En affirmant quâil ne fallait pas exclure lâenvoi de troupes occidentales en Ukraine, que les EuropĂ©ens ne devaient pas ĂȘtre lĂąches face Ă Poutine qui, sâil gagnait la guerre en Ukraine, menacerait toute lâEurope, Macron a suscitĂ© des inquiĂ©tudes dans les classes populaires. Au-delĂ des propos dâun politicien en campagne Ă©lectorale, oĂč va la guerre en Ukraineâ
? Celle-ci peut-elle sâĂ©tendre Ă lâEuropeâ
? Quels enjeux se cachent derriĂšre les discours des dirigeants europĂ©ens qui prĂ©tendent faire basculer le continent dans une « â
Ă©conomie de guerreâ
ȉ
?
Les Ătats-Unis et, derriĂšre eux, la France et les Ătats europĂ©ens font dĂ©jĂ la guerre Ă la Russie par procuration. Il y a une rĂ©partition des rĂŽlesâ
: lâUkraine fournit la chair Ă canon, et les puissances impĂ©rialistes occidentales les armes. MalgrĂ© les livraisons dâarmes occidentales, les pertes humaines considĂ©rables et les rafles qui se gĂ©nĂ©ralisent dans le pays pour fournir le front en chair fraĂźche alors que des hommes en Ăąge de se battre fuient la rĂ©quisition, les troupes ukrainiennes sont incapables de reconquĂ©rir les territoires occupĂ©s dans lâest du pays. En face, affichant le mĂȘme mĂ©pris pour la vie des soldats et sâappuyant sur un appareil militaro-industriel hĂ©ritĂ© du passĂ© mais centralisĂ© et vaste, Poutine nâa pas rĂ©ussi Ă conquĂ©rir lâUkraine mais occupe quelque 20â
% de son territoire.
Cette situation est instable et peut Ă©voluer de plusieurs façons. Sans mĂȘme parler dâune rĂ©volte â dont aucune prĂ©misse nâest apparente â des classes populaires russes et ukrainiennes refusant les sacrifices que leurs gouvernements leur imposent, le front peut sâeffondrer du cĂŽtĂ© de lâUkraine, incapable dâaligner autant de soldats que la Russie. LâĂ©volution de la guerre dĂ©pend des choix que feront les deux principaux protagonistes, Poutine dâun cĂŽtĂ©, et les dirigeants de lâimpĂ©rialisme amĂ©ricain, parrains de Zelensky, de lâautre. Chacun, avec ses contraintes et ses objectifs, peut chercher Ă intensifier la guerre ou, au contraire, chercher Ă trouver une issue nĂ©gociĂ©e, peut-ĂȘtre dĂ©jĂ en discussion, qui satisfasse les deux camps. Pour assurer son pouvoir, Poutine doit apparaĂźtre comme un protecteur efficace des intĂ©rĂȘts de la bureaucratie et des oligarques russes. Du cĂŽtĂ© des dirigeants amĂ©ricains, une victoire complĂšte en Ukraine nâest pas vitale, leur domination sur cette ancienne rĂ©publique soviĂ©tique faisant partie des multiples opĂ©rations permettant Ă lâimpĂ©rialisme le plus puissant de maintenir sa suprĂ©matie et de dĂ©velopper les affaires de ses capitalistes. Sâils ont eu jusquâĂ prĂ©sent toutes les raisons de poursuivre une guerre menĂ©e avec la peau des Ukrainiens, un changement du rapport de force pourrait les pousser Ă trouver un accord qui gĂšlerait les frontiĂšres sur les lignes de front actuelles. Pour les prochains mois, les choix amĂ©ricains sont en outre conditionnĂ©s par la rivalitĂ© entre Trump et Biden, et, derriĂšre eux, les appareils politiques du Parti rĂ©publicain et du Parti dĂ©mocrate, pour accĂ©der Ă la Maison-Blanche.
Dans cette affaire, Macron et les dirigeants europĂ©ens ne sont que des seconds couteaux, obligĂ©s de sâadapter Ă la situation engendrĂ©e par la guerre en Ukraine pour dĂ©fendre les intĂ©rĂȘts de leurs capitalistes respectifs.
Poutine rĂ©agit aux pressions de lâimpĂ©rialisme
Lâoffensive de Poutine contre lâUkraine en fĂ©vrier 2022 Ă©tait une rĂ©action prĂ©visible aux pressions grandissantes des puissances impĂ©rialistes pour prendre le contrĂŽle, Ă©conomique et politique, des pays issus de lâĂ©clatement de lâUnion soviĂ©tique. Si Poutine a dĂ©clenchĂ© lâinvasion, les puissances impĂ©rialistes ont provoquĂ© lâenchaĂźnement qui lây a poussĂ©. Entre 1999 et 2004, les anciennes DĂ©mocraties populaires et les trois Ătats baltes ont intĂ©grĂ© lâOTAN, cette alliance militaire dirigĂ©e par les Ătats-Unis. LâOTAN dispose dĂ©sormais de nombreuses bases militaires, de milliers de soldats, dâavions, de canons, de tanks, aux frontiĂšres mĂȘmes de la Russie.
En fĂ©vrier 2014, aprĂšs les Ă©vĂ©nements du MaĂŻdan, le renversement du prĂ©sident pro-russe Ianoukovitch et deux dĂ©cennies dâoscillations entre la Russie et lâOccident, lâUkraine a fini par basculer du cĂŽtĂ© occidental. Lâalignement immĂ©diat du nouveau pouvoir ukrainien derriĂšre lâimpĂ©rialisme amĂ©ricain a poussĂ© Poutine Ă passer Ă lâoffensive pour dĂ©fendre les intĂ©rĂȘts des privilĂ©giĂ©s russes, au profit de qui il avait restaurĂ©, dans les annĂ©es 2000, un appareil dâĂtat puissant. La russophobie active des nouveaux dirigeants de Kiev a servi de prĂ©texte au rattachement de la CrimĂ©e Ă la Russie et Ă la sĂ©cession du Donbass pro-russe. Ă partir de 2014, les Ătats-Unis ont pris en main lâarmĂ©e ukrainienne, la finançant massivement, lui fournissant armes, drones, munitions, formant et encadrant soldats et officiers. Le New York Times vient de rendre public ce qui Ă©tait cachĂ© au grand publicâ
: la CIA disposait depuis 2014 de douze bases en Ukraine, aux frontiĂšres avec la Russie.
Cette mainmise politique et militaire des Ătats-Unis sur lâUkraine accompagnait une mainmise Ă©conomique des financiers occidentaux sur les riches terres agricoles ukrainiennes, sur les entreprises clĂ©s encore Ă©tatisĂ©es, la grande distribution, le secteur bancaire et dâautres industries. La guerre en cours accĂ©lĂšre la transformation de lâUkraine en une semi-colonie du capital occidental.
Depuis dix ans, la politique de Poutine en Ukraine est donc une rĂ©action de dĂ©fense du chef des bureaucrates russes, pour ne pas laisser la bourgeoisie des pays impĂ©rialistes les rĂ©duire Ă la portion congrue. En dĂ©pit de leur brutalitĂ© et de la dictature quâils exercent contre leur propre population, Poutine et ses gĂ©nĂ©raux ne menacent pas « â
la sĂ©curitĂ© de lâEuropeâ
», pour reprendre la formule de Macron. Ă lâinverse, ce sont plutĂŽt les puissances impĂ©rialistes qui apparaissent comme une menace pour la sĂ©curitĂ© de lâĂtat russe. Ce qui est dâailleurs le cas pour celle de tous les Ătats de la planĂšte qui, sans ĂȘtre eux-mĂȘmes des puissances capitalistes dĂ©veloppĂ©es, ont les moyens dĂ©mographiques, militaires, Ă©conomiques de ne pas se soumettre purement et simplement aux diktats et aux intĂ©rĂȘts des maĂźtres du monde capitaliste.
Ătats-Unisâ
: les limites de la guerre avec la peau des Ukrainiens
Au dĂ©but de la guerre, les dirigeants occidentaux Ă©taient prudents. Macron sâexclamait alorsâ
: « â
Il ne faut pas humilier la Russieâ
», et prĂ©tendait jouer les mĂ©diateurs. Les dirigeants occidentaux rĂ©pĂ©taientâ
: « â
Il nâest pas question de dĂ©ployer des troupes de lâOTANâ
» (secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral de lâOTAN, mars 2022), car « â
Nous ne sommes pas en guerre avec la Russieâ
» (Macron, 2 mars 2022). Ces dirigeants prĂ©tendaient avoir des lignes rouges infranchissablesâ
: « â
pas de livraison de charsâ
», puis « â
pas de livraison dâavions de combatâ
». Ils ont franchi ces lignes rouges les unes aprĂšs les autres.
Aujourdâhui, malgrĂ© leurs dĂ©nĂ©gations, tous les pays qui livrent des armes Ă lâUkraine ont des formateurs et des conseillers militaires sur place. La dĂ©claration de Macron a eu le mĂ©rite de lever le voile sur cette prĂ©sence. Sâils ne rendent public aucun chiffre, les Ătats-Unis disposent de plusieurs milliers de ces conseillers militaires. Comme le formule un haut fonctionnaire amĂ©ricain, citĂ© par le New York Timesâ
: « â
Est-ce quâils appuient sur les gĂąchettesâ
? Non. Est-ce quâils contribuent au ciblageâ
? Absolument.â
»1 Aux conseillers militaires, il faut ajouter les agents de la CIA. Dans lâarticle dĂ©jĂ citĂ© du New York Times, on apprend que sous la prĂ©sidence de Trump, qui affirme pourtant aujourdâhui vouloir retirer les forces amĂ©ricaines dâEurope, les effectifs des bases de la CIA en Ukraine ont Ă©tĂ© multipliĂ©s par dix.
Mais des conseillers militaires, mĂȘme trĂšs nombreux, ne remplacent pas des soldats en premiĂšre ligne capables dâappuyer sur les gĂąchettes. Or les difficultĂ©s de Zelensky et de lâappareil dâĂtat ukrainien Ă remplacer les troupes mises hors de combat en premiĂšre ligne, ou Ă©puisĂ©es aprĂšs deux ans de guerre, sont de plus en plus Ă©videntes. La corruption ne frappe pas que lâarmĂ©e russe. Les ventes de passe-droits pour Ă©viter lâenrĂŽlement aux enfants des privilĂ©giĂ©s et lâenrichissement trop visible des profiteurs de guerre ont conduit Zelensky Ă limoger un grand nombre de ministres et de hauts gradĂ©s ces derniers mois. Cette corruption Ă grande Ă©chelle, comme les rafles des agents recruteurs, contribuent Ă dresser la population la plus modeste contre cette guerre et ceux qui en profitent.
La crainte dâun effondrement du front dans les prochains mois prĂ©occupe les Ă©tats-majors occidentaux. « â
Sans lâaide amĂ©ricaine, un effondrement en cascade le long du front est possible cette annĂ©eâ
», alertait un officier amĂ©ricain citĂ© par le New York Times Ă la mi-mars. Cette crainte est dĂ©sormais relayĂ©e dans les mĂ©dias grand public, surtout sous lâangle de la faiblesse des livraisons dâarmes et de munitions occidentales Ă lâUkraine. Cette campagne mĂ©diatique est en partie destinĂ©e Ă justifier lâaccĂ©lĂ©ration de la production dâarmes et le passage de lâEurope Ă une « â
Ă©conomie de guerreâ
» dont Macron et la plupart des dirigeants europĂ©ens se font les champions. Elle est Ă©galement destinĂ©e Ă peser sur les discussions qui se dĂ©roulent au sein mĂȘme de lâappareil dâĂtat amĂ©ricain, sur fond de la campagne prĂ©sidentielle oĂč Trump et le camp rĂ©publicain font campagne sur le thĂšme « â
Le Maine avant lâUkraineâ
» et sur lâopportunitĂ© de poursuivre lâaide amĂ©ricaine Ă lâUkraine.
Les hésitations américaines sur fond de campagne présidentielle
Dans un article de la revue du dĂ©partement dâĂtat, Foreign Affairs, intitulĂ© « â
Espionnage et art politiqueâ
»2, le directeur de la CIA, William J. Burns, plaide pour le maintien de lâaide amĂ©ricaine. Ă ceux, du cĂŽtĂ© des rĂ©publicains, qui affirment que lâaide militaire Ă lâUkraine coĂ»te trop cher et envisagent un repli, il rĂ©pondâ
: « â
ReprĂ©sentant moins de cinq pour cent du budget de dĂ©fense amĂ©ricain, il sâagit dâun investissement relativement modeste, avec des retombĂ©es gĂ©opolitiques importantes pour les Ătats-Unis et des retombĂ©es notables pour lâindustrie amĂ©ricaine.â
» Il ajouteâ
: « â
Maintenir le flux dâarmes placera lâUkraine dans une position plus forte si une opportunitĂ© de nĂ©gociations sĂ©rieuses se prĂ©sente. Si les Ătats-Unis se retiraient du conflit Ă ce moment crucial et cessaient leur soutien Ă lâUkraine, ce serait une erreur historique.â
» Le chef de la CIA considĂšre que les retombĂ©es politiques et matĂ©rielles pour les capitalistes amĂ©ricains valent bien quelques dizaines de milliards de dollars, lâĂtat amĂ©ricain nâayant pas, Ă ses yeux, de comptes Ă rendre pour les centaines de milliers de victimes russes ou ukrainiennes ou pour la destruction de tout un pays.
Pour les Ătats-Unis, la guerre en Ukraine et la rivalitĂ© avec la Russie de Poutine ne sont que lâun des nombreux points chauds dans leur lutte permanente pour la suprĂ©matie mondiale et le maintien de lâordre impĂ©rialiste. Ce conflit sâajoute aux guerres engendrĂ©es partout par la politique amĂ©ricaine, en particulier pour garder le contrĂŽle du Moyen-Orient, et Ă la rivalitĂ© Ă©conomique agressive avec la Chine, qui peut se transformer Ă tout moment en affrontement militaire. Du point de vue du maintien de la suprĂ©matie amĂ©ricaine, la rivalitĂ© avec la Chine compte plus que lâavenir de lâUkraine.
En tout Ă©tat de cause, il serait hasardeux de chercher Ă prĂ©voir lâattitude dâun Trump de retour Ă la Maison-Blanche. Les politiciens amĂ©ricains en campagne ont plusieurs fois annoncĂ© le retrait de leur engagement dans tel ou tel conflit, sous prĂ©texte dâun redĂ©ploiement de leurs troupes ou du retour Ă un certain isolationnisme, avant de mener une tout autre politique au pouvoir. Obama avait ainsi promis en 2011, juste avant que la guerre civile ne fasse exploser la Syrie, le retrait des troupes amĂ©ricaines dâIrak et du Moyen-Orient. Trump rĂ©pĂšte quâil veut retirer les troupes amĂ©ricaines dâEurope et laisser les pays europĂ©ens supporter seuls le coĂ»t de la guerre contre la Russie. En pleine campagne prĂ©sidentielle, les rĂ©publicains ont bloquĂ© la reconduction de lâaide militaire Ă lâUkraine, contribuant Ă la rĂ©duction des livraisons dâarmes. Trump au pouvoir aura Ă choisir entre ses promesses de campagne, sa dĂ©magogie isolationniste et les nĂ©cessitĂ©s du maintien de la domination amĂ©ricaine sur le monde.
NĂ©gocier avec Poutine ou intensifier la guerreâ
?
Nous lâavons affirmĂ© maintes foisâ
: les dirigeants des puissances impĂ©rialistes ne souhaitent pas la chute de Poutine, et encore moins la dĂ©stabilisation de lâappareil dâĂtat russe, qui libĂ©rerait des forces centrifuges incontrĂŽlables sur de vastes territoires. Poutine et les dirigeants impĂ©rialistes collaborent depuis plus de dix ans en Syrie pour Ă©craser les milices islamiques que leurs guerres successives, en Afghanistan pour les deux camps, en Irak pour les Occidentaux, ont fait surgir. LâarmĂ©e russe joue un rĂŽle de gendarme irremplaçable en Asie centrale et dans le Caucase. Lâattitude compatissante des dirigeants amĂ©ricains, lors du terrible attentat contre une salle de concert prĂšs de Moscou, revendiquĂ© par la branche de lâĂtat islamique dite du Khorasan (selon le nom perse dâune ancienne province centrĂ©e sur lâactuel Afghanistan), a rappelĂ© que la guerre nâempĂȘche pas la collaboration.
Depuis deux ans, les discussions entre Poutine et les dirigeants amĂ©ricains nâont sans doute jamais cessĂ©. Dans lâarticle dĂ©jĂ citĂ©, Burns, le directeur de la CIA, raconte quâil a Ă©tĂ© envoyĂ© en fĂ©vrier 2022 Ă Moscou par Biden, pour tenter de convaincre Poutine et ses conseillers de renoncer Ă lâinvasion. En vain car, dit-il, « â
Ils surestimaient largement leur propre position et sous-estimaient la rĂ©sistance de lâUkraine et la dĂ©termination occidentale.â
» Deux ans plus tard, les rĂ©alitĂ©s de la guerre ont fait bouger les lignes. Poutine nâa pas rĂ©ussi Ă conquĂ©rir lâUkraine, mais lâarmĂ©e ukrainienne, armĂ©e par les Occidentaux mais aux troupes usĂ©es, est en difficultĂ© pour contenir sa poussĂ©e.
Le temps des « â
nĂ©gociations sĂ©rieusesâ
», pour reprendre la formule de Burns, est-il en vueâ
? Les Occidentaux vont-ils au contraire augmenter le nombre de leurs conseillers militaires en Ukraine et intensifier les livraisons dâarmesâ
? Sont-ils capables de produire massivement ces armes avant que les troupes russes nâenfoncent les lignes de frontâ
? Et, surtout, quelle sera la rĂ©action des classes populaires ukrainiennes face Ă lâenrĂŽlement forcĂ© et Ă une nouvelle loi de mobilisationâ
? Cela fait partie des nombreuses interrogations que les experts des plateaux de télévision formulent, sans avoir de réponse.
Au fond, les dirigeants des pays europĂ©ens, qui subissent depuis le dĂ©but les multiples bouleversements, en particulier Ă©conomiques, engendrĂ©s par la politique amĂ©ricaine en Ukraine, nâont pas plus de rĂ©ponse. Contraints de sâaligner derriĂšre les dĂ©cisions amĂ©ricaines, ils tentent de se mettre en ordre de bataille, chacun au service de ses propres capitalistes. Chacun vise Ă prendre la plus grosse part du marchĂ© de la guerre et des futurs marchĂ©s de reconstruction. Le marchĂ© de la reconstruction de lâUkraine a Ă©tĂ© lâobjet de deux confĂ©rences internationales, alors mĂȘme que la guerre fait toujours rage. Quant Ă lâindustrie de lâarmement, dĂ©jĂ nourrie par la multiplication des guerres dans le monde, les dirigeants europĂ©ens sâemploient Ă la dĂ©velopper encore davantage en organisant le passage Ă une « â
Ă©conomie de guerreâ
».
« â
LâĂ©conomie de guerreâ
», jackpotâ â pour les industriels et les banquiers
Dans toute lâEurope, depuis deux ans, les budgets consacrĂ©s aux commandes de matĂ©riels de guerre ont partout explosĂ©. En 2023, lâĂtat français a passĂ© des commandes pour un montant exceptionnel de 20 milliards dâeuros. Sous le premier quinquennat de Macron, la moyenne annuelle Ă©tait de 15 milliards, contre moins de 10 milliards sous Hollande. Lors de sa derniĂšre confĂ©rence de presse, le 27 mars, SĂ©bastien Lecornu, ministre des ArmĂ©es, a dressĂ© la liste des commandes en attente de livraisonâ
: 2 milliards dâeuros pour Safran, 3 milliards pour le missilier MBDA, 4 milliards pour Naval Group, 5 milliards chacun pour Airbus Defence and Space, Airbus Helicopters, Dassault, 6 milliards pour Thales, etc. Lecornu est arrivĂ© Ă un total de 34 milliards dâeuros de commandes en cours. Câest NoĂ«l tous les jours pour les marchands dâarmes. Ce montant est supĂ©rieur aux deux plans cumulĂ©s de coupes budgĂ©taires dĂ©cidĂ©s par Bruno Le Maire pour 2024 et 2025. Il reprĂ©sente le coĂ»t de la construction de cent hĂŽpitaux neufs.
Mais le problĂšme des chefs de lâarmĂ©e, câest quâentre la commande et la livraison le dĂ©lai est trop long. Les industriels prennent les commandes mais tardent Ă les honorer. Les raisons avancĂ©es sont multiplesâ
: capacitĂ© de production insuffisante, manque de travailleurs formĂ©s, manque de matiĂšres premiĂšres, manque de piĂšces dĂ©tachĂ©es, concurrence entre les producteurs, concurrence entre lâindustrie civile et lâindustrie militaire. MĂȘme si les cadences ont Ă©tĂ© augmentĂ©es â le temps de production dâun canon Caesar serait ainsi passĂ© depuis le dĂ©but de la guerre en Ukraine de 30 Ă 15 mois, le nombre de canons produits chaque mois est passĂ© de 2 Ă 8 â les capitalistes ne se sont pas prĂ©cipitĂ©s pour rĂ©aliser les investissements trĂšs coĂ»teux nĂ©cessaires pour augmenter significativement la production. Et, surtout, il en va de lâindustrie militaire comme de tous les secteurs de lâĂ©conomie capitalisteâ
: faute de planification, parce que les Ă©tapes de la production sont morcelĂ©es entre une multitude de sous-traitants rĂ©partis partout sur la planĂšte, et qui fournissent des industriels concurrents, produire dans les dĂ©lais la quantitĂ© commandĂ©e est une gageure. Lâindustrie de lâarmement se heurte aux mĂȘmes obstacles que lâindustrie automobile, confrontĂ©e il y a deux ans Ă une pĂ©nurie de semi-conducteurs. Les fournisseurs vendent en prioritĂ© au plus offrant, quâil soit du secteur militaire ou pas. Lâanarchie de lâĂ©conomie capitaliste nâĂ©pargne pas le secteur militaire.
Pour pouvoir forcer la main aux diffĂ©rents industriels, ou leur faciliter la tĂąche, le gouvernement a rĂ©inscrit dans la derniĂšre loi de programmation militaire la possibilitĂ© dâimposer des rĂ©quisitions « â
de personnels, de stocks ou dâoutils de productionâ
». Ainsi le 27 mars, entourĂ© dâune brochette dâofficiers et du directeur gĂ©nĂ©ral de lâArmement, Lecornu a menacĂ©â
: « â
Pour la premiĂšre fois, je nâexclus pas dâutiliser ce que la loi permet au ministre de faire, câest-Ă -dire, si le compte nây Ă©tait pas en matiĂšre de cadence et de dĂ©lais de production, de faire des rĂ©quisitions ou de faire jouer le droit de priorisation.â
»
AccĂ©lĂ©rer le tournant vers cette Ă©conomie de guerre est lâun des objectifs des postures guerriĂšres de Macron. Au lendemain des dĂ©clarations de son patron, Lecornu a prĂ©cisĂ© les pistes dâores et dĂ©jĂ envisagĂ©esâ
: « â
Des entreprises françaises vont crĂ©er des partenariats avec des entreprises ukrainiennes pour produire sur le sol ukrainien des piĂšces dĂ©tachĂ©es, peut-ĂȘtre mĂȘme des munitions demain.â
» Il souhaite crĂ©er « â
une alliance stratĂ©gique de production industrielle et militaire avec lâUkraine, en envoyant sur le terrain des experts en armement et des industriels de la dĂ©fense3â
». Si lâenvoi massif de troupes françaises et europĂ©ennes en Ukraine nâest sans doute pas Ă lâordre du jour Ă court terme, lâinstallation sur le sol ukrainien des capitalistes de lâarmement est en route. Ils pourront profiter dâune main-dâĆuvre qualifiĂ©e sous-payĂ©e, tout en Ă©tant au plus prĂšs des champs de bataille pour ajuster leurs matĂ©riels.
Quelle que soit lâĂ©volution de la guerre en Ukraine, la guerre est une rĂ©alitĂ© que les classes populaires paient dĂ©jĂ . En Russie et en Ukraine, elles la paient avec leur sang et en subissant des coupes drastiques dans les quelques budgets sociaux encore en place. En Ukraine, avec la mise sous tutelle des entreprises publiques ou des ressources du pays par des capitalistes occidentaux. Elles la paieront pendant des dĂ©cennies sous la forme du remboursement de la dette de guerre. Dans les autres pays europĂ©ens, elles la paient par la militarisation des budgets, car les Ătats occidentaux paient rubis sur lâongle les industriels de la guerre qui construisent les engins livrĂ©s en Ukraine, avant de prĂ©senter la note Ă ce pays. Elles la paient encore par la militarisation des esprits. Aucune paix ne sera possible tant que rĂ©gnera lâimpĂ©rialisme.