Le premier long-métrage de l’actrice et réalisatrice Paola Cortellesi, une histoire d’émancipation féminine dans l’Italie machiste de l’après-guerre, a rempli les salles et suscité d’intenses débats. Il entre en résonance avec le féminicide de Giulia Cecchettin, 22 ans, qui a indigné tout le pays.
Par Allan Kaval (Rome, correspondant)
Publié aujourd’hui à 04h30
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L’Italie a accueilli son premier film comme si elle l’avait attendu depuis toujours. La grande actrice populaire – et désormais réalisatrice – Paola Cortellesi, 50 ans, le dit elle-même : Il reste encore demain a touché dans la société italienne « une corde tendue, un nerf à vif ». Depuis sa sortie en Italie, le 26 octobre, le film a été vu par 4,4 millions de spectateurs dans la Péninsule, soit plus qu’Oppenheimer, de Christopher Nolan, et que Barbie, de Greta Gerwig.
Situé dans la Rome de 1946 encore marquée par la guerre, et à l’aube de la naissance d’une république où les femmes auront le droit de vote, C’è ancora domani est une histoire d’émancipation. Dans ce drame ponctué de moments d’humour qui sortira en salle en France le 13 mars, Paola Cortellesi incarne le personnage de Delia, une mère de famille pauvre déterminée à prendre sa liberté malgré la violence brute de son mari et celle, plus insidieuse, qu’instille la domination masculine dans tous les recoins de la société.
Le film est aussi une histoire d’entraide entre deux générations de femmes, celle de Delia et celle de sa fille, qu’elle sauve in extremis d’un destin comparable au sien. Tourné à Rome, en noir et blanc, dans le quartier du Testaccio, encore populaire dans l’après-guerre, il est parcouru de références au néoréalisme italien, avec des incursions dans le domaine de la comédie. « Entre le sujet et la forme, le projet n’avait pas de quoi rassurer les producteurs et les distributeurs… Mais travailler sur cette histoire était une urgence ! », confie la réalisatrice.
Paola Cortellesi a commencé dans les années 2000 comme humoriste à la télévision. Elle s’illustrait alors par ses imitations de célébrités dans des programmes de grande écoute, puis a enchaîné les rôles dans des comédies populaires à succès qui lui ont valu de prestigieux prix. Il y a une dizaine d’années, elle s’est mise à exercer ses talents de scénariste, avant de préparer son passage derrière la caméra.
Le succès d’Il reste encore demain a gonflé au fil d’un automne au cours duquel son sujet est entré en résonance avec une actualité tragique. Depuis la mi-novembre, l’Italie est profondément marquée par le féminicide d’une étudiante de 22 ans, Giulia Cecchettin, tuée par son ex-compagnon. L’âge de la victime et du tueur, le milieu de classe moyenne dont ils sont issus, leur profil de jeunes gens ordinaires avaient rapidement attiré l’attention médiatique. L’affaire a pris une tout autre dimension quand la sœur de la victime, Elena, a décidé de faire de son deuil une tribune pour dénoncer publiquement les causes structurelles des violences faites aux femmes.
A la suite de sa prise de parole, a commencé au sein des médias, des familles, des couples d’Italie une grande conversation sur les conséquences du patriarcat et ses racines profondes. Le film rencontre cette lame de fond et lui donne plus de force encore. On va le voir, on va le revoir et on le fait voir. « Il reste encore demain crée un court-circuit émotionnel entre les époques, entre deux moments d’émancipation, qui le rend très contemporain et l’a fait rencontrer un puissant mouvement souterrain dans la société italienne », estime Paola Malanga, directrice artistique de la Fête du cinéma de Rome, où le film a reçu trois prix dont celui de la critique et celui du public.
« Il est devenu le symbole d’un tournant dans le discours sur les violences de genre, d’une prise de conscience en cours », juge pour sa part Francesca Maur, secrétaire nationale du collectif Donne in rete contro la violenza, qui regroupe des associations de soutien aux femmes victimes de violence partout en Italie. « Pour nous Paola Cortellesi est une alliée importante », explique-t-elle.
Un cinéma populaire et politique
Dans tout le pays, Il reste encore demain devient un objet d’intérêt public, et les enseignants emmènent leurs classes le voir au cinéma. Comme à Bari, dans les Pouilles, où la municipalité y a envoyé les élèves des collèges et lycées. A Lodi, en Lombardie, un entrepreneur anonyme a acheté quatre cents billets qu’il réserve aux jeunes de la ville. « J’ai compris que le public avait trouvé dans l’histoire de Delia un encouragement à discuter, à parler, à se souvenir, à pointer du doigt les choses qui se passent quotidiennement et qui ne vont pas dans les rapports entre hommes et femmes », raconte Paola Cortellesi.
Pour la figure tutélaire du féminisme italien, Lea Melandri, 82 ans, le succès du film tient aussi à la dose de légèreté que la réalisatrice, venue de la comédie, lui a insufflée. « Il reste encore demain n’arrive pas comme un coup de poing dans le ventre. Paola Cortellesi l’a créé avec une vraisemblance, une légèreté et une ironie qui en font un film populaire susceptible de porter son message plus loin », juge-t-elle. Avant de noter : « Elle a pris un thème qui relevait d’une avant-garde et a permis à tout le monde de s’en emparer : c’est révolutionnaire. »
Selon Gian Luca Farinelli, directeur de la cinémathèque de Bologne, Paola Cortellesi a renoué le fil d’une tradition perdue du cinéma italien : « Paola est une actrice célèbre et très aimée, qui parvient à parler à tout le pays. Le succès de ce film nous invite à croire de nouveau à l’idée d’un cinéma capable de représenter tout le monde et de redevenir un instrument de discussion fondamental pour l’Italie. »
En 2018, à la cérémonie des David di Donatello, l’équivalent italien des Césars, Paola Cortellesi avait pris la parole pour dénoncer les racines culturelles des violences faites aux femmes. Reprenant un texte de l’écrivain et sémiologue Stefano Bartezzaghi, elle évoquait le changement de sens qui s’opérait lorsque l’on passait un terme du masculin au féminin : de courtisan à courtisane, de masseur à masseuse, d’homme de la rue à femme de la rue.
L’actrice avait alors voulu montrer que les origines des discriminations et des violences se trouvaient dans le langage même, et appeler à une meilleure éducation à l’égalité dans les écoles. « Rien n’a changé depuis ce discours, regrette-t-elle. Il y a un problème culturel à la source de la violence qui a tué Giulia, et il doit être résolu par l’éducation. Je pense toujours que notre pays a besoin de révolutionner les programmes scolaires pour assurer une formation suivie sur les questions d’égalité entre les genres. »
Appel à Giorgia Meloni
En novembre, dans un entretien à l’édition italienne de Vanity Fair, la réalisatrice a lancé un appel à la présidente du conseil italien, Giorgia Meloni, et à la secrétaire du Parti démocrate (centre gauche), Elly Schlein, à collaborer pour mettre en œuvre une politique ambitieuse de prévention scolaire contre les féminicides et les violences de genre. Le sujet est sensible dans un pays où les groupes d’intérêts conservateurs sont puissants et où l’éducation sexuelle n’est pas au programme des écoles.
« Avoir une femme à la tête du gouvernement et une autre femme à la tête du plus grand parti de l’opposition, c’est une première historique pour l’Italie et une grande réussite pour les femmes, affirme Paola Cortellesi. Qu’elles travaillent ensemble au moins sur ce sujet qui les concerne toutes les deux. » Les deux dirigeantes se sont déclarées prêtes à rencontrer la réalisatrice, sans pour autant s’engager sur des actions communes. « Le tournant culturel prendra des années, mais il y a eu un tournant dans la conscience des citoyens, estime la réalisatrice. Maintenant, il ne faut pas que cette petite flamme s’éteigne. »