Calais, « impensé » du projet de loi « immigration »
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Calais, « impensé » du projet de loi « immigration »
Par Julia Pascual (Calais (Pas-de-Calais), envoyée spéciale)
Alors que le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, se rend vendredi dans la ville frontière défendre sa politique migratoire, les associations humanitaires investies dans l’aide aux migrants jugent le projet de loi très éloigné de leur réalité. (...)
Selon les estimations, ils seraient à ce jour environ 1 500 à Calais – originaires du Soudan, d’Afghanistan, d’Erythrée… – à vivoter dans des camps pourtant démantelés toutes les quarante-huit heures. C’est ici que le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, devait se rendre, vendredi 15 décembre. Un déplacement symbolique dans cette ville frontière, alors que le projet de loi sur l’immigration a essuyé une motion de rejet à l’Assemblée nationale quatre jours plus tôt et qu’il doit être étudié en commission mixte paritaire à partir du 18 décembre. A Calais, M. Darmanin devait rencontrer la maire Les Républicains Natacha Bouchart et décorer des policiers et gendarmes « blessés durant des missions de lutte contre l’immigration irrégulière ».
Le délit de séjour irrégulier ? « Ils ne vont pas arrêter 1 500 personnes, ce n’est pas une mesure organisable, estime cependant Amélie Moyart, de l’association d’aide aux migrants Utopia 56. Et puis les gens viennent de pays en guerre où on ne peut pas les renvoyer. » « Comme en période électorale, Calais est un endroit de théâtre, un piédestal pour draguer la droite et faire passer son projet de loi », accuse Juliette Delaplace, chargée de mission « personnes exilées » depuis plus de quatre ans à Calais pour le Secours catholique. Ils sont nombreux à penser que la loi Darmanin ne répond pas à leur problématique, parmi celles et ceux qui côtoient les personnes migrantes dans les campements de fortune de la Côte d’Opale. « Le texte parle beaucoup des étrangers délinquants mais ça ne nous concerne pas », considère Jeanne Bonnet, 25 ans, qui participe à un projet de maison d’hospitalité, La Margelle, ouverte il y a un an à Calais. Ce lieu peut accueillir, pendant un mois et demi maximum, neuf personnes « qui veulent réfléchir sur leur projet, se stabiliser en France ou demander l’asile par exemple ». Jeanne Bonnet est originaire d’un village de Vendée, Montaigu, qui, en 2016, lors du démantèlement de la « grande jungle » de Calais, a vu débarquer des Afghans. Ils ont depuis trouvé du travail et vivent à La Roche-sur-Yon. « Regardons déjà ce qui marche avant de voter une loi », dit-elle.
Le démantèlement de 2016, Claire Millot, 74 ans, s’en souvient aussi. Elle était déjà investie auprès de l’association de distribution de repas Salam, dont elle est aujourd’hui secrétaire générale. « C’est la seule chose qui a marché parce que Bernard Cazeneuve [ministre de l’intérieur de l’époque] avait levé l’application du règlement Dublin pour que les gens demandent l’asile en France. Pendant plus de deux mois, on n’a plus vu personne sur les camps. »
Le règlement européen de Dublin prévoit qu’un demandeur d’asile doit faire étudier sa situation dans le pays qui a enregistré ses empreintes, le plus souvent celui par lequel il est arrivé en Europe. Parmi les candidats au départ vers l’Angleterre, nombreux sont ceux qui fuient les conséquences de ce règlement. C’est le cas de Mohamada (qui n’a pas souhaité donner son nom, comme les personnes citées par leur prénom), un Soudanais de 23 ans qui a ses empreintes en Espagne, et qui ne peut donc pas demander l’asile en France ou en Allemagne. Cela fait deux semaines qu’il s’abrite dans un hangar désaffecté de Calais.
A l’accueil de jour du Secours catholique de Calais, où 900 personnes viennent quotidiennement s’abriter, on aimerait aussi que les procédures de demande d’asile soient facilitées, alors que « cela prend plus d’un mois et demi avant de pouvoir enregistrer sa demande », déplore Juliette Delaplace. Sans compter que, pour le faire, les personnes doivent se rendre à Lille depuis les camps. Plusieurs recours en référé-liberté ont été déposés devant le tribunal administratif pour obliger la préfecture à améliorer ses délais. Wehbe Muhamad, 18 ans, est à l’origine de l’un d’eux. Lui a renoncé à l’Angleterre, mais il désespère de quitter la « jungle ». « Améliorer les conditions d’accueil, l’enregistrement des demandes d’asile, suspendre le règlement de Dublin, ce sont des impensés de la loi “immigration” », dénonce Juliette Delaplace.
« Si je restais en France, je serais toute ma vie sans-abri », redoute Abdulhaman, un autre Soudanais de 23 ans, à Calais depuis trois mois déjà. Avant ça, il a été sous le périphérique parisien pendant trois semaines. « La situation est catastrophique. Et la seule bonne nouvelle du projet de loi, c’est l’interdiction de placer en rétention les mineurs », estime Juliette Witt, 27 ans, de l’association Project Play, qui propose des séances de jeu pour les enfants vivant dans des camps. « Ils sont souvent malades, montrent des signes d’épuisement, et sont très anxieux à propos des violences policières et des traversées », rapporte-t-elle.
Jeudi 14 décembre, ils étaient nombreux à attendre devant les arrêts de bus de Grande-Synthe (Nord), pour gagner les plages autour de Boulogne-sur-Mer (Pas-de-Calais). La météo s’annonçait propice aux traversées. Depuis le début de l’année, environ 29 000 personnes ont rejoint le Royaume-Uni à bord d’embarcations pneumatiques, contre plus de 45 000 en 2022. Dans la nuit de jeudi à vendredi, une soixantaine de personnes ont été secourues alors que leur embarcation se dégonflait et que certaines se trouvaient à l’eau. L’une d’elles est décédée tandis qu’une autre a été transportée à l’hôpital de Calais, en urgence absolue. Par ailleurs, un Soudanais est mort d’un arrêt cardiaque lors d’un autre naufrage, la même nuit. Ceux qui échouent à franchir le pas de Calais devront regagner les campements, détrempés.
Il est arrivé à plusieurs reprises à Olivier Carton, le maire centre gauche de la commune de Dannes, au sud de Boulogne-sur-Mer, de prêter une salle aux naufragés transis. Le temps d’une nuit, pour qu’ils se changent, se sèchent, se nourrissent. Les 1 300 habitants de sa commune ont voté à plus de 64 % pour Marine Le Pen au second tour de l’élection présidentielle, mais, le maire en est persuadé, « ce n’est pas parce qu’on vote une loi d’expulsion que les migrants ne vont pas traverser la mer ».« Si déjà on gagnait une benne à ordures et rien qu’un point d’eau, ça changerait tout » : Claire Millot a appris à avoir des attentes modestes. Autour de 1 000 personnes se trouveraient sur le principal camp de migrants, installé depuis plus de deux ans à Loon-Plage (Nord). Les gens utilisaient les bornes à incendie pour se servir en eau, mais la dernière a été coupée en novembre. C’est ce qui a poussé Pierre Lascoux, un bénévole de Salam de 62 ans, à entamer une grève de la faim, le 22 novembre. Il a déjà perdu plus de 9 kilos. « Manquer d’eau en France, vous imaginez ?, nous interpelle-t-il. En août 2022, un jeune est mort noyé en essayant de se laver dans le canal de Bourbourg [à proximité du campement]. »
Le projet de loi « immigration » ? « C’est drainer l’opinion des Français, qui vivent de plus en plus dans la peur », dit M. Lascoux, qui s’est installé dans une chambre de la maison Sésame, à Herzeele (Nord), un lieu de vie citoyen, qui permet d’offrir quelques jours de répit aux personnes en transit vers le Royaume-Uni. Il y a ce jour-là dans la maison un grand monsieur soudanais, qui porte sur son dos son fils de 15 mois. « Je vais traverser », nous dit-il en descendant l’escalier de la maison, engoncé dans son manteau. Il part sous la pluie. Cela fait des mois qu’il erre en France. Une nuit de traversée, il a été séparé de sa femme et de leurs autres enfants. Eux sont déjà en Angleterre. Lui entend les rejoindre.
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