂ©diate sâen trouvent prĂ©-orientĂ©es, sans quâelle en ait toujours grande conscience. Câest pourquoi, le plus souvent, quand nous entendons « Ă©thique », nous devrions dresser lâoreille : il se pourrait quâil y ait du problĂšme absurdement posĂ© dans lâair. Ă lâĂ©vidence, avec lâobjection quâAlimi fait Ă Butler, nous y sommes en plein. Ăa nâest pas tant quâ« Ă©thique de la rĂ©sistance » sonne comme un moyen de gagner sur tous les tableaux — on a dit rĂ©sistance, mais on ajoute quâil faut que ça demeure raisonnable. Câest quâĂ mettre aussitĂŽt le mot « Ă©thique », toute lecture strictement positive, câest-Ă -dire causale, de lâĂ©vĂ©nement se trouve distordue, en fait empĂȘchĂ©e, par rabattement immĂ©diat dans la logique du jugement.
Or il faut dâabord produire cette lecture positive, et la produire jusquâau bout, au moins pour sâĂ©viter le ridicule scolastique du jugement Ă©thique suspendu dans les airs. Il se trouve que, lĂ oĂč on nous rĂ©pĂšte ad nauseam que tout est complexe, cette lecture est non seulement accessible mais tragiquement simple. Elle part de lâhypothĂšse que, parmi les combattants du Hamas le 7 octobre, il nây en avait probablement pas un qui nâavait souffert antĂ©rieurement lâassassinat par IsraĂ«l de ses ĂȘtres les plus chers, qui nâavait tenu dans ses bras le corps dâun enfant, dâun parent, dâun Ă©poux ou dâune Ă©pouse aimĂ©s, dĂ©chiquetĂ©s par les balles ou Ă©crasĂ©s par les bombes. Que fait un individu qui est passĂ© par lĂ ? Il sâengage. Il sâengage dans une cause plus grande que lui, qui dĂ©passe ses propres mobiles, mais qui sâalimente aussi de ces mobiles. Il sâengage parce quâavant de vouloir la libĂ©ration nationale, il a voulu la vengeance. Or la vengeance nâest pas juste, elle nâest pas Ă©thique : elle est la vengeance. Et elle est sanguinaire. Celui qui veut la vengeance est possĂ©dĂ© de rage meurtriĂšre.
En 75 ans, IsraĂ«l a produit de la rage vengeresse Ă lâĂ©chelle dâun pays entier â et lâon prĂ©fĂšre ne pas penser Ă ce que les Ă©vĂ©nements actuels sont en train dây ajouter. On comprend assez bien quâen mettant bout Ă bout tous ces destins brisĂ©s, devenus autant de destins vengeurs, il risque tĂŽt ou tard de sâen suivre des choses terribles. Abominables, possiblement. Et lâon voit au passage, quâil nây a aucun besoin dâinvoquer de lâĂ©thique pour en ĂȘtre horrifiĂ©, ou bien une Ă©thique minimale seulement, du simple respect de toute vie humaine. Car oui, les crimes du 7 octobre nous laissent horrifiĂ©s. On se souvient des derniers mots de Kurz dans Au cĆur des tĂ©nĂšbres : « horreur, horreur ». Et Conrad ne fait pas de lâĂ©thique.
Nous savions que, dans lâordre des opĂ©rations intellectuelles, condamner est radicalement hĂ©tĂ©rogĂšne Ă comprendre, auquel il fait obstacle la plupart du temps. Mais nous voyons que, Ă lâintĂ©rieur mĂȘme des sentiments moraux, condamner se distingue dâĂȘtre horrifiĂ©. On a besoin dâun Ă©quipement Ă©thique somme toute modique, sans grand appareil normatif du juste et de lâinjuste, pour ĂȘtre horrifiĂ©. LâĂ©thique nâest nullement indispensable Ă produire ce quâelle se croit seule Ă mĂȘme de produire : le sentiment dâĂȘtre horrifiĂ©. Ce sentiment ne naĂźt pas dâune rĂ©flexion prĂ©alable sur le juste et lâinjuste. Lâhorreur nâest pas justifiĂ©e ou injustifiĂ©e : elle est lâhorreur.
La grammaire de la justification nâest pas seulement superflue ici : elle est une impasse intellectuelle. Alimi Ă©crit Ă lâadresse de Butler que « la contestation des termes de terrorisme et dâantisĂ©mitisme va dans le sens dâune justification politique et morale des actes du 7 octobre ». Tout est faux dans cette phrase, entendre : tout est absurde, rien nâa de sens, tout est construit de travers â et surtout tout est parfaitement scandaleux. Finalement « terrorisme » nâĂ©tait pas rĂ©servĂ© Ă BHL et LĂ©a SalamĂ©.
Sans surprise, Alimi cite alors Sartre — qui a « justifiĂ© » le septembre noir des JO de 1972. Il aurait dĂ» citer Fanon — que Sartre pourtant a prĂ©facĂ©. Fanon lui ne justifie rien. Il ne fait pas de lâĂ©thique : il fait de la physique dĂ©coloniale. Il dit : voilĂ comment ça va se passer, et voilĂ pourquoi. En dâautres termes, il est matĂ©rialiste. Ătre matĂ©rialiste câest analyser un paysage de forces, saisir comment elles se dĂ©terminent mutuellement, anticiper dans quel sens probable leur rĂ©sultante pourra emmener, et si cette rĂ©sultante ne nous plaĂźt pas rĂ©flĂ©chir Ă lâintervention dâune force supplĂ©mentaire qui nâĂ©tait pas dans le paysage de dĂ©part mais qui pourrait en changer la dynamique dâensemble. VoilĂ ce quâest ĂȘtre matĂ©rialiste.
Le drame de la pensĂ©e Ă©thique câest quâelle est indĂ©crottablement idĂ©aliste et individualiste. Alors elle va en appeler Ă des principes, imaginant quâils ont quelque force propre, et puis Ă lâeffort des individus. Ă leur effort Ă©thique, Ă leur discernement en matiĂšre de juste et dâinjuste. Si quelquâun se sent dâaller donner des recommandations Ă©thiques Ă Gaza en ce moment, quâil nâhĂ©site pas Ă se faire connaĂźtre, on le regarde. Ă dĂ©faut de faire le voyage et comme, inĂ©vitablement, lâĂ©thique, une fois lĂąchĂ©e, prolifĂšre, Alimi en appelle maintenant Ă celle « de lâintellectuelle ». Bien sĂ»r, pour sommer lâintellectuelle de ne plus dire « rĂ©sistance » sans la soumettre Ă une Ă©thique de la rĂ©sistance. On pourrait aussi considĂ©rer que si, par extraordinaire, de lâĂ©thique pouvait trouver sa place dans la situation prĂ©sente, elle devrait davantage ĂȘtre laissĂ©e Ă ceux qui y souffrent et sây battent quâĂ ceux qui regardent Ă distance.
Mais tout ceci respire tellement lâhumanisme bourgeois. Câest un pli, et lui aussi est indĂ©crottable. Alimi reprend de Butler lâidĂ©e que « les moyens que nous utilisons reflĂštent le monde que nous voulons crĂ©er », mais pour lâaffliger lĂ encore dâun recodage Ă©thique dont elle nâa en fait aucun besoin : on peut sâen donner une comprĂ©hension entiĂšrement stratĂ©gique et politique.
Contre la dynamique de la vengeance, il nây a quâun moyen et un seul : lâinterposition dâun tiers — une institution — capable, elle, de produire de la condamnation, mais juridique, et de la rĂ©paration. VoilĂ , non pas le « principe Ă©thique », mais la force Ă faire intervenir dans la situation.
Sous les attendus dâune guerre de libĂ©ration contre un oppresseur colonial, il y a les forces actives de la vengeance. Ce nâest pas lâinvocation de principes Ă©thiques qui pourra les modĂ©rer. La vengeance, câest la rĂ©ciprocitĂ© nĂ©gative chimiquement pure, et contre la dynamique de la vengeance, il nây a quâun moyen et un seul : lâinterposition dâun tiers — une institution — capable, elle, de produire de la condamnation, mais juridique, et de la rĂ©paration. VoilĂ , non pas le « principe Ă©thique », mais la force Ă faire intervenir dans la situation. Or : qui a vu un tiers en Palestine ? Qui a vu de la rĂ©paration ? Typiques de toutes les situations coloniales, les arriĂ©rĂ©s de rĂ©paration sâaccumulent en longue pĂ©riode, 75 ans en lâoccurrence, promettant Ă lâexplosion dâĂȘtre plus violente Ă mesure que le temps passe. Et il faudrait que les Palestiniens se dotent dâune « Ă©thique de la rĂ©sistance » quand ils se soulĂšvent ? Mais dans quel monde vivent les gens qui peuvent dire des choses pareilles ? Le tiers est aux abonnĂ©s absents, et les puissances qui pourraient en tenir lieu ont pris outrageusement parti pour lâoppresseur. Peut-on sâĂ©tonner quâaprĂšs 75 ans les choses tournent mal, parfois mĂȘme quâelles tournent abominables.
On nâen finit peut-ĂȘtre pas aussi vite. On dira par exemple que vouloir Ă tout prix sortir lâĂ©thique de lâanalyse finit par faire oublier ce dont elle est capable. Ă lâimage de cet homme cruellement endeuillĂ© lors des attentats de 2015 Ă Paris, qui a trouvĂ©, on ne sait comment, la force dâĂ©crire « Ils nâauront pas ma haine », et que câest bien lĂ un mouvement Ă©thique, un admirable mouvement de lâĂąme mĂȘme. Et câest vrai, ça lâest. Mais voilĂ , on ne bĂątit pas de la politique sur lâhypothĂšse de miracles individuels. Au reste, dâĂ©vĂ©nements de cette nature, câest le corps politique, transcendant aux individus, qui se charge, avec des moyens normalement orthogonaux Ă la haine et Ă la misĂ©ricorde : les moyens de la justice — non pas de la justice Ă©thique mais de la justice judiciaire. Cette forme dâinterposition qui fait tant dĂ©faut Ă Gaza.
On dira aussi que tout ce propos est incohĂ©rent, puisquâĂ la fin des fins, il prend parti — donc ne tient pas son registre de positivitĂ© jusquâau bout. Câest vrai : il prend parti. Mais selon aucun argument de justification. On prend parti en regardant laquelle des deux colonnes de torts soufferts est la plus grande. On regarde, et la dĂ©cision est vite faite. Finalement, câest simple, simple — et laid — comme une situation coloniale : il y a un oppresseur et il y a un opprimĂ©. Dâaucuns soutiennent quâĂ propos du 7 octobre toute rĂ©flexion devrait partir de « terrorisme ». Non, elle devrait partir de lĂ .
Frédéric Lordon